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Published on 18 February 2020

France/Mémoire - Corinne Hershkovitch, une avocate engagée pour la restitution d’œuvres d’art

Portée par sa propre histoire familiale, cette femme de 53 ans se bat pour que le patrimoine artistique dont des juifs ont été spoliés pendant la seconde guerre mondiale revienne à leurs propriétaires. Un devoir de justice autant que de mémoire qui se heurte à l’inertie des musées et de l’Etat français.

Publié le 14 février dans Le Monde

Elle nous a prévenue, la cérémonie ne sera pas très émouvante pour elle. Des restitutions d’œuvres dont des familles juives ont été spoliées pendant la seconde guerre mondiale, elle en a vu d’autres. C’est son combat depuis vingt-cinq ans. Ce 22 janvier, à Berlin, l’avocate française Corinne Hershkovitch arrive le cœur léger.

Au dernier étage de la chancellerie, dans le bureau de la ministre allemande de la culture, Monika Grütters, trois tableaux reposent sur une petite table. Deux peintures de Jean-Louis Forain et un dessin de Constantin Guys. Tous ont appartenu au grand avocat et sénateur Armand Isaac Dorville, décédé en 1941, dont la collection a été vendue par l’administration de Vichy. Me Hershkovitch défend ses dix héritiers.

De gauche à droite, Emmanuelle Polack, Corinne Hershkovitch, Monika Grütters et la petite-nièce d’Armand Dorville, le 22 janvier à Berlin.

De gauche à droite, Emmanuelle Polack, Corinne Hershkovitch, Monika Grütters et la petite-nièce d’Armand Dorville, le 22 janvier à Berlin. JOHANNA MARIA FRITZ POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

Autour des tableaux, une vingtaine de personnes tournent le dos à une superbe vue sur la capitale. Place aux discours. Monika Grütters : pendant la guerre, « les recettes de la vente ne sont jamais arrivées à la famille », dont « une partie a été assassinée par les nazis ». « C’est pourquoi, annonce-t-elle, nous considérons vraiment qu’il s’agit d’art spolié par les nazis. » Venue de Paris, la petite-nièce de Dorville, Francine, 71 ans, se tourne vers la ministre : « Vous montrez l’exemple, vous assumez le devoir de mémoire. Que cela ait lieu à quelques jours du 75e anniversaire de la libération d’Auschwitz… » L’avocate écoute. Sur sa joue droite coule une larme.

Le pays le plus pillé par les nazis

Corinne Hershkovitch, c’est « Mme Restitution » en France. Avocate de 53 ans, très réputée sur le marché de l’art, où elle défend entre autres le château de Versailles, elle fait autorité dès qu’il s’agit de biens juifs spoliés. Si elle a bien « été étreinte par l’émotion », admet-elle après la cérémonie, elle est surtout énervée. Les propos sans ambiguïté de la ministre la renvoient aux lenteurs et aux hésitations françaises. Car, contrairement à Berlin, Paris n’est pas le champion des restitutions.

Le tableau « Dame en robe du soir » de Jean-Louis Forain a été rendu à la petite-nièce d’Armand Isaac Dorville.

Le tableau « Dame en robe du soir » de Jean-Louis Forain a été rendu à la petite-nièce d’Armand Isaac Dorville. JOHANNA MARIA FRITZ POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »

La France a bien été le pays le plus pillé par les nazis et leurs collaborateurs français. Il fallait fournir en œuvres Hitler, artiste raté qui rêvait d’un musée à Linz, non loin de sa ville natale. Quelque 100 000 œuvres ont été déplacées en Allemagne dont 60 000 ont été rapatriées en France après la guerre. Beaucoup ont été rendues à leur propriétaire. Le reste a été vendu, sauf 2 000 œuvres de qualité, confiées à des musées, avec la mention « Musées nationaux récupération » (MNR), censée préciser qu’elles sont restituables.

Les collections publiques détiennent aussi des œuvres spoliées, acquises pendant la guerre. Depuis 2013, l’Etat se doit de rechercher les ayants droit. Mais la mauvaise volonté des musées et des conservateurs a souvent été pointée du doigt, notamment en février 2018, dans un rapport du conseiller David Zivie. Lors de la commémoration de la rafle du Vél’d’Hiv, le 22 juillet 2018, le premier ministre Edouard Philippe s’est engagé à améliorer la restitution des biens culturels.

Tête-à-tête dans un ascenseur

En avril 2019, le gouvernement a créé, au ministère de la culture, une mission spécifique sur les spoliations, déconnectée du service des Musées de France et confiée, justement, à David Zivie. Première affaire d’ampleur : le dossier Dorville. Beaucoup parlent d’un nouvel élan. Pas l’avocate parisienne, convaincue que « la France n’assume toujours pas son passé ». Du genre tenace, elle ne loupe jamais une occasion d’agir. A Berlin, la voilà en tête à tête dans un ascenseur avec le représentant des autorités françaises, François Croquette, ambassadeur chargé des droits de l’homme et du devoir de mémoire.

Huit étages, quelques secondes, cela suffira. « La volonté politique peut-elle s’opposer à l’inertie des musées ? lance-t-elle, tout sourire. La procédure s’enlise en France. » L’ascenseur s’ouvre. « J’aime son côté volontaire, parfois un peu abrasif », nous confie le diplomate. Il a bien pris note, mais il veut croire qu’il y a « un alignement de planètes pour que la situation avance en France ». Elle est comme ça, Corinne Hershkovitch. Allure sereine et toujours classe, voix calme et posée, jamais dans la confrontation, mais propos cash.

Cinq héritiers morts à Auschwitz

La restitution du 22 janvier, c’est en partie son idée. L’événement fait suite à un travail collectif. L’historienne d’art Emmanuelle Polack est à l’origine de l’affaire Dorville. Elle a raconté son enquête dans un chapitre du livre Le Marché de l’art sous l’Occupation (Tallandier, 2019) et, l’an dernier, lors d’une exposition au Mémorial de la Shoah. Elle explique qu’un administrateur provisoire, nommé par Vichy, organise la vente des 450 œuvres de l’avocat juif décédé, Armand Dorville, à l’hôtel Savoy Palace, à Nice, du 24 au 27 juin 1942. Des toiles des plus grands, Renoir, Vuillard, Vallotton…

L’événement attire du monde, dont un conservateur en chef du Louvre, René Huyghe, venu faire ses emplettes. Les enchères terminées, l’administrateur conserve les recettes. Parmi les héritiers de Dorville, cinq personnes, déportées, mourront à Auschwitz. Aujourd’hui, les Musées nationaux, dont le Louvre et le Musée ­d’Orsay, détiennent 16 œuvres issues de cette vente. Après avoir rencontré l’historienne, le généalogiste Antoine Djikpa, du cabinet ADD, décide de rechercher les descendants du collectionneur et les retrouve fin 2016.

Mandataire de la famille, il fait appel en 2018 à Corinne Hershkovitch pour la partie juridique. Elle lui suggère de demander une restitution à l’Allemagne, car Emmanuelle Polack a aussi retrouvé trois œuvres – celles qui ont fait l’objet de la cérémonie du 22 janvier – dans la collection du fils de Hildebrand Gurlitt, un des marchands d’art d’Hitler. L’avocate parie sur les moyens et la rapidité de l’Allemagne. « Une tactique judiciaire, explique-t-elle. Mais c’est aussi pour faire évoluer le regard de la France. Après cette restitution, je ne vois pas comment l’Etat va pouvoir continuer à douter que la vente Dorville est bien une vente spoliatrice. »

Son sésame, c’est l’ordonnance du 21 avril 1945. Le texte définit la nullité des ventes forcées et permet de demander leur annulation. La vente Dorville a-t-elle ou non été forcée ? C’est la question qui fait tant hésiter la nouvelle mission. Alors que la réponse est claire pour Hershkovitch : « Les ventes forcées sont liées à la notion de consentement. Or le consentement ne peut exister si les personnes sont persécutées. »

L’avocate, qui s’entend bien avec le directeur de la mission, David Zivie, trouve néanmoins que certains membres de son équipe (seulement six personnes et un maigre budget de 200 000 euros) restent figés dans leur façon d’aborder les dossiers. « Les membres de la mission sont motivés et connaissent bien les archives, répond David Zivie. Le dossier est complexe, mais la question sur le fait que la famille n’avait pas le choix et a été obligée de vendre a du sens. Nous terminerons notre rapport, avec des certitudes et des interrogations, d’ici à fin février. » Ensuite, la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations (CIVS), qui dépend de Matignon, tranchera et recommandera ou non une restitution. « Pas avant l’automne », précise son président, Michel Jeannoutot. L’avocate le sait, c’est le moment de mettre la pression.

Son métier est davantage qu’un métier. Michel Jeannoutot apprécie son côté engagé. « Elle ne perd jamais la dimension mémorielle de sa mission d’avocat, constate-t-il. Elle travaille par conviction, quand d’autres le font par opportunisme. » Il faut dire que le passé familial de ses clients résonne avec le sien. « Ce qui me paraît un peu fondateur dans ce que je suis aujourd’hui, livre-t-elle, c’est d’où je viens. » Et la voilà partie à raconter sa famille de juifs exilés, où l’on retrouve une arrière-grand-mère ­allemande qui a chanté dans la chorale de Brahms, un arrière-grand-père polonais, des aïeux roumains. Et, surtout, la guerre.

Famille réfugiée en France

Corinne Simmenauer, de son nom de jeune fille, est la dernière de cinq enfants. A la tête d’une usine de papier photographique, ses grands-parents paternels appartiennent à la haute bourgeoisie de Hambourg. En 1938, cinq ans après l’arrivée d’Hitler au pouvoir, son grand-père réussit à vendre son secret de fabrication aux frères Lumières. De quoi donner des moyens de subsistance à la famille, qui se réfugie en France, à Neuilly-sur-Seine. Son père, Walter, a 11 ans.

A l’automne 1940, après avoir fui la région parisienne et la guerre, les Simmenauer se retrouvent à Montauban, en zone libre. Ils échappent in extremis à la rafle du 26 août 1942, organisée par la police française, et se réfugient jusqu’à la fin de la guerre à Mercuès, dans le Lot. A la Libération, son père, violoncelliste amateur et futur pédiatre, organise, à Neuilly, des concerts de musique de chambre. Il rencontre Serge Blanc, futur violoniste de l’Orchestre de l’Opéra de Paris. Le musicien lui présente sa sœur, avec laquelle il se marie.

La mère de Corinne Hershkovitch, Pearly Blanc, est née à Paris de parents juifs, qui ont fui la Roumanie. Les années de conflit, elle les a passées loin de ses parents, chez des membres de sa famille, en Seine-et-Marne. Diplômée de Sciences Po, elle consacrera sa vie à élever ses enfants. « Mes parents sont un couple issu de la guerre, commente l’avocate. Avec toute la lourdeur ashkénaze liée aux traumatismes de la guerre et de l’exil. »

Lycéenne à l’école juive Yabné

De son enfance, elle retient la musique et quelques silences. « J’ai joué du piano puis du violoncelle, raconte celle qui a cofondé, en 2017 avec Pascale Bernheim, l’association Musique et Spoliations, pour retrouver les instruments pillés. La pression de mon père était telle que tous ses enfants ont fini par abandonner la musique, mais nous sommes tous mélomanes. » Sa sœur, Sonia Simmenauer, est d’ailleurs une imprésario renommée de quatuor à cordes en Allemagne.

La musique de son enfance, c’est aussi celle d’un ami de la famille, le célèbre violoniste Henry Meyer, qui fera carrière aux Etats-Unis. « A l’époque, on l’appelait encore Heinz Meyer. Quand il avait des manches courtes, je voyais un numéro sur son bras. Je ne savais pas vraiment ce que c’était. Même dans une famille juive, personne n’en parlait. » Henry Meyer, son numéro de matricule d’Auschwitz tatoué, avait joué dans l’orchestre du camp.

Adolescente, la jeune Corinne s’imagine pilote d’avion. Lycéenne à l’école juive Yabné, à Paris, elle envisage des études scientifiques en Israël. Le destin change le programme. Alors qu’elle est en terminale, sa mère tombe malade. Cancer du pancréas. Plus question de partir à l’étranger. « Je profite d’une liberté acquise par les circonstances, raconte-t-elle. Avec ma meilleure amie, on s’inscrit en histoire à Tolbiac. » Plus tard, elle étudie aussi le droit.

« Pendant quatre ans, les juifs ont été exclus de la société française de façon très pensée, organisée et violente. C’est ça que la société a encore du mal à accepter. » Corinne Hershkovitch

Elle a 20 ans quand sa mère meurt, 21 ans quand elle se marie avec celui qui lui donne son nom actuel, 25 ans quand elle prête serment, en 1992. Elle commence au cabinet d’Henri Leclerc, se spécialise dans la propriété intellectuelle, puis travaille à son compte, avant de cofonder, en 2009, le cabinet Borghese, qu’elle quitte en 2017. « Je ne sais pas travailler en équipe », reconnaît celle qui ne compte aujourd’hui qu’une seule collaboratrice. Côté vie privée, elle divorce à 33 ans du père de ses deux garçons (23 et 25 ans aujourd’hui) et se remarie à Etienne Bréton, un expert en art, spécialiste des tableaux anciens. Sa spécialité à elle, les biens spoliés, elle y arrive par hasard.

Un jour, en 1995, un de ses clients qui a un problème de droit d’auteur, le chimiste Lionel Salem, lui raconte qu’après la guerre sa mère a tenté, en vain, de récupérer les tableaux pillés de son père, Federico Gentili di Giuseppe. Les œuvres de cet Italien fortuné, qui vivait à Paris, sont des toiles MNR conservées au Louvre. Le petit-fils offre à l’avocate Le Musée disparu (Gallimard, 2009), une enquête du journaliste Hector Feliciano sur le trafic perpétré par les nazis et les collaborateurs français. Elle découvre l’ampleur du pillage.

« Je me plonge à fond dans le dossier, se souvient l’avocate. Dans les journaux officiels, je découvre le droit de Vichy et comprends que ce que j’ai appris en histoire n’est pas complet. La France a spolié ses propres citoyens. » Vichy, réalise-t-elle, a nommé des administrateurs provisoires pour devenir propriétaires d’affaires détenues par des juifs. Le gouvernement a programmé leur mort économique.

« Pendant quatre ans, les juifs ont été exclus de la société française de façon très pensée, organisée et violente. C’est ça que la société a encore du mal à accepter. » La vente, en 1941, des œuvres de Gentili à Drouot est légale, selon l’Etat. Elle soutient qu’elle est spoliatrice. Lors du procès en appel de juin 1999, elle fait plier le Louvre, qui rend aux héritiers les cinq toiles, dont une peinture de Tiepolo, grand maître vénitien du XVIIIe siècle. La victoire fait jurisprudence et devient son fait d’armes.

« Elle effectue un travail de justice face à un Etat peu actif dans ses recherches et à des conservateurs qui conservent. » Dominique Schnapper, sociologue

Depuis, elle a travaillé sur une vingtaine de dossiers de restitution. Cette année devrait avoir lieu le procès en appel de l’affaire Gimpel. Elle défend les héritiers du marchand d’art juif et résistant René Gimpel, mort dans le camp de concentration de Neuengamme. Ils réclament trois tableaux du fauviste André Derain, détenus par le Musée Cantini, à Marseille, et le Musée d’art moderne de Troyes. L’avocate a perdu en première instance, en août 2019, à cause « d’incertitudes persistantes quant à l’identification des tableaux ». Dans cette affaire, elle reste persuadée que « l’Etat n’a pas aidé à la recherche de la vérité ».

Pour surveiller et épauler le ministère de la culture, l’avocate a alors pris la tête d’une association financée par des mécènes : Astres. Comme Association pour le soutien aux travaux de recherches engagés sur les spoliations. Début février, deux chercheuses ont commencé à travailler sur la provenance de cinq tableaux MNR, choisis avec David Zivie. La sociologue Dominique Schnapper, par ailleurs fille de Raymond Aron, fait figure de marraine. Pour elle, l’action de l’avocate est précieuse. « Elle effectue un travail de justice face à un Etat peu actif dans ses recherches et à des conservateurs qui conservent. Elle contribue aussi à compléter l’histoire des œuvres et la connaissance historique en général. »

Mais son travail ne suscite pas que des éloges. « Lors de l’affaire Gentili, certains, dont Serge Klarsfeld, m’ont reproché de ne m’intéresser qu’aux juifs riches et de m’occuper d’un sujet qui n’avait pas d’intérêt par rapport à l’horreur de la Shoah. Cela m’a beaucoup blessée, car j’ai un respect absolu pour Serge Klarsfeld. » L’historien n’a pas changé d’avis. « Pour moi, le combat de Corinne Hershkovitch est secondaire, nous confie-t-il. Il m’est extérieur, même si j’apporte ma contribution à la mission de David Zivie. Je pense que c’est plus un combat pour récupérer des biens que pour la mémoire. J’aime beaucoup les œuvres d’art, mais j’ai choisi de m’intéresser aux âmes juives, de rendre aux victimes leur nom et leur visage. »

D’autres craignent de voir assimiler les juifs et l’argent et de conforter encore les clichés antisémites. Mais, contrairement à ce qu’affirme Serge Klarsfeld, les familles interrogées recherchent autre chose que seulement les œuvres de leurs ancêtres. « Avec mon frère et mon cousin, explique Claire Gimpel Touchard, petite-fille de René Gimpel, nous nous battons pour rendre hommage à notre grand-père, trop peu connu en France. » L’avocate, elle, a beaucoup réfléchi aux critiques. Ses doutes se sont envolés. « La spoliation d’œuvres fait partie de la même organisation industrielle que celle de la Shoah, insiste-t-elle. Restituer un tableau, c’est restituer la mémoire de la famille. »

 

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