Tribune
|
Publié le 23 Février 2012

Retour à la normale

De Ramin Parham

                                        

D’emblée, je souhaite partager avec vous le fond de ma pensée : la géopolitique imite l’eau en s’écoulant par le chemin de la moindre résistance. Dans le monde arabe, le chemin du libéralisme, héritier d’Athènes, de Jérusalem et de Rome, est celui de la plus forte résistance, non la moindre. Dans l’Arabe-land, le chemin de la moindre résistance est celui de l’islam. La langue fonde les archétypes culturels. Celle, cultuelle et culturelle de l’Orient arabe, est la langue du Coran. Là, la Mecque se dit la mère de toutes les cités. Autrement dit, l’islam, théologie politique depuis ses origines, lancé très tôt dans la conquête fulgurante du pouvoir temporel, n’a guère besoin du metropolis grec pour dire cité ou Médine. Plusieurs fois séculaire, cette littérature politique islamique est ancrée depuis les origines dans l’histoire de l’hégire, dans les luttes internes de Quraish, la tribu de Mahomet, et dans celles qui accompagnent la succession du prophète, un casus belli qui engendrera in fine ce principal schisme qu’est le chiisme. J’ajouterai ici que l’arabe classique, de l’aveu des érudits arabisants, ne possède pas de couples de mots véhiculant ces antonymies si radicalement chrétiennes que sont le spirituel et le temporel, le laïque et l’ecclésiastique, ou le religieux et le séculier. Un Etat islamique, en d’autres termes, est un état-mosquée par définition. La contingence ne fera que dicter, non la substance, immuable, mais la forme que prendra cet Etat immanent au dogme. Dogme qui, depuis les origines, est porté par un sabre courbé.

 

Vous avez dit, « printemps arabes ! »... Débarrassant les masses arabes du vernis écaillé d’un socialisme fascisant importé des rives nord de la Méditerranée, ces révolutions ré-arabisent les arabes et nous préparent à ce qui pourrait fort bien ressembler à une Union des Républiques Arabes Islamiques. Union dans l’âme, union dans le culte et dans la langue, si ce n’est, plus tard peut-être, union dans les institutions, une cinquantaine d’années après une première tentative avortée menée par des officiers nationalistes. Souvenez-vous, cette première Union fut frappée du Faucon de Quraish, symbole guerrier de la tribu matrice de l’Islam, puis de l’Aigle de Saladin, principal adversaire du chef Franc, Richard Cœur de Lion. Il n’y a rien de plus signifiant qu’un symbole : objet conscient, dit la psychanalyse, renvoyant à un objet inconscient et refoulé. Et le retour du refoulé, disait Freud, est toujours violent.

 

Ma première conclusion est donc ceci : les révolutions arabes actent une fragmentation théologique et politique entre les deux rives de la Méditerranée, un temps occulté par des anomalies postcoloniales. La ré-arabisation des arabes et la réislamisation de l’Arabe-land n’est donc moins une rupture qu’une restauration révolutionnaire venant dans la suite logique de l’effritement des calques européens.

 

Changement aussi radical donc que le démembrement de l’empire ottoman il y a un siècle, ce bouleversement pourrait affecter cette vaste ingénierie technocratique que nous appelons l’intégration européenne, de l’Atlantique à l’Oural. Face à un soi arabe et mahométan retrouvés, les nations européennes trouveront-elles les ressorts nécessaires à une réaffirmation de leur fondement identitaire propre, tout en évitant les écueils sur lesquelles elles se sont déjà, par un passé récent et toujours prêt à ressurgir, brisées les côtes à multiples reprises ? Le camp libéral, si un tel camp existe, pourrait se retrouver dans une longue guerre froide, non plus avec l’Est, face à une entité essentiellement asiatique mais fortement européanisée, mais avec le Sud de cette mer politique et théologique qu’est la Méditerranée. Même s’il convient d’éviter qu’elle se traduise par une confrontation idéologique entre Lady Gaga et Hassan al-Banna, la nouvelle guerre froide n’opposera plus Montesquieu à Marx, mais Steve Jobs à Sayyed Qutb, le gourou californien de l’i de l’i-Soi au prophète égyptien de la fusion massive dans le transcendental politico-spirituel, un oxymore pour nous, un fait établi comme l’air que l’on respire pour les autres. N’oublions pas ce que disait Sylvia Kristel, dans le film mythique de 1974. « Il faudrait interdire le couple ! », disait alors Emmanuelle. Le cheminement libéral est radicalement individuel, hédoniste et libertaire. Celui du fidèle de la Place Tahrir ou de « l’Intifada de Sidi Bouzid » passe par la fusion collective dans une identité unique prosternée devant un absolu qui n’admet aucune altérité. La mixité massive des populations, un phénomène récent à l’échelle du temps, fera que cette nouvelle guerre froide sera également sans frontières. A ce titre, ce n’est point le vote du bled qui doit étonner, mais celui de Marseille, Lyon, Paris et Lille où les fidèles délocalisés ont aussi massivement voté pour la « renaissance »  de l’islam que ceux de Sousse et de Sfax. Pour que la nouvelle guerre froide trouve sa traduction locale en guerre de partis sur le territoire des Francs, il n’y a qu’un pas à franchir : celui de l’acquisition du droit de vote par les populations délocalisées.

 

Enfin, la nouvelle guerre froide n’opposera plus Paris à Saint-Pétersbourg ni les héritiers de Balzac à ceux de Tolstoï, mais l’individualisme déshumanisé des réseaux d’égoïsmes sur-gonflés à l’Oumma et à ses innombrables se prosternant devant l’Unique. La nouvelle guerre froide sera celle des antipodes. Celle d’un relativisme niais, en proie au démon de la cupidité, accrochée à l’illusion de « l’homogénéité des conditions de vie » et en rupture avec les nobles racines européennes de la chevalerie et de l’honneur, face à l’absolutisme d’une souveraineté divine qui se moque du matérialisme comme d’une chimère. La nouvelle guerre froide, et c’est là ma seconde conclusion, opposera une culture censée s’abreuver du sacrifice de dieu pour l’homme, à celle irriguée par le sacrifice de l’homme par dieu.

 

Vous avez dit Facebook ?... Certes, pour le gourou canadien des médias, Marshall McLuhan, « le médium est le message ». Mais un bon siècle avant lui, notre cher et regretté vicomte de Tocqueville disait que pour comprendre les médias, il ne faut guère analyser leur contenu, mais la perception de ce contenu auprès du public. La liberté athénienne n’est pas la même chose que le hurriyat médinois. La chaire n’est pas le minbar, même si dans les deux cas il s’agit d’une tribune. Et s’il nous est difficile de faire entrer Athènes dans l’Europe, il est illusoire de penser intégrer Bengazi et le Caire dans le libéralisme. Pour comprendre cela, il nous faut avant tout et en toute urgence, réinventer des vicomtes de Tocqueville et des marquis de Custine. Autrement dit, des esprits perspicaces et humbles qui reviendraient de Benghazi avec autre chose que des tweets, des clichés et des âneries.

 

1979 fut un moment charnière de l’histoire contemporaine. Le pays de Zoroastre et de Mani, d’Esther, la reine juive de la cour achéménide, de Khayyam, inspirateur de Fitzgerald, et de Ferdowsi, le Pouchkine perse, de Hafiz et d’Avicenne, de Khawrazmi, père de l’algorithme, et de Sohrawardi, celui de la philosophie illuminative … cet Iran-là devenait celui de Khomeyni. Les élites iraniennes, accréditées intellectuellement par Sartre et Foucault, se ralliaient au renouveau du politiquement spirituel et de l’horizon messianique de la révolution antilibérale redevenue une possibilité. Le Monde, le Libé, le Jeune Afrique, le New York Times… applaudissaient et voyaient des hirondelles partout, surtout à Neauphle-le-Château. Souvenez-vous, les lieutenants du Prophète des Yvelines, en complet-cravate, diplômés des universités parisiennes, texanes et californiennes, parlaient des droits de l’homme, des femmes et de la société civile… Ces élites-là étaient alors plurielles. Relégués au rang de sages spirituels et désintéressés, les religieux laissaient alors volontiers la tribune aux marxistes, aux étudiants, aux avocats, aux journalistes, brefs aux « progressistes » qui leur servaient de vitrine… Les communistes français, italiens et est-allemands, eux, assuraient alors la propagation du nouveau prosélytisme anticapitaliste de leurs camarades iraniens. Les élites iraniennes d’alors, occidentalisées dans le vernis, dans la ruse plus que dans la pensée, se sentaient assurés de prendre la relève de feu le Chah et de ses technocrates, atteints, disaient-ils avec mépris, de la maladie de l’occidentalité, comme on dit hépatite ou encéphalite. Bref, une infection. Ce que ces élites iraniennes ignoraient, ce que Sartre et Foucault avaient oublié, étaient Tocqueville, Custine et McLuhan. Ce qu’ils ignoraient, c’était le fait qu’en cette année charnière de 1979, à Téhéran, Qom, Chiraz et Ispahan, étaient les mosquées et non les amphithéâtres qui rassemblaient, organisaient, initiaient et donnaient le la du mouvement des masses. Le chic n’a pas de prise sur le bled. La mosquée si.

 

Le changement radical qui se déploie du Maghreb au Levant n’est pourtant qu’une des composantes de la nouvelle donne régionale. C’est plus à l’est qu’il faut rechercher la seconde, toute aussi radicale que la première : le renouveau de l’iranité de l’Iran. Souvenez-vous, dans cet Iran-là, la France était présente non seulement dans le domaine culturel, avec Béjart à Persépolis, à la cité des Perses, mais avec Alstom et Framatom dans les infrastructures et le nucléaire. La seconde composante de la nouvelle donne qui se dessine à l’horizon et forme ma troisième et dernière conclusion, est là, à la croisée des deux mondes : La ré-iranisation de l’Iran. Celle-ci s’incarna de la manière la plus éloquente possible dans ce slogan de la rue: « République iranienne ! », scandait la foule, jeune et audacieuse, face à des snipers et autres voyous de service importés d’ailleurs. Souvenez-vous, c’était en 2009, en plein cœur de Téhéran, deux bonnes années avant que les hirondelles se mettent à chanter en arabe. Cette ré-iranisation de la Perse s’opérera sur les décombres d’une falsification historique véhiculée par l’expression « Iran islamique ». Une ruineuse et incommensurable contrefaçon. Une contrefaçon qui aura mis en œuvre trente deux années de production pétrolière dans le seul but de dissoudre l’Iran dans un sous-genre de l’Islam : la secte chiite. Mais la contrefaçon touche à sa fin. Une fin qui verra de nouvelles alliances, naturelles celles-ci, se nouer sur les ruines du factice, entre ceux que l’on considère, encore aujourd’hui, comme des ennemis irréconciliables… Même si les hommes de 1979 ont la mort difficile, car leur époque a succombé avant eux !

Maintenance

Le site du Crif est actuellement en maintenance