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Publié le 6 Février 2008

Yolanda Gampel* : «Dans la pratique thérapeutique psychanalytique, un des buts à atteindre devrait être la transformation de la survivance en un désir de vivre»

Question : Vous êtes psychanalyste en Israël. Dans votre pratique, vous recevez des enfants, des bébés, des parents en grande difficulté, qu’ils soient palestiniens ou israéliens. Pourriez-vous nous expliquer ce que vous faites ?


Yolanda Gampel : Je suis psychanalyste en Israël. J’ai ma pratique privée, pour adultes et enfants et je suis professeur de psychologie clinique à l’université de Tel Aviv. Mes réflexions (sur la violence sociale et ses effets) dérivent de mon travail psychanalytique avec des survivants de la Shoah et leurs enfants, de consultations avec des enfants et adultes qui endurent des situations traumatiques en Israël, en Amérique du Sud et en Yougoslavie, et de recherches qualitatives sur les mécanismes de la capacité à faire face après des situations traumatiques. Une autre partie de mon travail s’est déroulée avec des psychologues et psychiatres palestiniens pendant un programme de formation organisé sous les auspices de l’Université de Tel Aviv à partir de 1993.
Question : Vous avez participé au premier rendez-vous des Entretiens de Bordeaux organisé par le Conseil représentatif des Institutions juives de France (CRIF Sud-ouest Aquitaine) et le Centre Yavné, le 31 janvier 2008. Le sujet choisi était celui de l’enfance face aux entreprises de génocides : « Les enfants de la guerre. Réparer l’irréparable ? ». Les enfants des guerres : de quelle transmission – consciente ou inconsciente – sont-ils porteurs, ces enfants et petits-enfants qui, sans avoir vécu forcément la réalité de la guerre, témoignent de l’histoire indescriptible et non représentable de leurs parents et grands-parents ?
YG: Un des axes de ma reflexion concerne la manière dont l’individu est happé et « tyrannisé » par la psychologie des masses. Le sentiment d’être une personne, faisant partie d’un collectif mais ou chacun reste singulier, soutiendra la possibilité de se re-definir dans une dimension de l’humain. La Shoah etait une organisation administrative et industrielle de l’extermination qui a detruit toute structure narrative approprié de l’évènement. Auschwitz synthetise un mode d’assassinat qui standardise, annule la biographie individuelle L’experience de la terreur, de la violence d’Etat sollicite une texture narrative particuliere. L’horreur produit le silence. Un long travail en profondeur permet parfois l’accès à la représentativité. Alors la possibilité de dire advient. Mais le sujet a besoin de quelqu’un qui puisse écouter et entendre. Le déporté David Rousset, en sortant d’Auschwitz, avait dit : « Je ne suis pas un malade, je suis l’expression d’une époque. » Ce thème concerne toute l’humanité car nous sommes tous porteurs de ce noyau d’identification avec toute cette horreur, terreur, violence qui peut détruire même la mort et la memoire Il peut etre difficile d’admettre l’idee d’un inconscient transcendental et transhistorique, et une metaphore qui transmettrait d’une facon morcelée, divisée, sans but, sans se reférer directement au sujet ou a un groupe specifique. C’est cela que j’appelle la transmission radioactive, qui detruit toute possibilite de réelle transmission et de compréhension.
Question : Dans l’un de vos ouvrages (Ces parents qui vivent à travers moi, Les enfants des guerres, Paris, Fayard, 2005, 200 p., 17 €) vous dites que les récits cliniques montrent particulièrement bien combien est nécessaire l’engagement profond et authentique du thérapeute. Quel est dans ce cadre le rôle du thérapeute ?
YG : On peut affirmer que pour les survivants de la violence sociale, dans ce cas-ci la Shoah, la rencontre entre passé et présent, entre vie et mort, entre background de sécurité et d’inquiétante étrangeté, entre intérieur et extérieur, entre les générations antérieures et leurs enfants, est une réalisation pénible et douloureuse. Ils doivent établir un lien avec un autre capable d‘écouter et d’accepter leur témoignage et ce n’est qu’à travers cet autre qu’ils peuvent prendre conscience de leur existence.
Dans la pratique thérapeutique psychanalytique, un des buts à atteindre devrait être la transformation de la survivance en un désir de vivre, en mettant en mouvement à travers le lien thérapeutique la capacité et la volonté de vivre. Il est important de faire connaître et de reconnaître le passé traumatique que le patient a porté tout seul en soi. Ecouter le témoignage du patient, c’est reconnaître et connaître la violence sociale qu’il a subie. C’est un accompagnement, par opposition au “commandement” de se taire, de taire la Shoah que le survivant porte encore en lui et qui est parfois appuyé par le contexte social. Sans cette connaissance et reconnaissance, le survivant de la catastrophe de la violence sociale reste avec un sentiment de solitude et d’abandon d’autant plus intensifié que la non-reconnaissance est intentionnelle et sociale.
Hanna Arendt nous signale (1958) que sans connaissance et reconnaissance, il n’y a pas d’engagement de justice, de pardon, de mémoire ou de réparation. Sans reconnaissance du traumatisme, violence sociale et persécution restées à l’état latent conduisent les survivants à vivre dans une double réalité.
Le rôle de l’analyste est d’être présent et d’écouter sans interférer, sans agir. Il permet ainsi aux victimes de la violence sociale de s’orienter vers quelque chose de plus fondamental qui agit en eux ; d’apprendre à s’écouter à travers l’écoute de l’autre. Tâche difficile que d’écouter et d’être témoin car lorsqu’on écoute vraiment, on écoute d’abord ce qui a manqué, ce qui est douloureux, surtout lorsqu’il s’agit de traumatismes liés à une violence sociale cruelle, réelle. Face à cette souffrance, on aurait plutôt tendance à meubler, à agir, à encombrer pour ne pas se voir ni s’écouter.
Etre dans la position d’écoute analyste patient sans laisser de place à des aménagements de la mémoire, sans théoriser ni émettre des opinions politico historiques, permettra peut-être au survivant de la Shoah le surgissement de lui-même, de la conscience du monde, malgré la peur et la douleur, et lui donnera la possibilité de retrouver le désir de vivre.
Question : Vous avez étudié le cas des enfants survivants de la Shoah. Comment peut-on expliquer le dilemme produit par l’impossibilité de dire l’horreur de la Shoah et la nécessité d’en témoigner ?
YG : La décision de rappeler ce passé, d’en parler, d’affronter à nouveau ce qui a été détruit à la fois dans la psyché, le corps et la réalité extérieure, est diamétralement opposée au choix d’effacer ces souvenirs de la conscience, de supprimer les images terrifiantes, effrayantes qu’ils contiennent.
Le contenu refoulé, réprimé, nié ou démenti risque de resurgir et favorise la réémergence et la transmission de ces contenus de mort et de destruction d’une génération à l’autre de façon cruelle, dénuée de sens, non signifiée ou symbolisée.
L’image de la mémoire traumatique qui a interrompu et brisé le développement naturel d’une enfance, qui a expulsé cette personne de son arrière-plan de sécurité, fonctionne comme un deuxième modèle fondateur d’une relation qui s’exprime à chaque instant. Il reste à savoir comment les restes radioactifs qui ont pénétré dans le deuxième acte fondateur affectent la conscience qui ne cesse de s’organiser, de trouver un terrain, un moi pour s’exprimer.et poivoir transposer le souvenir de l’horreur, donner à la destruction et aux morts une place dans l’histoire pour préserver la mémoire par un deuil symbolique.
Question : « « Tu le raconteras à tes enfants » (Exode XIII, 8). » Que vous inspire ce verset ?
YG : “Tu le raconteras à tes enfants” (Ex. 13:8) est sans aucun doute un des préceptes fondamentaux du judaïsme transmis de génération en génération. C’est un devoir sacré de raconter l’Exode d’Egypte, j’ajouterais, de relater aux enfants toutes les vicissitudes du peuple juif depuis l’Exode.
L’obligation paternelle de raconter à son fils a un but éducatif, bien qu’il n’existe pas de formule établie pour remplir cette obligation. Ce n'est pas tant la forme qui compte mais plutôt le contenu. On peut considérer que ce précepte contient en soi un ordre de survivre pour le peuple juif en faisant une transmission de père à fils. Quand un espace est permis et donné à une narrative, cela rend possible la survie.
Si ce devoir, cette tradition deviennent un ordre de survie, qu’en est-il alors du désir de vivre? Que se passe t-il lorsqu’on aborde la transmission de l’atrocité, la disparition collective de la Shoah? Cette transmission de l’impensable horreur peut-elle être liée au désir de vivre?
Ici nous devons établir une distinction entre les significations qui surgissent de l’influence inconsciente et de la transmission et la manière dont la mémoire réelle du passé reste inscrite en chaque individu. Bien sûr, ce que chaque survivant a ressenti, retenu et transmis de la Shoah est unique, comme la manière dont les fils et filles sont capables d’absorber ce qui est arrivé à leurs parents. Les effets ne sont pas homogènes.
Propos recueillis par Marc Knobel
Je tiens à remercier personnellement Nathan Holchaker à qui nous devons le colloque de Bordeaux sur les enfants de la guerre.
*Yolanda Gampel est professeur de psychologie clinique à l’Université de Tel Aviv, membre de la société israélienne de psychanalyse.
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