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Publié le 21 Octobre 2002

G.E. SARFATI : «Israël représente la part maudite de l’Europe»

1. Georges-Elia Sarfati, vous êtes professeur des Universités, linguiste et philosophe du langage, spécialiste d’analyse des discours politiques. Vous venez de faire paraître un livre consacré à l’antisionisme. En quoi l’antisionisme constitue un discours à la fois accusateur et victimaire, à travers les amalgames qu’il effectue (« sionisme=fascisme », « sionisme=racisme » etc.) ? En quoi ce discours vise-t-il à diaboliser l’adversaire ?



Le terme même d’antisionisme annonce tout un programme, à la lettre près. Il y aurait beaucoup à dire sur le seul préfixe : « anti » ; il dénote aussi bien, comme nous le savons, l’opposition la plus véhémente, que l’idée de réplique ou d’antidote à un mal radical qui serait, en l’occurrence, le sionisme.

Par elle-même, la dénomination d’antisionisme opère donc comme une désignation discriminante, une discrimination accusatrice. Elle indique d’un trait que le sionisme, dans son principe, mais surtout dans l’historicité qu’il a produite, doit être effacé, sinon enrayé dans sa consolidation.

Les différentes variétés du discours antisioniste (nazi, marxiste, islamiste, tiers-mondiste, laïc – à la différence d’arguments près - prétendent et n’œuvrent pas à autre chose qu’à l’affaiblissement moral ainsi qu’à l’éradication concrète de l’Etat d’Israël.

La dimension victimaire du discours comme du fait antisionistes vient doubler, pour ainsi dire, ce poids d’accusation qui est à la fois reproche et réprobation d’exister, comme si Israël incarnait par essence une souillure, un scandale moral et légal.

L’antisionisme travaille, par conséquent, à scinder le peuple juif en deux. Il vise à persuader les citoyens juifs d’Etats modernes que leur choix de résider en Diaspora est non seulement juste mais encore exemplaire, en comparaison de celui qu’affirment, chaque jour, les habitants de l’Etat d’Israël, engagés dans une confrontation avec leurs voisins palestiniens. L’antisionisme encourage ainsi la dissolution d’un lien historique et culturel pourtant profond et permanent entre les deux pôles du peuple juif. Comme de surcroît le discours antisioniste se pare de toutes les vertus et qualités du discours moral, il se montre aisément culpabilisateur. Il institue notamment une ligne de partage imaginaire entre Juifs et Israéliens, obligeant sans cesse les Juifs à se sentir victimes d’Israël – et donc suspects aux yeux de l’opinion publique - s’ils ne s’en désolidarisent pas nettement. L’efficacité de l’antisionisme vient de ce que ses protagonistes savent dans chaque situation historique comment se concilier cette même opinion, en jouant, en temps voulu, sur les ressorts les plus détestables et les plus sensibles de la mémoire sociale.

La stratégie dont use notamment l’antisionisme consiste à tendre à l’Europe un miroir dans lequel celle-ci reconnaît l’image inversée de ce que sa propre histoire compte de pire : fascisme, colonialisme, racisme, apartheid etc. Elle opère en y associant Israël, au terme d’équations élémentaires (du type : « sionisme=fascisme » etc. ou « Israël= Etat raciste » etc.) qui ont pour effet de diaboliser Israël aux yeux d’une opinion par ailleurs heureusement mais tardivement acquise aux idéaux de liberté. Tout cela s’opère sous la conduite d’une logosphère – généralement médiatique - qui permet au tout venant de faire l’économie du jugement historique en devenant malgré tout juge de l’histoire. Mais à ceux qui méconnaissent peut-être ce fait, il faut rappeler que l’antisionisme s’enracine d’abord dans la doctrine du « complot juif ». La formulation classique de cette doctrine pluriséculaire, en est le faux judéophobe des Protocoles des Sages de Sion. Précisons que ce texte fut mis en circulation dès 1898 (à l’instigation de la police politique russe), soient deux ans après la tenue du Premier Congrès Sioniste réuni à Bâle, sous la conduite de Théodore Herzl. Démarqué d’un pamphlet politique hostile à Napoléon III , l’efficacité meurtrière de cette forgerie tient à la place que cette vision démonologique de l’histoire occupe notamment dans les livres de référence du national-socialisme, qu’il s’agisse de Mein Kampf (A. Hitler) ou de Le Mythe du Xxè siècle (A. Rosenberg). L’exploitation précoce de cette littérature marque, dès 1920, de nombreuses fractions irrédentistes du nationalisme arabe. Ce qui me fait penser que la résolution de la « question juive » en Europe s’est aussi opérée dans les termes d’un déplacement de cette « question » aux dimensions du Moyen Orient.



2. Peut-on critiquer la politique de l’Etat d’Israël sans tomber sous le coup de l’accusation d’antisémitisme ? Peut-on soutenir la cause palestinienne sans être judéophobe ?

Je dirai d’emblée que, par leur facture même, ces deux questions exhibent un trait de familiarité. Elles reformulent, en vérité, deux stéréotypes du discours antisioniste, mais sur un mode prétendument défensif qui se veut en outre éclairé, à savoir :

a) « Il est devenu impossible de critiquer la politique de l’Etat d’Israël sans s’exposer à l’accusation d’antisémitisme » ;

b) « Il est tout à fait légitime de soutenir la cause palestinienne sans être judéophobe ».

En somme, le second énoncé serait la traduction positive et catégorique du premier. Voici comment je propose d’en traiter :

a) Toute politique – qu’elle soit celle de l’Etat d’Israël ou de n’importe quel autre Etat - envisage de répondre à une conjoncture d’une manière toujours spécifique. Il n’y a donc pas lieu de singulariser cette action, à moins de le faire au mépris de l’analyse historique et de l’esprit critique. Aussi bien, caractériser une option politique comme s’il s’agissait d’une substance immuable (« la » politique de, etc.) n’est ni plus ni moins qu’une technique de propagande, analogue à la singularisation du sionisme (« le » sionisme) au mépris de la diversité de son spectre philosophique ;

b) D’un point de vue strictement théorique, il convient, en principe, de confirmer cette affirmation, puisque, par définition, le nationalisme palestinien, s’autorise comme le sionisme avant lui, du principe d’autodétermination (plus connu comme droit des peuples à disposer d’eux-mêmes). Mais du point de vue de l’histoire contemporaine, à moins de cultiver la mauvaise foi ou de sauver le préjugé par l’ignorance, « on » ne peut cautionner la revendication nationale palestinienne en faisant abstraction de la judéophobie foncière dont ses différentes tendances s’alimentent. Vu sous cet angle irrécusable, la question prend un tout autre relief, puisqu’elle fait à tous les intéressés l’obligation d’y répondre en connaissance de cause, avec toutes les précautions et les exigences qui s’imposent.

J’ajouterai que dans l’intérêt de ce que, depuis les accords d’Oslo/Washington, il est convenu d’appeler « le processus de paix », il conviendrait de renoncer à l’esprit de parti, en insistant, dans cette situation, sur l’importance d’une radicalité critique libérée des engagements naïvement militants. Tandis que ces engagements s’abîment le plus souvent dans une conception manichéenne du conflit, seule une critique conséquente, tel que je la conçois, pourrait s’avérer susceptible de hâter la venue de la paix, en se préoccupant d'abord d’assurer le véritable désarmement qui est le désarmement idéologique.


3. En quoi l’antisionisme fait-il écho à la thématique du vieil antisémitisme ?

Pour répondre avec précision à cette question, il faut d’abord spécifier la valeur d’emploi de certains mots. Je partirai du terme de judéophobie qui vient qualifier, de manière générale, toute attitude d’hostilité (idéologique ou physique) à l’égard des Juifs ou d’une fraction du peuple juif. Aussi bien, l’antijudaïsme, l’antisémitisme, comme l’antisionisme, définissent-ils les trois modalités, historiquement connues, de la judéophobie. Ceci posé, il devient plus facile de répondre. Ainsi, avec les autres formes de la judéophobie, l’antisionisme a en commun de participer d’un domaine de mémoire ininterrompu depuis l’Antiquité. Ce domaine de mémoire s’apparente à une archive complexe dont les développements coïncident avec des institutions spécialisées : Eglises, Etats, Media, lesquels, à leur tour, articulent leur position sur un ensemble de textes canoniques (catéchèse, codes légaux, écritures de l’histoire etc.) et de manifestations historiques (conciles, partis, ligues, groupements associatifs fortement structurés, organisés en groupes de pression) aux thèmes puissamment mobilisateurs.

L’antijudaïsme occupe en priorité tout l’espace de la théologie, banalisant ses vues dans l’enseignement du mépris longtemps véhiculé par la catéchèse ; il se montre réducteur à l’égard du Judaïsme et des Juifs alors identifiés comme sectateurs d’une « religion » ennemie de la « vraie foi ».

L’antisémitisme se déploie surtout comme réaction à l’Emancipation civique et politique des Juifs présentés par les propagandes (nationale-socialiste, soviétique) comme ferments de dissolution de l’ordre aryen ou prolétarien etc.

L’antisionisme a réinvesti dans la discrimination doctrinale de l’Etat d’Israël tous les griefs de la judéophobie d’Ancien régime ou post-révolutionnaire. Il reste lié à celle-ci en ce qu’il prolonge l’invariant du préjugé négatif en quoi consiste la criminalisation sinon la distorsion des desseins d’Israël (spirituels, culturels, politiques). En ce sens exact, l’antisionisme, appuyé sur les techniques modernes de communication, constitue la forme la plus récente de l’enseignement du mépris.


4. Que représente Israël pour l’Europe ? Pourquoi l’Occident s’est-il massivement reconnu dans la cause palestinienne ?

Il m’est d’usage de dire qu’Israël représente la part maudite de l’Europe, celle qu’à tout prix elle voudrait conjurer. Du fait de la complicité passive ou active dont l’Europe – et sensiblement l’Europe de l’Ouest - a fait preuve au moment de la Shoah, il s’agit pour elle, depuis la Libération, de n’écarter aucun motif parmi tous ceux qui pourraient efficacement contribuer à laver la mémoire de cette indignité. D’autant que par son versant positif, l’Europe des Lumières se prévaut d’accomplir la philosophie de l’humanisme qui est celle du droit naturel, de la liberté et du progrès.

Or, la profession de foi antisioniste s’avère d’autant plus pernicieuse, et surtout ténébreuse, qu’en s’autorisant des valeurs de progrès (justice, démocratie) elle constitue, dans le même temps, une corruption sans précédent du progressisme. Moyennant un montage idéologique sophistiqué qui lui renvoie l’écho de son propre passé, l’Europe se plaît à voir dans la cause palestinienne l’occasion de liquider ce passé, mais par procuration : en s’évertuant à croire que les enfants des victimes délaissées d’hier (les Juifs persécutés et exterminés) sont les bourreaux d’aujourd’hui (les Israéliens).

Cela lui permet, y compris au niveau de ses représentations institutionnelles, de faire l’économie d’un examen de conscience, encore nécessaire, en se persuadant que « les » Palestiniens sont en face de « la politique de l’Etat d’Israël » ce peuple paria que les Juifs furent naguère pour l’Europe. A ce paramètre efficace, mais le plus souvent inconscient, s’ajoutent d’autres facteurs, bien plus prosaïques et « objectifs », telles que les diverses formes de l’opportunisme politique dicté par la peur d’un monde arabo-musulman en pleine déshérence mais aussi en pleine mutation, ou encore – ce qui ne s’exclut pas - l’intérêt économique et les contraintes multiples que font peser une longue tradition d’alliances diplomatiques.


5. Le monde pourra-t-il se réconcilier avec Israël ?

L’horizon de la réconciliation suppose l’idée d’un contentieux originaire, sinon fondateur, entre la sagesse des nations et Israël (contentieux, à notre sens, non réciproque).

Cette question engage tout le problème de la primogéniture d’Israël, je veux dire par-là : de son antériorité historique et morale relativement aux formations culturelles, religieuses et politiques qui s’en réclament après coup, mais authentiquement, à un titre ou à un autre. Cette conviction traverse toute la pensée juive, depuis Judah Halévi jusqu’à Emmanuel Lévinas.

Selon nous, l’un des invariants de ce contentieux – quelque forme qu’il revêt - depuis la polémique théologique contre le Judaïsme jusqu’à l’état de guerre ouvert ou endémique contre Israël - réside dans le déni d’Israël par ceux là-mêmes qui en procèdent : Chrétienté, Islam, et même laïcité. La résolution de ce contentieux prend des formes élevées et mutuellement fécondes dans le domaine du dialogue inter-religieux ; domaine que, pour ma part, je préfère qualifier de trilogue spirituel, en ne considérant ici que les principaux concernés. En ce cas, le contentieux brutal se mue en tensions intelligentes, pour le bien commun des sociétés qui connaissent aujourd’hui la tolérance et la paix.

A côté de cette approche, le traitement de l’état de guerre aggravé qui sévit sur cette petite parcelle de terre – qu’on l’appelle sainte, promise, autonome ou nation - exige bien plus de hauteur, d’exigence et de vigilance. Parce qu’il y va de l’intégrité et du futur de deux peuples. La responsabilité des êtres de parole et d’écoute, demeure le seul véritable recours. Sans parler des intellectuels qui ont pour eux, en principe du moins, la prérogative de la distance et de la connaissance conjuguée à la liberté de jugement. Il est certain que nous serions plus près d’atteindre la paix si l’intelligentsia, au lieu d’intervenir comme le fait la soldatesque, en prenant parti, se conformait à sa vocation de lucidité. Telles sont quelques-unes des conditions cardinales de la réconciliation. Celle-ci suppose, vous l’aurez compris, que le monde accepte Israël au-delà de sa seule expression religieuse, dans la plénitude de sa différence historique réalisée.

Il s’agit du livre de M. Joly : Dialogue aux Enfers entre Montesquieu et Machiavel.

Georges-Elia SARFATI, L'Antisionisme. Israël/Palestine aux miroirs d'Occident, Paris, Berg International Editions, 2002, 126 p.

Marc Knobel

Observatoire des médias