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Publié le 28 Mars 2003

Richard Prasquier, Président du Comité français pour Yad Vashem : « Les Justes nous parlent d’une utopie vitale, celle de la solidarité à l’intérieur de l’humaine condition »

"Sous l’Occupation, les trois quarts de la population juive métropolitaine ont échappé à la déportation et à la mort : ce ne fut pas uniquement grâce aux Justes, mais ils y ont joué un rôle majeur, notamment dans le sauvetage des enfants".



Question : Sous la direction de Israel Gutman, Le Dictionnaire des Justes de France (titres décernés de 1962 à 1999), édition établie par Lucien Lazare, avec une préface de Jacques Chirac, vient d’être publié conjointement par l’Institut Yad Vashem de Jérusalem et les Editions Fayard (2003, 40 euros). Pourriez-vous nous expliquer ce qu’est un « Juste parmi les Nations. » A quel moment ce titre a-t-il été créé, par qui et pour quelles raisons ?


Réponse :
Le titre de « Juste parmi les Nations » (en hébreu Hassid oumot haolam) - qui provient de références talmudiques et de commentaires médiévaux sur les Gentils, qui respectent les lois noachides - a été utilisé par un texte de loi approuvé en 1953 par la Knesset. Le Parlement israélien instituait ainsi l’Institut Yad Vashem et lui assignait entre autres missions, le devoir d’honorer les non-juifs, qui au cours de la guerre avaient sauvé des juifs. C’est la seule récompense civile de l’Etat d’Israël.


Les premiers titres ont été donnés dix années plus tard à l’ouverture du Jardin des Justes, au cours du procès Eichmann. Le Juge Moshé Landau, Président du tribunal lors de ce procès - qui entraîna en Israël un changement de regard sur le judaïsme européen pendant la guerre - devint le premier Président de la Commission des Justes, qui statue sur les dossiers et est présidée par un Juge de la Cour Suprême.

Question : La France reconnaît-elle le titre qui est décerné par l’Etat d’Israël ? La France honore-t-elle elle-même conjointement ou distinctement ceux et celles qui ont sauvé des Juifs sous l’Occupation ?


Réponse :
Par la loi du 10 juillet 2000 - votée à l’unanimité par le Parlement, sur proposition de deux députés, MM. Markovitch et Le Garrec - la Journée d’hommage aux victimes des persécutions nazies, est célébrée le dimanche qui suit chaque 16 juillet (le 16 juillet commémore la rafle du Vélodrome d’Hiver). Cette journée est devenue également la Journée d’hommage aux Justes de France. Il faut souligner que la France reconnaît ainsi officiellement un titre décerné par un pays étranger, Israël.

Question : Il existe un Comité Français pour Yad Vashem que vous présidez. Quel est son rôle, quelles sont ses attributions ?


Réponse :
Le Comité français pour Yad Vashem est une association française (loi 1901) dont le but est d’aider l’Institut Yad Vashem dans ses différentes tâches. Yad Vashem, il faut le rappeler, est un des lieux symboliques les plus forts du judaïsme. Il est le cénotaphe des six millions de morts sans sépulture et sa visite bouleverse les visiteurs. Mais c’est aussi un immense centre d’archives, un lieu de référence mondial pour l’histoire et d’enseignement de la Shoah.


Notre comité essaye d’aider l’Institut dans toutes ces fonctions, y compris sur le plan matériel. Je rappellerai seulement que des travaux d’agrandissement considérables ont été entrepris depuis quelques années. Mais, l’impact de la situation politique pèse comme ailleurs très lourdement. Deux de nos activités sont très spécifiques : le recueil des témoignages (« Daf Ed ») qui permet de donner un nom aux victimes (1), et les enquêtes sur les Justes de France. Une fois le titre obtenu nous organisons les cérémonies de remises de médailles. Le Comité français pour Yad Vashem est membre de la Fondation de la Mémoire de la Shoah, présidée par Mme Simone Veil.

Question : Quels sont les critères pour reconnaître un « Juste parmi les Nations » ? Comment procède-t-on ?


Réponse :
La demande émane obligatoirement d’une personne sauvée. « Qui sauve une vie sauve le monde » suivant la référence fameuse qui est inscrite sur chacune des médailles, et le nombre de personnes sauvées importe peu. Il faut confirmer les caractéristiques du sauvetage, le replacer dans un parcours de vie de plusieurs années (en France, en gros de 1942 à 1944, mais dans certains endroits de 1940 à 1945….).


Le caractère désintéressé du sauvetage est une obligation ; la notion de « péril de vie » est délicate : elle n’a pas la même prégnance en France et en Pologne où des lois stipulaient la mort pour ceux qui étaient pris à aider des Juifs, et les représailles s’étendaient aux familles et parfois aux voisins. Mais le risque de punitions sévères, d’emprisonnement ou de carrière brisée (qu’on pense à plusieurs diplomates qui ont délivré des visas) est présent et accepté. Les Justes ne peuvent être Juifs, car on estime que l’élémentaire devoir d’un Juif est d’en aider un autre dans la détresse. Cela ne doit pas cependant faire oublier le rôle essentiel joué par certaines organisations juives dans les sauvetages, en particulier les organisations qui aidèrent et sauvèrent des enfants (comme l’Organisation de Sauvetage des Enfants, les Eclaireurs Israélites, ou le comité de la rue Amelot). Aujourd’hui, le temps nous éloigne de cette époque, les souvenirs sont moins évidents, les sauvés étaient plus jeunes et les sauveteurs reçoivent souvent la médaille à titre posthume : les enquêtes (près d’une centaine par an en France…) sont donc plus difficiles : elles n’en sont pas moins importantes, ni moins émouvantes.

Question : Vous participez à de nombreuses manifestations, lorsque le titre est décerné. Quelles sont les émotions que vous éprouvez à ce moment ? Comment les cérémonies se déroulent-elles ?


Réponse :
La cérémonie est très simple. Elle commence par une lecture de l’histoire du sauvetage, un témoignage des personnes sauvées et/ou des Justes ou de leur famille, puis vient la remise de diplôme et de médaille par le représentant de l’Etat d’Israël. La cérémonie peut se dérouler dans un lieu prestigieux de la République (l’Assemblée nationale, le Sénat, un ministère) ou chez un particulier. Mais tous ceux qui ont assisté à ces cérémonies conviennent qu’elles sont exceptionnellement émouvantes : c’est l’occasion pour les uns et les autres d’exprimer des émotions qu’ils gardaient en eux depuis si longtemps. Les mots prononcés sont si beaux, sans pathos moralisateur. L’ombre des morts est souvent lourde mais la présence des petits-enfants apporte ses promesses, et la chaleur des liens fait de ces cérémonies des instants privilégiés d’humanité.

Question : Existe-t-il un profil type - sociologique ou psychologique - qui permet de qualifier le sauveteur ? Ou bien sommes-nous en face d’une multitude d’histoires différentes ?


Réponse :
Il n’y a pas de profil type de sauveteur : quoi de comparable entre une religieuse et un Oskar Schindler, homme d’affaires flambeur et alcoolique ? Des sociologues ont repéré certains traits de caractère que l’on rencontre plus souvent chez les Justes. La modestie est l’un d’entre eux, l’impression qu’ils n’ont fait que ce qu’on ne pouvait pas ne pas faire.


Les capacités d’empathie pour les uns, les valeurs morales ou religieuses vécues en profondeur pour les autres, une capacité à penser et à réagir de façon autonome, et parfois le hasard d’une rencontre….Y aurait-il une banalité du bien ? Qui peut prétendre à en connaître la formule ? Et il ne faut pas oublier que - banalité ou pas - les Justes furent tout de même une minorité dans un monde où l’indifférence, la peur et l’attentisme étaient les comportements les plus habituels.

Question : Que révèle le « Dictionnaire des Justes de France » ? Que peut nous apprendre ce dictionnaire ?


Réponse :
Le « Dictionnaire des Justes de France » relate 1250 histoires de Justes (les dossiers clos jusqu’à la fin de l’année 1999). La France vient derrière la Pologne et les Pays- Bas pour le nombre de Justes nommés, ce dont il ne faut d’ailleurs pas tirer de conclusions. Ce sont pour la plupart des histoires de gens simples, beaucoup de paysans (parfois en relation avec des réseaux de sauvetage). Il y a aussi beaucoup d’hommes et de femmes de religion : prêtres, religieuses, pasteurs ou simples chrétiens. Il y a aussi des fonctionnaires subalternes, des secrétaires de mairie, par exemple. Mais tous les milieux, toutes les classes sociales sont représentées. Assez peu de professions libérales et d’intellectuels, toutefois….Quelques hauts fonctionnaires - qui ont su se différencier et ne pas imiter Maurice Papon - et quelques évêques. Et la surreprésentation des protestants est indiscutable : l’exemple du Chambon sur Lignon (l’un des deux seuls cas, et de loin le plus important, où Yad Vashem a accepté de nommer Juste un village entier) ne résume pas à lui seul leur rôle (n’oublions pas qu’il n’en fut pas de même, malheureusement, en Allemagne…).


On sait que les trois quarts de la population juive métropolitaine ont échappé à la déportation et à la mort : ce ne fut pas uniquement grâce aux Justes, mais ils y ont joué un rôle majeur, notamment dans le sauvetage des enfants.

Question : Pensez-vous que cette période soit suffisamment enseignée ? Vous semble-t-il que la mémoire de ces événements reste vivace ?


Réponse :
Je ne parlerai pas des problèmes de l’enseignement de la Shoah. En tout cas, réfléchir sur les Justes doit servir à tous, non-Juifs et Juifs (qu’aurais-je fait à leur place ?): car ils sont une part d’histoire, mais ils sont surtout la « morale en action ». Il est probablement plus efficace aujourd’hui de décrire des comportements de Justes que d’enseigner les maximes de Kant, même si l’esprit est le même. Ils nous apprennent que chacun, là ou il est peut faire quelque chose et que la fatalité déterministe ou l’obéissance aveugle à des ordres injustes ne doit pas être acceptée. Ils nous apprennent aussi que l’on ne doit jamais généraliser. Il y a eu un antisémitisme assez généralisé et violent, mais il y eut aussi des Justes (encore une fois qui sauve un homme sauve le monde et …sauve son peuple).


Enfin, ils nous indiquent que tout ne vaut pas tout ; qu’il y a un bien et un mal, et que tout individu doit parfois faire le choix qu’il lui appartient. Mais évidemment les Justes ne doivent pas servir de cache-misère à l’histoire de la Shoah et la transformer en aventure de sauvetage et de fraternité humaine : cela serait une honteuse exploitation de l’héroïsme de ces hommes et de ces femmes qui firent ce qu’ils purent, mais qui restèrent l’exception et non la règle.

(1) Le lecteur de cet entretien qui aurait dans sa famille des victimes de la Shoah, devrait se demander s’il a établi une feuille de témoignage en leur nom. Je rappellerai alors qu’il est possible de le faire en s’adressant à notre Comité.

Propos recueillis par Marc Knobel

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