Tribune
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Publié le 19 Août 2014

L'antisémitisme, Made in France (2014)

Par Marc Knobel

Historien, directeur des Etudes au CRIF

Publié le 17/08/2014 dans le Huffington Post

 

 

Depuis plusieurs années, dans le domaine brûlant de l'antisémitisme, nous vivons au rythme des pitreries récidivistes de quelques illuminés, de mots obscènes, d'indignations sélectives, d'hurlements et d'agressions caractérisées.

Mais, les violences s'intègrent dans un schéma plus général, comme un pli qui débute lors de la seconde Intifada. Une violence antijuive déferle alors de façon quasi simultanée en France et dans toutes les démocraties occidentales. Depuis, d'autres agressions ont secoué la communauté juive, ponctuellement, régulièrement, durablement, faisant des lieux de culte et d'écoles, des fidèles, de certains responsables ou membres de la communauté, autant de cibles vulnérables.

Citons à cet égard ce seul chiffre et il est effrayant: près de 8000 actes antisémites (violences et menaces) ont été recensés depuis le 1er octobre 2000, conjointement par le ministère de l'Intérieur et le Service de protection de la communauté juive. Posons alors quelques questions.

L'hostilité à l'endroit des Juifs ne se serait-elle pas développée chez des jeunes qui vivent dans des quartiers dits sensibles et qui, discriminés sont aussi en quête d'identité? Ces jeunes ne s'identifient-ils pas aux Palestiniens, qu'ils pensent "venger " lorsqu’ils s'en prennent aux Juifs?

Bref, le conflit israélo-palestinien joue-t-il un rôle essentiel? Ou bien, ne serait-il pas aussi quelque part un (faux) prétexte qui a fait sauter et de façon durable le tabou de l'antisémitisme? Enfin, les islamistes font-ils des banlieues défavorisées le lieu préféré de diffusion de leurs pseudo-thèses? Pour répondre à toutes ces questions, nous posons ici trois hypothèses de travail afin de tenter de comprendre ce qu'il en est de l'antisémitisme.

Premièrement

 

Rappelons que l'antisémitisme a conquis son droit de cité planétaire en août 2001, à Durban, en Afrique du Sud, lors de la Conférence de l'ONU contre le racisme, la xénophobie et l'intolérance. Le conflit israélo-palestinien, qui n'avait pourtant rien à y faire, a occupé tous les participants. On a mis Israël au ban des nations et des manifestants ont défilé en scandant: "One Jew, one bullet" (un juif, une balle), slogan repris du "One settler, one bullet" (un colon, une balle) des années d'apartheid. C'est ainsi qu'à Durban, l'antisémitisme s'est dépouillé de sa gangue raciste pour s'énoncer dans la belle langue de l'antiracisme, selon le philosophe Pierre-André Taguieff. "Les israéliens", ces "racistes", dit-on et répète-t-on à l'envie, surtout et avant tout à l'extrême gauche, qui fait de ce conflit sa raison d'être. Depuis, le processus de "nazification" d'Israël poursuit tranquillement sa route. C'est ainsi que "l'orgie" militante fonctionne et se rassasie de ce conflit lointain. Il devient l'épicentre de tout, la cause de tous les mots et maux de et dans notre société. Et, pour se défaire de ce que certains pensent être la quintessence du mal, il faudrait forcément mettre à mort Israël (et pourquoi pas aussi... les Juifs?)

 

Deuxièmement

 

Des individus sont animés par un sentiment d'hostilité à Israël, exacerbé par la médiatisation d'affrontements au Proche-Orient. Ceci facilite (le sentiment d'hostilité) donc leur projection dans un conflit, qui à leurs yeux, reproduit semble-t-il des schémas d'exclusion et d'échec dont ils se sentent eux-mêmes victimes en France. Expliquons.

Certains d'entre eux éprouvent des difficultés dans l'accès à l'emploi, ils ont le sentiment d'être relégués socialement et de subir des discriminations. Toutes ces raisons (et bien d'autres) se conjuguent pour conférer à la cause palestinienne une position centrale. Et l'ultra médiatisation du conflit joue un rôle prépondérant. En 2000 déjà, Mehdi Lallaoui, réalisateur, figure du mouvement associatif, militant dans les banlieues depuis plus de trente ans et figure de la Marche pour l'Égalité organisée en 1983, l'explique fort bien: "Pour moi, c'est une identification dans un monde de l'image. Ces jeunes gens voient des affrontements très violents à la télé; ils se sentent solidaires et, par amalgame, s'attaquent à des symboles juifs, à défaut de cibles israéliennes", déclare-t-il avec justesse.

Quant à Malek Boutih, ancien Président de SOS Racisme (1999-2003), il a cette observation très intéressante: "Les jeunes ont un discours déstructuré. Ils glissent très vite de l'antisionisme à l'antisémitisme, d'Israël à Juifs." Avec lucidité donc, des militants associatifs répètent que l'on ne doit pas importer le conflit sur le territoire national et que l'on ne saurait viser des lieux de culte de la communauté juive (pas plus que de la communauté musulmane). Ils lancent aussi un avertissement, parce qu'ils pressentent que les agressions pourraient se développer.

D'ailleurs, en quoi aide-t-on la cause palestinienne lorsqu'en France, de petits voyous dans les rues de Paris ou de Sarcelles veulent assiéger ou incendier une Synagogue? La cause palestinienne s'en trouvera-t-elle encouragée, fortifiée? Bien sûr que non. Alors, n'y aurait-il pas là d'autres raisons? N'y aurait-il pas une sorte de "culture" de l'antisémitisme dans certaines banlieues?

Cette question est difficile, nous en convenons. Mais, certains jeunes sont nourris au lait acide de l'antisémitisme, ce qui de fait facilitera le passage à l'acte. Ils s'en prennent ainsi à des cibles juives (écoles, lieux de cultes, magasins, particuliers, etc.). Dans un récent entretien (Le Figaro, 4.08.14), l'essayiste Pascal Bruckner l'explique. "Pour la première fois, soixante-dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, on a vu des jeunes gens crier «morts aux juifs» en plein Paris. C'est une scène qui fait froid dans le dos. Pourtant, je crois que le conflit israélo-palestinien n'est qu'un prétexte. Manifester pour la Palestine est parfaitement légitime, mais pourquoi casser des abribus? C'est un cri de haine et de rage, non seulement contre Israël, mais contre la France, à laquelle ils ne se sentent pas intégrés; ils ne sont ni de France ni d'ailleurs.

Ils sont des proies idéales pour l'islam radical. Des imams finiront par enflammer ces foules de déshérités, de chômeurs, qui n'ont pas de culture propre et ne cherchent qu'une cible pour exprimer leur rage. Place de la République, le 27 juillet, les manifestants ont fait leur prière de rue par terre, ce qui veut dire très clairement: là où sont des musulmans, là est la terre d'islam. Les prières de rue sont interdites, il a fallu que Marine Le Pen le dise pour que nos politiques réagissent, cadeau formidable fait au Front national."

 

Troisièmement

 

Justement, dans notre dernier ouvrage (Haine et violences antisémites, une rétrospective 2000-2013, Berg International Editeurs, 2013, 350 pages) nous évoquons cette gêne des politiques et des médias, embarrassés à l'idée de dénoncer les actes antisémites sous prétexte que certains auraient pu être commis par des musulmans. Il s'agit là d'un point particulièrement compliqué, certes susceptible de susciter une polémique. En ce qui nous concerne, nous pensons que, quand un individu agit au nom d'une religion, d'une identité ou d'une idéologie pour porter préjudice à un individu en raison de sa religion, de son identité ou de son idéologie, le public doit en être informé. Mais nous tenons à éviter tout amalgame. Il serait en effet particulièrement choquant de faire porter à la communauté arabo-musulmane de France les violences commises par DES individus. Des brebis galeuses, il y en a partout, nous ne le répéterons jamais assez.

 

Ceci étant dit. Que se passe-t-il?

 

On ne peut reprocher à des musulmans de soutenir la cause palestinienne. Chacun est libre d'exprimer son point de vue, de soutenir une cause et d'affirmer une solidarité. Disons-le alors clairement: le conflit israélo-palestinien est fortement ancré chez les musulmans qui s'identifient aux "opprimés", donc aux Palestiniens, qui toutes proportions gardées, les renvoient aux discriminations dont ils sont ou pensent être l'objet en France, depuis des décennies. Ils réagissent donc dès lors qu'il est question de ce conflit, bien plus qu'ils ne s'intéressent ou s'émeuvent d'autres conflits ou des musulmans ont été ou sont massacrés férocement (quelquefois par d'autres musulmans): l'Irak, la Tchétchénie, le Cachemire, la Bosnie, la Syrie...

Il suffit de comparer: combien de manifestations ont-elles été organisées pour la Syrie et pour Gaza? Mais cette focalisation n'est-elle pas excessive? Disons-le d'emblée, il y a un risque lorsque l'on quitte le terrain du débat démocratique et qu'on se laisse attirer, fasciner, voire subjuguer par des discours enflammés. A force d'entendre, de lire, de porter attention à quelques prêcheurs (de haine), on risque d'être entraîné dans une spirale. Elle sera forcément douloureuse. À force de lire, d'entendre, et finalement de rabâcher que les Israéliens se comportent comme des monstres (ou des nazis); à force, à l'inverse, d'idéaliser la cause palestinienne, érigée en nouvelle lutte des peuples, certains esprits (faibles) s'en prendront à défaut d'Israéliens, aux Juifs.

Ces malheureuses cibles sont assimilées aux Israéliens, c'est-à-dire aux oppresseurs. Pour "venger" leurs frères palestiniens, ils frapperont alors des Juifs. A cet égard, le sociologue Didier Lapeyronnie remarque dans ses travaux que l'antisémitisme semble bien accompagner la formation du "ghetto" et constituer l'une de ses expressions, l'une des manifestations du repli d'une partie de la population populaire sur elle-même, même si le sentiment antisémite -fort heureusement- ne se généralise pas dans la population de ces quartiers.

Pour terminer, ajoutons que dans l'imaginaire collectif contemporain, les Juifs sont perçus comme étant bien moins vulnérables qu'ils ne l'ont été par le passé. Un certain nombre de nos compatriotes pensent donc qu'ils sont protégés. Exemple? Les présidents ou les Premiers ministres ne rappellent-ils pas que s'attaquer à un Juif, c'est s'attaquer à la France? Les Juifs sont menacés, lit-on ici ou là, et alors? rétorquent certains. Ne menacent-ils pas eux aussi les Palestiniens (sic)? Et puis, de quoi parle-t-on au juste, lit-on encore ici ou là. Y-aurait-il vraiment de l'antisémitisme? Est-ce de l'antisémitisme? Et la boucle est ainsi bouclée.

Bref, le conflit explique-t-il tout? Non. Il peut expliquer certaines choses mais pas cette envie d'en découdre forcément avec les juifs en France, lorsque cela gronde à Gaza. Finalement, c'est Malek Boutih qui a raison: "les jeunes glissent très vite de l'antisionisme à l'antisémitisme, d'Israël à Juifs", c'est tellement plus commode quelque part et tellement plus grisant aussi...

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