Tribune
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Publié le 8 Avril 2014

Intellectuels, juifs, et de langue française

Tribune de Sandrine Szwarc, publiée dans le hors série des Études du CRIF anniversaire des 70 ans du CRIF

Le  CRIF a publié un recueil de textes en hommage au 70e anniversaire du  CRIF, qui a été offert aux invités lors du 29e Dîner de l’institution. Ce recueil est composé de trente articles rédigés par des intellectuels, écrivains, journalistes, sociologues, philosophes... Nous reproduisons ci-après le 25e article de ce recueil : la tribune de Sandrine Szwarc, Enseignante à l’Institut universitaire d’Etudes Juives Elie Wiesel de Paris, Journaliste.

« Intellectuels juifs » : deux termes accolés qui fascinent mais qui agacent aussi. Qui sont-ils réellement ?

Quand Georges Clemenceau employa le néologisme d’« intellectuels » dans un article paru dans L’Aurore, le 23 janvier 1898, tandis que l’affaire Dreyfus déchirait la France, il désignait les gens de lettres qui utilisaient leur notoriété, acquise par leurs écrits, pour s’engager en faveur de la révision du procès.

Incontestablement, le premier intellectuel fut Émile Zola dont l’investissement dans l’Affaire a été rendu populaire par son célèbre « J’accuse », publié peu de temps auparavant dans le même célèbre quotidien. L’intellectuel se définissait alors à la fois comme l’homme d’une cause, mais aussi comme celui qui influençait l’opinion, permettant d’espérer dans l’avenir. Plus tard, parmi les antidreyfusards et dans le cadre de leur propagande, l’intellectuel devenait synonyme de désordre, de remise en question de l’ordre public, et de trahison. Par défaut, sa figure la plus emblématique était alors celle des hommes de lettres de confession juive comme Bernard Lazare, André Spire ou Edmond Fleg, dont l’engagement en faveur du capitaine Dreyfus marqua un tournant dans leur carrière. Ils furent considérés comme les précurseurs des intellectuels juifs.

Ce n’est qu’après 1945 que la définition prendra pleinement son sens, entre la réaction à la destruction des Juifs de France et l’espoir suscité par la création de l’État d’Israël. Le foyer intellectuel juif au cours du XXe siècle se déplaçait ainsi de l’Allemagne (autour de la célèbre Académie des sciences du judaïsme, la Wissenschaft des Judenthums , avec des érudits comme le néokantien Hermann Cohen ou Franz Rosenzweig, auteur de l’Étoile de la rédemption)avant la Shoah à la France après.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en effet, après la tentative d’extermination du judaïsme, de nombreux penseurs juifs développèrent dans l’Hexagone une expérience intellectuelle inédite. Elle fut connue sous le nom d’École de pensée juive de Paris.L’École d’Orsay et le Colloque des intellectuels juifs de langue française illustrèrent cette expérience marquante de la vie culturelle juive en France après la Shoah. Avec l’École Gilbert Bloch, créée à Orsay en 1947 par Robert Gamzon, dit Castor Soucieux de son nom de totem, le même qui fonda les Éclaireurs israélites quelques années auparavant, débutait un nouveau type d’enseignement qui visait à renouveler les élites du judaïsme français. Elle prit fin avec la fermeture de l’école dans les années 1970. De 1957 à 2007 se tinrent quarante et un Colloques des intellectuels juifs de langue française de haut niveau, proposés sur des thèmes le plus souvent liés à l’actualité. Ils reposaient sur le commentaire des textes de la Tradition juive et leurs questionnements. Au contraire des intellectuels qui avaient délaissé leur judéité en se prétendant penseurs de l’universel, ces penseurs juifs avaient trouvé le remède à cette dualité entre universalisme et judaïsme en opérant un glissement de l’affrontement à l’émulation. Ils renouèrent avec leur tradition pour s’imposer dans le dialogue contemporain, créant une véritable réconciliation entre leur judéité propre et l’universalisme à la fois leur et autre. En initiant un mouvement de réconciliation identitaire et en se rapprochant des valeurs religieuses, morales et culturelles du judaïsme, le Colloque des intellectuels juifs de langue française les inséra dans une pensée universelle et permit d’inscrire le judaïsme dans le grand débat des cultures occidentales. Revers de l’histoire, le monde chrétien fut pris à témoin de cette évolution car dans ce courant de civilisation judéo-chrétienne, la présence de penseurs protestants et catholiques à ces colloques permit au judaïsme, qui avait toujours été en marge, de s’intégrer à la tradition humanitaire occidentale. Les intellectuels chrétiens furent notamment la caution de la portée universelle des sources juives.

S’intéresser à cette étape historique, encore – et c’est étonnant – largement méconnue mais dont s’observe un début d’intérêt dans les études juives, permet de définir le rôle des intellectuels juifs. Loin de n’être que des intellectuels de religion juive, ils furent des penseurs dont la conscience juive était affutée quel que soit leur degré de pratique. Alors que dialoguait ensemble l’éventail pluriel représentant la judaïcité française – ashkénazes ou séfarades, femmes ou hommes, croyants, agnostiques ou athées, hommes de science ou politiciens, écrivains, professeurs et poètes, rabbins ou philosophes, sionistes et/ou pro-palestiniens, hébraïsants ou pas –, les intellectuels entraient dans le débat sans qu’un courant particulier ne puisse monopoliser la réflexion. Leurs noms résonnent encore aujourd’hui avec admiration : Edmond Fleg, André Neher, Vladimir Jankélévitch, Emmanuel Levinas, Léon Askenazi, Raymond Aron, Albert Memmi, Eliane Amado-Levi Valensi, Jean Wahl, Jean Halperin, et tant d’autres qui nous ont quittés, sans oublier de mentionner Bernard-Henri Levy, Alain Finkielkraut ou l’ancien Grand rabbin de France Gilles Bernheim qui participèrent à ces rencontres. Ce faisant, le Colloque des intellectuels juifs de langue française et les penseurs qui lui donnaient son identité particulière permirent d’évacuer l’idée d’un judaïsme comme différence, pour laisser place à la conscience juive comme composante de l’universel. Le pari était osé, mais il fut réussi grâce à la personnalité des intellectuels, pourtant si diverse, qui le constituait. De cet engagement des intellectuels juifs, Paul Ricœur, dans son livre La Mémoire, l’histoire, l’oubli, dit ceci : « Donner accès à un problème universel à la faveur de l’exception que constitue la singularité de l’existence juive. »

L’immigration en Israël des principaux penseurs juifs animateurs de ce courant après la guerre des Six Jours, en 1967, comme André Neher, Eliane AmadoLévy Valensi ou Léon Askénazi, ainsi que la crise du modèle intellectuel, tel qu’il s’était mis en place après la Seconde Guerre mondiale, entamèrent le déclin du Colloque des intellectuels juifs à la fin des années 1970. Par la fin des enjeux idéologiques, la notion d’intellectuel français s’était amoindrie face à des débats contingents qui n’avaient plus rien de commun avec les grands projets de société qui se heurtaient auparavant. Les problèmes ontologiques qui opposaient des visions du monde différentes avaient disparu. Parallèlement, le citoyen parvenait à penser sans intermédiaire, n’ayant plus besoin de mentor qui réfléchisse pour lui. Ainsi, la figure de l’intellectuel, auparavant admirée, s’en est trouvée affectée et délaissée. Il n’est d’ailleurs pas rare aujourd’hui d’y voir une connotation péjorative, « l’intello » ayant des préoccupations éthérées loin du sens commun pratique. Est un intellectuel un personnage médiatique que l’on voit à la télévision ou que l’on entend à la radio.

Avec la tenue du dernier Colloque des intellectuels juifs de langue française, en 2007, s’est éteinte une expérience d’une richesse encore peu appréhendée qui avait permis la naissance d’un type d’intellectuel inédit, à la fois juif et universel. La pluralité d’initiatives culturelles juives qui se déploient dans la France du XXIe siècle laisse augurer que le modèle se réinvente et qu’il trouvera, espérons-le, prochainement une place de choix dans les réflexions liées aux questionnements contemporains.