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Published on 5 October 2020

France - Affaire Freeze Corleone : comment les maisons de disque contrôlent-elles les textes des rappeurs ?

Mi-septembre, le parquet de Paris a ouvert une enquête pour «provocation à la haine raciale» et «injure à caractère raciste» visant plusieurs clips et chansons de l’artiste. Pourquoi ont-ils échappé à la vigilance des labels, voire des plates-formes ? Enquête.

Publié le 5 octobre dans Le Parisien

Après s'être fait un nom dans le milieu avec neuf mixtapes, le rappeur Freeze Corleone, 28 ans, espérait marquer les esprits avec son premier album, « La Menace Fantôme », sorti le 11 septembre chez Universal. Il a doublement réussi son pari. Il s'est classé directement numéro deux des ventes et a réussi en deux semaines à en écouler 38 880 exemplaires, un bon score compte tenu du reflux dans l'industrie musicale.


Mais le rappeur des Lilas (Seine-Saint-Denis) ne s'attendait pas à ce que la Licra (Ligue contre le racisme et l'antisémitisme) et le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin lui fassent de la publicité six jours après la sortie du disque, dénonçant des propos « inqualifiables » et des textes relevant de l'« apologie du nazisme » et de l'« antisémitisme ». Quelques heures plus tard, le 17 septembre, le parquet de Paris annonçait l'ouverture d'une enquête pour « provocation à la haine raciale » et « injure à caractère raciste » visant plusieurs clips et chansons.

Parmi les neuf passages incriminés, il y a ces phrases : « Gros comme des banquiers suisses. Tout pour la famille, pour que mes enfants vivent comme des rentiers juifs », « Fuck un Rothschild, fuck un Rockefeller. Moi j'arrive déterminé comme Adolf dans les années 1930 » ; « Chen Zen, j'ai les techniques de propagande de Goebbels » ; « On arrive dans des Allemandes comme des SS » ; « Tous les jours RAF (NDLR : rien à foutre) de la Shoah » et « Seigneur de guerre comme le mollah Omar », en référence au chef des talibans tué en 2013.


«Des propos racistes inacceptables»


Le même jour, Universal Music France envoyait un communiqué annonçant qu'elle rendait son contrat à Freeze Corleone et ne souhaitait plus travailler avec lui. Un cas rarissime dans l'industrie du disque. « La sortie de cet album a révélé et amplifié des propos racistes inacceptables, explique la direction de la major du disque. Universal Music France défend les valeurs de tolérance et de respect et a donc décidé de mettre un terme à toute collaboration avec cet artiste. »


Les plates-formes de streaming ont réagi en bannissant plus ou moins de titres du rappeur. Chez Deezer, la plus importante en France, deux titres ont été supprimés, « Baton Rouge » et « S/O Congo Pt 2 ». « Un certain nombre de nos utilisateurs nous ont signalé que ces deux morceaux contenaient des propos haineux, explique l'équipe de Deezer. Ce contenu a donc été soumis à notre comité d'éthique − composé de membres de nationalités et métiers différents −, qui a décidé de prendre des mesures en raison de la présence dans ces titres de paroles incitant à la haine. »


Pour Deezer, il est difficile d'agir plus tôt. « Nous avons actuellement plus de 56 millions de titres. Nous ne pouvons donc examiner tout le contenu de manière proactive, mais réactive, suite à des signalements de nos utilisateurs. Des milliers de titres nous sont livrés chaque semaine. Il faudrait donc qu'un filtre plus poussé soit fait au niveau des producteurs. »


«Ils ne pouvaient ignorer qu'il est un peu limite»


Qu'en pense Universal ? La major ne souhaite plus s'exprimer. Pas plus que les deux labels qui distribuaient Freeze Corleone, Caroline et son label rap, Neuve. Comment les textes de Freeze Corleone ont-ils pu échapper à leur vigilance ?


« Ils sont uniquement en contrat de distribution avec l'artiste, ce qui les engage moins, commente un confrère d'une autre maison de disques. Mais ils ne pouvaient pas ignorer que ce rappeur est un peu limite. Les clips incriminés étaient sortis avant l'album. Au dernier moment, Sony n'a finalement pas voulu le distribuer. Pour Universal, c'était une excellente opportunité en termes de business. C'est un rappeur en vue, percutant, talentueux. »

Selon nos informations, Freeze Corleone devait effectivement signer avec Columbia, un label de Sony. Mais le cas du rappeur étant jugé trop compliqué vu la teneur de ses paroles, dont il ne s'est jamais caché, la maison de disques n'aurait pas voulu aller au bout de la signature. « Ce n'est pas comme si le directeur artistique chargé d'éplucher les textes des artistes n'avait pas fait son travail. Là, tout le monde connaissait son univers », rappelle un cacique d'un label spécialisé.


En coulisses, dans le « rap game », comme on appelle le milieu, il est même qualifié de « Dieudonné du rap », jouant sur la provocation. « Et de toute façon, s'il y a un doute, il y a des services juridiques chargés de se prononcer », ajoute le spécialiste.


«La première fois que je vois un tel cas en 25 ans»


Un directeur de label concurrent défend Universal. « C'est compliqué de lire tous les textes de tous les artistes que l'on distribue, avoue-t-il. Parfois, les albums nous parviennent deux jours avant leur sortie. Comment faire ? C'est d'autant plus vrai avec un rappeur dont la plupart des textes sont cryptés et beaucoup d'expressions inventées. Il y a des artistes clairement connus comme homophobes ou racistes, mais ils ne sont pas dans le circuit. Si Freeze Corleone l'était, ça se saurait. Ce sont des propos artistiques, pas politiques. Ce n'est pas Dieudonné ! »


« C'est la première fois que je vois un tel cas en 25 ans, reconnaît Me Michaël Majster, avocat spécialisé dans le droit d'auteur et la propriété intellectuelle. Les maisons de disques et leurs services juridiques sont de plus en plus attentifs à ce que font les rappeurs, car leurs textes et leurs images, à l'instar de la société, se durcissent. Ce que raconte Freeze Corleone me choque, mais ne m'étonne pas. Il s'empare des débats identitaires qui secouent notre pays et provoque avec des phrases chocs. Si son album n'était pas sorti en plein procès Charlie Hebdo, je pense qu'il n'y aurait pas eu autant de réactions politiques. »


La firme Universal peut-elle être inquiétée par la justice ? « Logiquement, le distributeur est coresponsable, mais comment incriminer Universal ? interroge l'avocat. La relecture des textes avant parution est une culture qui n'existe pas dans le monde du disque, contrairement à celui de l'édition. Les maisons de disques ne se méfient pas, leurs services juridiques ne regardent jamais les textes. Mais peut-être que ce cas d'école va changer la donne et qu'il y aura plus de vigilance à l'avenir. »


Chez Skyrock, on vérifie toutes les paroles


La radio spécialisée Skyrock, elle, n'a pris aucun risque. « Sur tout l'album, nous avions rentré en playlist le morceau Rap Catéchisme d'Alpha Wann et Freeze Corleone. Ce titre ne contient aucune allusion antisémite, ni apologie du nazisme et ne pose aucun problème en soi, avance Laurent Bouneau, directeur général des programmes de la station. Dans tous les cas, j'écoute personnellement tous les titres pour vérifier qu'aucune parole ne pose souci. Néanmoins, la diffusion a pu apparaître comme une caution et, au regard de la polémique actuelle, à l'opposé des valeurs que nous défendons, nous avons décidé d'arrêter sa programmation. »


Pour ce patron, la suite de la carrière du rappeur dépend désormais de lui. « La balle est dans son camp. Nous attendons la prise de position de Freeze Corleone qui n'a toujours pas réagi. Il doit être extrêmement clair et exprimer le fait que c'était de la provocation et qu'il n'est absolument pas antisémite. Et, nous suivrons d'extrêmement près la procédure en cours. Dans le cas contraire, sa carrière sera fortement compromise sur Skyrock. »

 

Le contrat de distribution, plébiscité par les rappeurs

Les artistes et les maisons de disques sont liés par trois types de contrats économiques et juridiques. Le plus courant dans la variété française est le contrat d’artiste. Ce dernier est lié à la maison de disques qui finance tout, l’enregistrement, la location du studio, les clips, le marketing et verse des cachets à l’artiste comme à un salarié. Logiquement, celui-ci touche un faible pourcentage sur les ventes, qui peut aller de 12 % à 20 % dans les cas de stars, comme Johnny Hallyday.

Pour Freeze Corleone, comme la plupart des rappeurs, il s’agit, à l’inverse, d’un contrat de distribution. Là, l’artiste et son producteur se chargent de tout, du financement, de l’enregistrement, de la fabrication du disque, du marketing. Logiquement, ils empochent 75 % de l’argent des ventes. La maison de disques, qui peut verser des avances, est uniquement là pour mettre les albums dans les magasins et sur les plates-formes de streaming. Les rappeurs utilisent le plus souvent ce contrat, car ils ont leurs équipes, leur label, leur moyen d’enregistrement et veulent conserver leur liberté. « En distribution, la maison de disques est d’autant moins regardante sur les textes et les clips qu’elle arrive après l’enregistrement, note Me Michaël Majster, avocat spécialisé dans la musique. Et il est plus facile pour elles de se débarrasser d’un artiste qui n’est pas maison et pas encore connu, comme Universal avec Freeze Corleone, persifle un manageur. On les a moins entendus avec de gros vendeurs de disques maison… »

Troisième et dernier contrat, la licence. La maison de disques ne finance que les clips et le marketing, mais ne touche que 25 % des ventes. « La tendance du marché va vers le contrat de distribution, plus rémunérateur et gage d’indépendance pour les jeunes artistes, avoue un responsable de major. La nouvelle génération et des artistes comme JUL, PNL et Angèle sont en distribution. Les labels se sont adaptés à leurs désirs d’indépendance, mais ils leur offrent des services supplémentaires, de conseils, de marketing… »