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Published on 14 February 2019

Antisémitisme - Les facs de médecine ne sont pas épargnées

La multiplication des actes antisémites préoccupe les doyens des facultés de médecine. Le professeur Jean Sibilia tire la sonnette d'alarme.

Publié le 13 février dans Le Point

La Conférence des doyens des facultés de médecine a publié, lundi 11 février, un communiqué dans lequel elle évoque une recrudescence d'actes racistes et antisémites perpétrés à l'encontre des enseignants, des autorités et des étudiants de confession juive. Entretien avec son président, Jean Sibili

Le Point : Vous exprimez aujourd'hui une forme d'inquiétude face à un phénomène qui, dites-vous, prend de l'ampleur. Que se passe-t-il donc dans les facs de médecine ?a, par ailleurs professeur au CHU de Strasbourg.

Jean Sibilia : La même chose que ce qui se passe dans le reste de la société française. Nos universités ne sont pas isolées du monde. Les statistiques publiées par le ministère de l'Intérieur pointent une augmentation très importante de l'antisémitisme (+ 74 % en 2018). Les propos antisémites se multiplient aussi dans nos facultés de santé. Les agressions également. Ce sont plus souvent des inscriptions que des altercations. Mais ces tags sont, parfois, nominatifs : comme à Grenoble ou à Versailles... Nous ne pouvons pas l'accepter. Pas plus tard que la semaine dernière, j'animais un séminaire dans un amphithéâtre de Strasbourg. Et mon voisin m'a montré une inscription antisémite sur une table. Je crois que c'est à ce moment-là que je me suis dit : ça suffit !

Qu'était-il écrit ?

Je ne me souviens pas très bien. Je crois que j'ai lu « mort à Israël ». Les propos qui appellent à la violence se multiplient. Nous ne pouvons pas rester les bras croisés. Et nous avons réagi en préparant le communiqué que vous évoquez. Sa publication a coïncidé – et ce n'était pas voulu – avec l'actualité de ces derniers jours.

Pouvez-vous chiffrer l'ampleur du phénomène ?

À ce stade, nous ne disposons pas encore d'éléments statistiques. Mais ce qui est sûr, c'est que des digues ont sauté.

Vous indiquez que la Conférence des doyens que vous présidez s'est saisie du problème. Qu'entendez-vous faire ?

Nos facultés de santé doivent réaffirmer les valeurs qui les fondent : valeurs de tolérance, d'ouverture aux autres et d'humanisme. Certains prendront cela de haut. Mais nos universités ont un rôle « sociétal » à jouer dans la défense des principes qui fondent notre République.

Mais plus concrètement ?

Nous entendons lutter avec la même énergie contre toutes les formes d'intolérance : qu'il s'agisse de l'antisémitisme, de l'homophobie ou du sexisme. Le racisme n'a pas sa place sur nos campus. Nous combattrons toutes les formes de discrimination avec la même énergie et nous y intégrons celles qui concernent les personnes handicapées. Les commissions « bien-être » que nous avons mises en place dans toutes les universités pour améliorer les conditions de vie de nos étudiants vont être chargées de centraliser les plaintes transmises par les étudiants, les enseignants et, plus généralement, tous les personnels confrontés à ces problèmes. Nous convoquerons les commissions disciplinaires chaque fois que cela sera nécessaire. Nous saisirons aussi les tribunaux. Car nous parlons ici d'infractions pénales.

Jusque-là, les faits d'antisémitisme étaient plus souvent imputables à des patients qu'à des médecins ou à de futurs médecins. Or, vous insistez sur le fait que ces actes et ces propos sont désormais le fait de membres de la communauté universitaire. Un verrou a-t-il sauté ?

Oui, indéniablement. Nous devons analyser cela comme le symptôme d'une maladie endémique, très préoccupante, qui a contaminé l'ensemble du corps social.

La métaphore médicale est très forte. À quelle maladie vous fait penser ce phénomène ?

C'est peut-être parce que je suis immunologue. Mais cela ressemble à une maladie auto-immune, c'est-à-dire à un dysfonctionnement de l'organisme où certaines cellules s'attaquent aux autres. Cette auto-agressivité me fait penser à ce mal propre au système immunitaire qui dévore les malades de l'intérieur. Heureusement, ça se soigne.

Comment ?

Le traitement consiste à rappeler sans relâche que nous ne tolérerons aucune forme de discrimination. Il consiste aussi à recourir, le cas échéant et lorsque la pédagogie ne suffit pas..., à des sanctions. Et la palette est large : rappels à l'ordre, blâmes et même, dans les cas les plus graves, menaces d'exclusion.

La semaine dernière, huit étudiants en deuxième année de médecine à Bobigny étaient poursuivis pour des faits d'injures antisémites à l'encontre d'une de leurs camarades. L'affaire a été classée sans suite. Comment l'expliquez-vous ?

Je m'abstiendrai de commenter une décision de justice. Je me contenterai de rappeler que le règlement intérieur des établissements autorise des sanctions disciplinaires, indépendamment de toutes poursuites pénales. Nous ne devons pas laisser s'installer, chez ceux qui commettent ces actes, un sentiment d'impunité. (L'un des étudiants mis en cause dans cette affaire d'insultes antisémites a ainsi été exclu pour « un an, dont deux mois ferme », le 8 février, par la section disciplinaire de l'université Paris-13, NDLR).

En 2013 et en 2014 déjà, une flambée d'antisémitisme avait eu cours dans les facs de médecine. Le phénomène n'est donc pas nouveau…

Non, malheureusement. C'est une maladie à développement lent et qui évolue par poussées. Des crises se manifestent à intervalles réguliers sans que les causes soient toujours en rapport avec la pathologie. Ce n'est pas une grippe. C'est un mal endémique, profondément installé au cœur de nos sociétés. Nous devons regarder les choses en face et ne pas nous voiler la face. Étant médecin, je suis souvent surpris de la manière dont certaines personnes s'installent dans le déni. J'ai croisé des malades qui, à quelques heures de leur mort, continuaient de penser qu'ils allaient survivre.

Quel diagnostic posez-vous sur ce mal ?

Les sociologues ont bien identifié que notre société en crise prédispose à un climat de violence où la haine de l'autre peut prospérer. Et ce, d'autant plus qu'elle est travaillée par une forme d'inquiétude qui tient, pour beaucoup, au vacillement de ses piliers traditionnels. Cette haine a beaucoup à voir avec la peur. Tous les milieux sont touchés. Le respect de l'autre est en train de se perdre. Pour l'affaire de Bobigny, s'y ajoute indéniablement un facteur communautariste. Cette forme de violence trouve un terrain d'expression sur le Net et les réseaux sociaux où, sous le couvert de l'anonymat, certains se croient tout permis. Un psychiatre dirait peut-être que le phénomène est encore amplifié par un effet Werther (en référence à la multiplication des suicides de jeunes dans la société allemande après la publication, en 1774, des Souffrances du jeune Werther de Goethe, NDLR), en tout cas, un effet mimétique. La « libération » de la parole des uns fait sauter les « inhibitions » des autres.

Un exemple ?

On sort un peu du sujet, mais j'ai vu, récemment, créer un collectif anonyme d'étudiants qui s'est auto-investi de la mission de vérifier qu'il n'y a pas de fraude dans les examens. On nous a signalé ce groupe, car il accuse certains étudiants, sans que l'on sache si c'est à tort ou à raison. Ce genre de choses était inenvisageable lorsque j'ai été élu doyen à Strasbourg, il y a huit ans.

Pour revenir à l'antisémitisme et au racisme… Ces maux sont anciens, dites-vous. Un ancien médecin-radiologue, Henri Nahum, devenu historien, s'est penché sur les activités peu reluisantes du Conseil de l'ordre pendant l'Occupation. Est-ce une ancienne tradition dans le corps médical français ?

Je me suis posé la question. En France, en Allemagne, mais dans d'autres pays aussi… de grands scientifiques ont parfois exprimé des pensées abjectes. Il y a eu de très grands universitaires antisémites. Il n'est qu'à relire Heidegger pour s'en convaincre. Je me dis que l'intelligence ne prémunit pas contre l'intolérance. Je serais tenté de dire que l'antisémitisme et le racisme relèvent du cerveau reptilien des individus, et non pas de leurs facultés cognitives rationnelles. On peut être très instruit et profondément intolérant.

Comment réagissent vos collègues ?

Les membres de la Conférence des doyens sont solidaires. Ils m'appuient. J'insiste là-dessus : ce n'est pas un acte isolé, mais une prise de conscience collective. Lorsque je leur ai soumis mon projet de communiqué, 30 des 37 doyens qui composent cette instance m'ont immédiatement appuyé. Nous sommes tous conscients que l'antisémitisme est un problème de société majeur qui ne concerne pas seulement la communauté juive, mais bien au-delà : tous les citoyens.