Tribune
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Publié le 2 Septembre 2014

Gérard Rabinovitch: «Confondre terrorisme et résistance, c’est confondre deux mentalités de combat»

Propos recueillis par Edouard Launet, publié dans Libération le 29 août 2014

Le chercheur Gérard Rabinovitch dénonce la «confusion lexicale», et au-delà politique, entre les deux termes. Un amalgame entretenu depuis la Révolution française. Aujourd’hui, ce qui est terrorisme pour les uns peut être résistance pour les autres, et inversement. Le chercheur Gérard Rabinovitch, dont les travaux sont au confluent de la philosophie politique, de l’histoire et de l’anthropologie freudienne, s’inquiète de cette confusion lexicale. Il en a analysé les origines et pointé les effets sur la société humaine dans un récent ouvrage.

Depuis quand parle-t-on de terrorisme et de résistance ?

L’usage du mot «résistance» remonte au milieu du XIIIe siècle. Au XVIe siècle, il prend une connotation politique. Avec la Révolution française, il se sédimente dans l’expression «droit de résistance à l’oppression» incluse dans la Déclaration des droits de l’homme de 1789 et dans celle de 1793. Le terme de «terreur», une peur extrême qui paralyse, on le trouve déjà chez Corneille. Puis il prend le sens de peur collective pour briser une population, en désignant l’ensemble des mesures d’exception et de liquidation instaurées entre la chute des Girondins [juin 1793, NDLR] et celle de Robespierre [juillet 1794]. Le terme de «terrorisme» désigna la politique de terreur de cette période, pointant l’emploi systématique de la violence pour atteindre un but politique, et celui des actes de violence qu’une organisation exécute pour impressionner une population et créer un climat d’insécurité. Quant à son inclusion dans la langue universelle, elle se fit à l’occasion de l’attentat de la rue Saint-Nicaise visant Bonaparte, perpétré par des chouans le 24 décembre 1800. Un baril explosif à mèche posé sur une carriole attachée à une placide jument constitua le modèle séminal de la voiture piégée. Il manqua sa cible, mais tua 22 personnes et en blessa une centaine.

«Terrorisme» et «résistance» sont donc entrés dans la sémantique politique moderne à la même période, mais à deux moments distincts de la Révolution. «Résistance» s’inscrit avant l’élimination des Girondins, «Terreur» est le fruit du Comité de salut public jacobin.

Comment le sens de ces termes a-t-il évolué ensuite ?

Pour la notion de résistance, tout est simple. Elle appartient à la logique interne éthico-politique antityrannique, congruente à l’humanisme de l’élan révolutionnaire de la première époque. Sa scène fondatrice : l’épopée biblique de la sortie de la servitude en Égypte. Son modèle pratique : les «codes» éthiques de combat en valeur absolue, acquis durant la Seconde Guerre mondiale.

Pour la notion de terrorisme, tout se complique. Pour la supposée sauvegarde de la Révolution, les robespierristes reprennent à leur compte les attributs de la tyrannie identifiée par Aristote. Dans ce retournement, la tyrannie, pourvu qu’elle serve le dessein révolutionnaire, cesse d’être ce à quoi résister, blanchie par l’idéologie qu’elle est censée servir. Si la résistance sui generis fait objection, obstacle, à la libido dominandi, la terreur, signal anticipé de la politique à venir de ses tenants, contredit de facto l’horizon émancipateur de tout projet de libération. Associée en réhabilitation à la perspective révolutionnaire, la terreur honnie regagne une légitimité scélérate. Elle revient en héritage chez les «attentateurs» anarchistes du XIXe siècle qui glisseront du «tyrannicide» strict à la négligence méprisante des victimes collatérales, puis à l’anonymat de victimes en masse en finalité attentatoire ; chez les nationalistes divers ; chez les bolcheviques - appel à la «terreur en masse» contre les ouvriers grévistes antibolcheviques.

«Terrorisme» et «résistance» auraient dû se définir selon une logique ordinaire d’opposition et d’exclusion, à l’instar, par exemple, de «barbarie» et «civilisation». Ça s’est embrouillé. Pire, un adage d’un relativisme inconséquent a pris consistance : que le terrorisme pour les uns est la résistance pour les autres, ou inversement. Un «asile d’ignorance» aurait pu en dire Spinoza, qui dispense d’en identifier des critères distinctifs. En valeur de minimum éthique partageable pour l’espèce humaine… Lire la suite.