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Publié le 30 Juin 2005

Un entretien de l’historien Michel Winock : « La France n’est pas antisémite de manière congénitale »

Dans un essai publié récemment (1), l’historien Michel Winock analyse les rapports entretenus, au cours des siècles, entre la République, la population et les juifs de France de 1789, jusqu’au « malaise des années 2000 ».




Michel Winock était récemment de passage au Québec pour participer à la Journée du Livre politique, un forum organisé par la Bibliothèque de l’Assemblée Nationale du Québec. A cette occasion, il a accordé une longue entrevue au site Internet Canadian Jewish News (2), publié le 30 juin 2005. Cet entretien, dans lequel Michel Winock exprime ses idées propres mérite d’être versé au débat qui a cours sur l’antisémitisme.


Nous reproduisons donc et ci-après les principaux extraits de cet entretien.


Marc Knobel


Canadian Jewish News: Qu’est-ce qui vous a motivé à retracer l’Histoire du franco-judaïsme?

Michel Winock:
Deux raisons sont à l’origine de ce livre. La première: la recrudescence d’actes, de paroles, de discours antisémites au début des années 2000. Phénomène inouï qui nous a laissés longtemps complètement abasourdis parce qu’on pensait que cela n’existait plus et n’existerait plus jamais en France.


La deuxième raison: lire dans la presse américaine et dans la presse israélienne - je ne comprends pas l’hébreu, mais j’ai lu les traductions de nombreux textes sur cette question publiés dans les grands journaux israéliens - des articles décapants relayant cette idée caricaturale que la France était antisémite par naissance, par définition, de manière presque congénitale.


Cela m’a conduit à refaire l’Histoire des relations entre les Juifs et le reste de la société française pour montrer qu’ il y a eu bien sûr un antisémitisme français, il y en a encore un qui est d’une nature différente, mais que, simultanément ou successivement, il y a eu aussi en France toute une série d’actes extrêmement importants en faveur des Juifs qu’il fallait rappeler: l’émancipation des Juifs en 1791; l’intégration exemplaire des citoyens Juifs dans la société française…


CJN: L’Affaire Dreyfus a été un moment capital dans l’Histoire des relations entre les Juifs et la France.

M. Winock:
Absolument. Vous avez aujourd’hui un discours américain sur l’Affaire Dreyfus qui fait de cette Affaire un épisode purement antisémite. Mais, force est de rappeler que les antisémites ont été vaincus dans cette sordide Affaire. L’Etat de Droit et la République ont triomphé en 1906. Le capitaine Dreyfus a été réhabilité et réintégré, et cela au grand dam des nationalistes et des antisémites.


CJN: Pendant la Deuxième Guerre mondiale, le régime de Vichy a mis fin brusquement aux droits acquis par les Juifs depuis 1791.

M. Winock:
Vichy a été la période la plus lugubre de l’Histoire contemporaine de la France. Ce régime réactionnaire a remis en question pour la première fois l’émancipation des Juifs, acquise en 1791. (…)


Vichy est la résultante de la défaite militaire de la France. Débâcle qui engendra un nouveau régime, contrôlé par l’Allemagne, qui a été un régime de revanche contre la République et ses lois. Les Juifs, qui constituaient aux yeux des pétainistes un grand danger pour la nation, n’ont pas été les seules victimes du régime de Vichy puisque celui-ci s’est aussi vengé contre les instituteurs, en supprimant les écoles normales, contre les syndicats, en supprimant les grandes centrales syndicales, contre les communistes.


(…)


C.J.N.: D’après vous, l’antisémitisme progresse en France mais en même temps les préjugés contre les Juifs dans la société française se font de plus en plus rares. Comment expliquer ce paradoxe?

M. Winock:
Tous les sondages et enquêtes d’opinion montrent effectivement que les préjugés antijuifs n’existent plus qu’à l’état résiduel dans la société française. Mais, en même temps, il y a depuis quelques années une prolifération d’actes et de discours antisémites. Ce n’est pas un phénomène typiquement français. Le contexte international explique naturellement cette situation. L’antisémitisme qui sévit aujourd’hui en France est un phénomène d’“importation”. La France compte les deux plus grandes minorités juive et arabo-musulmane de toute l’Europe -600000 Juifs et quelque 6 millions d’Arabo-Musulmans-. Ce qui explique donc cette conjoncture acrimonieuse.


Bon nombre d’intellectuels et de journalistes ont eu beaucoup de difficulté à admettre que cet antisémitisme était réel parce qu’il provenait en général de jeunes issus de la communauté arabo-musulmane. La majorité de ces jeunes sont considérés comme des exclus, donc des victimes. Ainsi, l’antisémitisme ne serait qu’une parole malheureuse, et insupportable, de victime qui s’expliquerait par le contexte économique et social dans lequel vivent ces jeunes exclus.


CJN: Le sentiment de culpabilité post-coloniale de la France ne légitimise t-il pas en quelque sorte ce nouvel antisémitisme?


M. Winock:
Oui. Il y a au fond des Français une culpabilité post-coloniale qui est encore très forte vis à vis de la minorité arabo-musulmane. En Allemagne, les Turcs ne sont que des travailleurs immigrés. Par contre, les Maghrébins vivant en France viennent de nos anciennes colonies. La colonisation est devenue indéniablement aux yeux de l’opinion publique, surtout de gauche, un phénomène insupportable qui culpabilise.

Il y a donc cette double culpabilité -sociale et coloniale- vis-à-vis de ces jeunes antisémites. Premièrement, ce sont des fils de la colonisation dont les Français sont coupables et, deuxièmement, ce sont des gens qui n’arrivent pas à s’intégrer dans la société française. Ce sont des exclus sur lesquels le chômage frappe beaucoup plus que sur le reste des autres jeunes Français. Cette analyse a considérablement intimidé des gens qui d’habitude se mobilisent très vite lorsqu’il y a des actes d’antisémitisme et de racisme.


CJN: Cette recrudescence de l’antisémitisme nourrit un profond malaise au sein de la Communauté juive de France.


M. Winock:
Oui. Il y a aujourd’hui un malaise dans la Communauté juive de France -je n’aime pas le mot de “Communauté juive”, beaucoup de Juifs le récusent. Mais ce malaise a d’abord sa source dans la vision que la société française, et européenne aussi, ont du conflit israélo-palestinien. Je crois que le divorce vient de là. Il y a encore quelques années, Israël jouissait d’une grande sympathie dans la société française. Depuis l’éclatement de la seconde Intifada palestinienne, à l’automne 2000, un changement radical s’est opéré dans l’opinion publique française. Les Palestiniens l’ont emporté dans le coeur des nuées de téléspectateurs qui ont vu les images de la puissance militaire israélienne, avec ses avions, ses hélicoptères, ses chars défonçant des maisons palestiniennes. Toutes ces images ont produit une sympathie pour les Palestiniens au détriment des Israéliens, incarnés d’une manière un peu diabolique par Ariel Sharon.


CJN: Depuis, les relations entre les Juifs et leurs concitoyens non-Juifs se sont sensiblement détériorées.

M. Winock:
Cette situation a créé des différends et des malentendus entre les Juifs et les autres Français. Naturellement, les Juifs de France défendent spontanément Israël et sa politique parce que beaucoup d’entre eux ont des attaches familiales en Israël. Il y a une solidarité charnelle légitime entre les Juifs de la Diaspora et l’État d’Israël. Cette solidarité charnelle n’existe pas chez les autres. Il peut y avoir une solidarité politique, idéologique, mais certainement pas une solidarité charnelle. D’où le malaise. Chaque fois qu’on parle de Sharon, du Mur… il y a de la part de beaucoup de Juifs, pas tous puisque tous les Juifs ne sont pas d’accord avec les politiques de l’actuel gouvernement israélien, une incertitude quant à la fidélité de la France à ses principes et à Israël, puisque après tout la France a été jusqu’en 1967 la marraine de l’État hébreu.


CJN: Êtes-vous optimiste ou pessimiste en ce qui a trait à l’avenir des Juifs en France?

M. Winock:
Je ne suis pas optimiste. Mais je ne suis pas pessimiste non plus. La spécialité de l’historien étant plutôt le passé que l’avenir, je puiserais dans le passé des raisons, je ne dirais pas d’optimisme parce que tant qu’on n’aura pas réglé la question infernale du Proche-Orient ce grand malaise persistera.


Aujourd’hui, ce qui se passe c’est que l’antisémitisme a été institutionnalisé par les pays arabes du Proche et du Moyen-Orient: dans leurs manuels scolaires, leurs prêches religieux, leurs émissions de radio et de télévision… À partir ce cet épicentre, il y a eu une propagation de l’antisémitisme à travers le monde. La France n’a pas été épargnée par ce phénomène très pernicieux.


Je pense que tant que le conflit israélo-palestinien perdurera nous vivrons un profond malaise. Mais il y a dans notre Histoire passée française des contrepoisons qui sont forts. On a réagi avec retard au nouvel antisémitisme -quand je dis “on”, c’est aussi bien les gouvernements de gauche que de droite que les partis politiques et les intellectuels-, mais il y a quand même aujourd’hui une vigilance, une prise de conscience et, grâce à l’Histoire, une conscience de ce qu’il faut éviter. Je suis relativement confiant, sans pouvoir dire quand nous retrouverons vraiment la paix et quand ce malaise sera dépassé.

(1) Michel Winock, La France et les Juifs. De 1789 à nos jours, Le Seuil, 2004, 409 pages, 22 euros. Voir à ce sujet le compte rendu de ce livre sur le site Internet du CRIF (http://www.crif.org/index02.php?id=3751&menu=&type=tout)

(2) L’entretien est mené par Elias Levy : http://www.cjnews.com/viewarticle.asp?id=6735