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Publié le 29 Mars 2011

De Gaulle, la France Libre et «le problème juif»

Lors du colloque « Mémoires résistantes » organisé le 8 mars 2011 à l’Ecole Militaire par le CRIF, l’OSE, l’ARJF et le CAR, Jean-Louis Crémieux-Brilhac, Français Libre et historien nous a livré une contribution remarquable sur le thème « De Gaulle, la France Libre et les Juifs » que nous reproduisons ci-dessous :




COLLOQUE « RESISTANCES JUIVES «
De Gaulle, la France Libre et « le problème juif »



Deux questions reviennent périodiquement lorsqu’il est question du drame des juifs de France pendant la 2e Guerre mondiale :
-Des voix françaises se sont-elles élevées -et quelles voix- pour condamner la politique de persécution antisémite, puis l’horreur de l’extermination ?
-Est-il vrai que les juifs se soient laissé massacrer comme des moutons.
L’histoire de la France Libre apporte, pour son honneur et celui de notre pays, des éléments de réponse à ces deux questions.
Le 1er juillet 1940, hui jours après l’armistice franco-allemand, se déroule à Londres, dans l’appartement qui sert de premier quartier général à de Gaulle, une scène qui mérite d’être rappelée, tant elle est emblématique. Un militaire âgé -52 ans-, un adjudant, vient offrir ses services et demande une affectation dans la Force Française en voie de création. Il s’appelle Georges Boris, il est juif et il a été directeur du cabinet de Léon Blum. Le chef d’état-major, le maître des requêtes Pierre Tissier, le renvoie brutalement : « Les juifs et les séides du Front Populaire n’ont pas leur place ici ». De Gaulle informé s’indigne : « Il y a deux catégories de Français, ceux qui se couchent devant l’ennemi et ceux qui restent debout. M. Boris est de ceux qui restent debout. Je ne veux plus qu’un tel incident se reproduise. »
Il n’est pas sans mérite de la part d’un général frais émoulu, que l’on sait légitimiste de formation, de refuser toute discrimination parmi les siens en une saison où le Maréchal raie de sa main les juifs de toute fonction enseignante, où Noguès, le plus républicain des généraux de Vichy, et Bergeret, le plus anticollaborationniste, rivaliseront d’antisémitisme, où une fraction voyante des cadres de la France Libre naissante est ouvertement antiparlementaire et antisémite.
Dès le mois de juillet 1940, de Gaulle fait confiance au professeur René Cassin, qui incarnera la conscience juive parmi les Français Libres, pour négocier avec les Britanniques le statut de la Force militaire française en voie de formation. De Gaulle affirme trois fois en un an au Congrès juif mondial sa volonté de rétablir en France libérée une juste égalité de droits, et proclame que le statut des juifs « est un coup porté à l’honneur de la France, ».A l’automne 1941, il institue un aumônier israélite des FFL. Président du Comité français de la Libération nationale en 1943, il remet en vigueur le décret Crémieux et sera d’accord pour que son gouvernement prenne en charge les établissements de l’Alliance israélite universelle.
Le rejet de la politique antisémite de Vichy par la France libre est officiel. Il est clair, sans restrictions et sans équivoque.
Pendant ce temps, la propagande de Radio Paris et « Gringoire » ne cessent de dénoncer la France Libre londonienne comme un ramassis de juifs et de francs-maçons. De Gaulle lui-même est qualifié de général micro, laquais de la City et fourrier des juifs. Rien d’étonnant si jusqu’à la fin de 1941 ou même au début de 1942, il refuse de présenter la France Libre autrement que comme un mouvement exclusivement patriotique et militaire, et si la propagande de la BBC à l’adresse de la France est, en matière politique, d’une extrême prudence. De même qu’il refuse pendant 18 mois que l’on dise que les Français Libres combattent pour la démocratie, de même c’est avec frilosité, selon le mot de l’excellente historienne israélienne Renée Poznanski, que les Français Libres et René Cassin lui-même condamnent les mesures antisémites de Vichy.
Mais entre l’automne 1941 et le printemps 1942 de Gaulle se sent assez fort pour accomplir ce qu’on a appelé son virage démocratique : il remet en honneur la devise « Liberté-Egalité-Fraternité » et la France Libre se réclamera « des justes lois de la légitime République ». Il en va de même à l’égard du « problème juif ». Si l’on ignore à Londres la rafle du Vel d’Hiv, on apprend au début d’août 1942 que Laval a donné son accord pour livrer Allemands 10 000 juifs de la zone non occupée. Durant le mois d’août et une grande partie de septembre, les porte parole de la France libre, André Philip, René Cassin, Jacques Soustelle, Maurice Schumann, Jean Marin, se succèdent jour après jour au micro pour dénoncer le crime. « Juifs, mes frères », s’exclame jacques Maritain, dont la France Libre a demandé le renfort. « Ces émissions sont l’honneur de ma vie », déclarera plus tard Jean Marin.
Certains ont pu à juste titre s’étonner qu’en 1943-1944, ce feu roulant de protestations et de mises en garde ne se soit pas poursuivi. Pourtant on a reçu à Londres d’abondantes informations sur le génocide. « Que savaient les Alliés ? » J’étais à l’époque un jeune sous-lieutenant des FFL détaché au commissariat à l’Intérieur où j’avais les fonctions de secrétaire du Comité exécutif de la France Libre et chef du service de diffusion clandestine. En cette qualité, j’ai fait rédiger au début de 1944 une étude sur les persécutions nazies ; elle exposait, avec chiffres à l’appui pays par pays, que les Allemands avaient, à cette date, exterminé quelque trois millions de juifs. Cette étude a été envoyée en France en 27 exemplaires à l’intention de la Délégation clandestine du Comité français, du Conseil national de la Résistance et des principaux journaux clandestins. Aucun de ces derniers n’en a fait mention. « Le problème juif » n’a pas une seule fois été évoqué dans cette période ni au sein du Comité exécutif de propagande de la France Libre, ni au sein du CNR.
Les émissions de la BBC n’ont pas escamoté le sujet, elles ont à plusieurs reprises précisé ce que l’on savait de l’extermination des juifs polonais et russes dans des chambres à gaz, mais les émissions dénonçant et mettant en garde ont été sporadiques, discontinues, et n’ont pas eu avant juillet 1944 la solennité de déclarations officielles ?
Pourquoi ? Une réponse, à laquelle je ne souscris pas, est qu’une sorte de conjuration du silence aurait retenu les porte-parole de la France Libre comme ceux de la Résistance d’évoquer le « problème juif » pour ne pas heurter une opinion française jugée très largement antisémite. De là à les taxer d’indifférence, il n’y a qu’un pas. Pour ma part, ayant assisté à toutes les séances du Comité de propagande de la France Libre, majoritairement compos de juifs, je tiens à dire que l’explication est différente.
D’une part, nous savions sans savoir, nous ne nous représentions pas le caractère systématique de la Shoah et, comble d’illusions, nous n’imaginions pas que les traitements infligés par les nazis aux juifs d’Ukraine ou de Pologne, qu’ils considéraient comme des sous-hommes, puissent être appliqués aux juifs de France. De plus, nous vivions dans un climat où les nouvelles d’horreur surgissaient de toute part : dans ces derniers mois de l’occupation, la répression de plus en plus atroce de la Gestapo doublée par celle de la Milice nous apportait chaque semaine, chaque jour parfois, la nouvelle de l’arrestation ou de l’exécution de chefs de mouvements de résistance, d’opérateurs radio, de messagers de la France Libre, de camarades qui avaient été parmi nous quelques semaines plus tôt. Après Delestraint et Moulin, c’était le tour de Brossolette, de Médéric, de Bingen, de Hessel, c’étaient les massacres des Glières, d’Ascq, de Signes, de Montignac, d’Oradour… Dans cette vague de crimes, les persécutions juives n’étaient qu’un élément d’horreur parmi d’autres.
D’autre part, il faut reconnaître que le « problème juif » n’était pas central pour la France Libre en 1943-1944 ; ce qui comptait alors avant tout pour elle, pour nous, c’était d’empêcher les départs de jeunes travailleurs pour l’industrie de guerre d’Outre-Rhin, c’était d’encourager les maquis, c’était de préparer l’insurrection nationale. Faire aujourd’hui grief aux responsables français libres d’alors d’avoir été indifférents au drame et d’avoir esquivé leur devoir relèverait, à mon sens d’une vision anachronique et anormalement judéocentrée.
J’ai mentionné tout à l’heure une seconde question : « Les juifs se sont-ils laissé assassiner comme des moutons ».L’ouvrage sur Les résistances juives et les témoignages que vous allez entendre prouvent qu’il s’agit là, pour une large part, d’une légende. L’histoire de la France Libre, ici encore, porte témoignage. L’historien Jean-François Muracciole a pu affirmer dans un livre récent qui fait autorité, Les Français Libres (Editions Tallandier) que la France Libre avait été « par excellence l’expression d’une résistance juive et protestante ». Parmi les quelque 30 000 Français de souche que compte la France Libre, les juifs sont 1 400, soit 4,4% , trois fois plus que la proportion des juifs dans la population française. Si un Français adulte de sexe masculin sur 400 s’est engagé dans la France Libre, le rapport bondit à 1 pour 130 pour les juifs français de métropole et d’Algérie. Au 31 mai 1943, date à laquelle la France Libre au sens strict du terme cesse réglementairement d’exister, un total de 2 900 volontaires natifs d’Afrique du Nord se sont engagés dans les Forces Françaises Libres ; sur ce nombre, on compte 1 900 pieds noirs et 1 000 juifs, alors que ces derniers sont cinq fois moins nombreux dans la population. Une famille juive d’Algérie sur 9 a fourni un fils aux Français Libres.
Il n’est guère douteux que la conscience de leur judaïté a été sinon le moteur de leur action, en tout cas un des facteurs de leur engagement, un engagement à la fois patriotique et républicain pour le salut d’une France qui devait rester la patrie des droits de l’homme. L’énorme majorité des Français de confession juive engagés dans les rangs de la France Libre ont été des combattants sur le terrain. Durant la bataille de Bir Hakeim, en mai-juin 1942,la plupart des commandants de batteries sont de jeunes juifs, pour moitié des taupins, comme Gérard Théodore ou Jean-Mathieu Boris, et lorsque l’un d’eux est tué, il se trouve dix survivants pour l’enterrer autour du jeune ingénieur Dreyfous-Dukas qui sait dire en hébreu la prière des morts, le cadish. Plus de 40 volontaires juifs ont été faits Compagnons de la Libération sur un total de 1056.
Outre le nombre de ces volontaires, un autre fait remarquable est la contribution éminente que certains d’entre eux ont apportée à l’histoire de la France Libre du fait des postes de responsabilité qu’ils ont occupés ou des décisions capitales auxquelles ils ont été associés, et cela sans qu’il y ait jamais eu un lobby juif au sein de la France Libre, contrairement aux assertions de Radio Paris.
Je rappellerai à titre d’exemple, parmi bien d’autres, les noms de cinq juifs de la France Libre dont le rôle fut majeur, alors qu’ils sont, au moins pour quatre d’entre eux, des inconnus de l’histoire : René Cassin, Georges Boris, José Aboulker, Jacques Bingen, Louis Rapkine.
René Cassin est le seul dont le nom nous soit aujourd’hui familier. Grand blessé de 1914 et professeur à la faculté de droit de Paris, rallié à de Gaulle dès le 1er juillet 1940, il a été l’un des pères de la France Libre. Membre du Comité national français de 1941 à 1943, il a été le démocrate qui a le plus fait pour que l’Etat reconstruit en exil par de Gaulle fût un Etat de droit conforme à la légalité républicaine et il a été le juriste qui en 1943-44 a présidé à la révision de toute la législation de Vichy et à l’élaboration de la législation qui devait être celle de la Libération ; en même temps, il contribuait de façon capitale à la mise au point de la législation internationale sur la répression des crimes de guerre, avant de devenir le principal artisan de la Déclaration universelle des Droits de l’homme.
Georges Boris, devenu en 1942 directeur du Commissariat national à l’Intérieur, puis en 1944 délégué civil à Londres du Comité d’action en France, a été pour une bonne part, avec Maurice Schumann, l’inspirateur de la propagande radiophonique vers la France ; il en est à partir de mai 1944 le seul responsable ; c’est lui qui assure en 1943-44 le pilotage des relations politiques avec la Résistance intérieure et de son financement et qui, durant les trois mois de l’été 1944, a la charge du pilotage politique de ce qu’on a appelé l’insurrection nationale.
De Jacques Bingen, centralien beau-frère de Citroën, je rappellerai que, volontaire en août 1943 pour une mission clandestine en France, il lui incombe, avec son ami Bouchinet -Serreulles, au lendemain de l’arrestation de Jean Moulin de renouer les fils de l’action résistante. Il installe la délégation générale clandestine à Paris, il fait fonction de délégué général clandestin de la France Libre de décembre 1943 à avril 1944, il maintient la cohésion de la Résistance, il négocie l’insertion de l’Organisation de résistance de l’armée au sein des Forces de l’Intérieur sous l’égide de De Gaulle. Le 12 mai 1944, sur le point d’être arrêté ; il avale sa pilule de cyanure.
José Aboulker, étudiant en médecine algérois a 22 ans lors du débarquement allié en Afrique du Nord le 8 novembre 1942. A la tête de 380 jeunes patriotes, juifs pour la plupart, il fait arrêter dans la nuit l’amiral Darlan et les généraux Juin et Mendigal, il s’empare du commissariat central d’où il pilote l’action des jeunes insurgés, et, à la faveur du désarroi créé, il livre aux Alliés sans combat, on peut le dire, la capitale de l‘Afrique du Nord française.
Un mot enfin de Louis Rapkine : né en Russie, élevé au Canada, venu en France à 20 ans, devenu en 12939 un des piliers de l’Institut de biologie physico-chimique, il gagne l’Amérique en 1940. Son action est comparable à celle de Vivian Fry : il réussit à faire sortir de France et à faire venir aux Etats-Unis 35 scientifiques de premier rang parmi les plus menacés, le Prix Nobel Jean Perrin et son fils Francis, les grands mathématiciens Hadamard, André Weil et Mandelbroit, André Mayer, professeur au collège de France, le chimiste de premier rang Magat, le cancérologue Oberling, le biologiste Boris Ephrussi qui allait découvrir les antiallergiques, et, si celui-ci y avait consenti, l’historien Marc Bloch. En 1942, il fait créer à New York le Bureau scientifique de la France Libre : 34 des scientifiques réfugiés signent leur engagement dans la France Libre d’où ils sont détachés par les soins de Rapkine dans des laboratoires de guerre. En 1944-45, il est au cœur de l’effort visant à relancer la recherche scientifique en France lorsqu’il meurt prématurément.
Les juifs de la France Libre ont bien mérité de la patrie.



Photo : D.R.