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Publié le 21 Mai 2012

Discours d’Éliane Klein à la cérémonie de Pithiviers et Beaune la Rolande

Discours d’Éliane Klein prononcé, le 20 mai 2012 à Pithiviers, à l’occasion de la cérémonie commémorant les 70 ans du début des déportations des Juifs de France vers les centres de mise à mort nazis 

 

En ce jour particulier, 70 ans après l’année 1942 marquant le début de la déportation des Juifs de France vers les centres de mise à mort nazis, je dédie mes paroles aux plus d’1 million et demi d’enfants juifs assassinés en Europe pendant la Shoah.

 

Je les dédie également aux « orphelins de la Shoah », ces enfants qui ont survécu, cachés, souvent sauvés par leurs familles d’accueil ces Justes, connus ou inconnus- ceux qui ont vu la dernière fois leur père, « convoqué par le billet vert » le 14 mai 1941, ceux dont un ou les deux parents ne sont jamais revenus.

 

Ces enfants ont vécu la douloureuse expérience de l’absence et de l’attente vaine.

 

Comme l’a écrit Simone Veil, «  il a fallu près de 60 ans pour que leur souffrance soit exprimée et entendue dans sa singularité. Elle est désormais partie prenante de notre mémoire commune ».

 

Si, comme chaque année, un dimanche de mai, nous sommes réunis ici, près de la stèle où sont inscrits quelques noms, les noms de ceux qui, avec des millions d’autres, ne reposent pas dans un cimetière, n’ont aucune place dans aucun cimetière, je m’interroge, plus que jamais, sur le sens de cette commémoration : la commémoration officielle peut avoir son revers, celui de figer la mémoire et de la banaliser si l’on s’en tient aux formules compassionnelles ou incantatoires, au sempiternel « plus jamais ça », qui n’engagent à rien, qui sont souvent source d’oubli et qui sont régulièrement trahis dans le monde depuis 60 ans.

 

« Que reste-t-il des cris d’enfants juifs innocents arrachés à leur mère, dans une commémoration institutionnalisée ? » (Georges Bensoussan).

 

Et pourtant, si nous venons ici, chaque année, comme l’ont fait nos parents avant nous, c’est par fidélité envers ceux qui, hommes, femmes, enfants, internés dans les camps de Beaune la Rolande et Pithiviers sur ordre  du gouvernement de Vichy, furent envoyés à Auschwitz pour y être assassinés.

 

Leur crime : être nés.

 

Notre geste s’inscrit dans le sentiment d’une dette envers un monde anéanti : il rejoint une tradition juive, moins tournée vers le ressassement du passé que vers la connaissance et  la transmission de ce qui  fut.

 

Il s’agit de réfléchir sur ce crime contre l’Humanité, perpétré sur le sol européen, crime de masse advenu dans le silence des nations.  Le silence général est à l’origine du sentiment de solitude ressenti par de  si nombreux Juifs de France.

 

À la source de notre réflexion, il y a l’impératif de la connaissance rigoureuse des faits, de leur chronologie, du cheminement idéologique qui a entrainé la séparation, l’exclusion, puis la mise à mort d’une grande partie du peuple juif. Faits accomplis avec la complicité active du régime de Vichy.

 

Dans cette démarche, il s’agit de ne pas raisonner en termes de chiffres, mais de penser à l’anéantissement d’un univers juif, fait d’hommes, de femmes, d’enfants vivants. Il s’agit de garder une mémoire vivante de ceux qui ont été « interdits de vie », tout en sachant qu’il y aura toujours quelque chose d’intransmissible dans le calvaire vécu dans les camps et en sachant qu’il y a aussi une mémoire sans paroles, celle des millions d’enfants et d’adultes disparus dans les camps de la mort ou massacrés par les Einsatzgruppen sur les territoires de l’ex Union soviétique.

 

Je voudrais, à cet instant, rendre hommage aux « rescapés », aux survivants, aux derniers témoins, aux disparus et aux vivants, Henry Bulawko, Zalman Brajer et bien d’autres, ceux qui n’ont pas été écoutés juste après la guerre, car peu  voulaient ou pouvaient  les entendre, les croire. Ils avaient vécu, « ils avaient vu  ce qu’aucun autre regard humain n’avait vu » (GB).Ils ont eu le courage de consacrer une grande partie de leur vie à témoigner. Face à la terrible obstination des nazis d’effacer leurs crimes, ils ont répondu par leur formidable volonté de vivre.

 

N’oublions pas pour autant les mots du juriste et écrivain RABI  en 1945, «…Nous avons recommencé à être  des citoyens français… mais ce que nous ne disons pas, c’est cette obsession constante, cette lancinante blessure secrète, derrière chacun de nos propos… Nous n’oublierons jamais…nous avons été la balayure du monde »…

 

 En 1961, au procès Eichmann à Jérusalem, la parole donnée aux survivants de la Shoah a marqué l’avènement du Témoin, mettant en lumière son  rôle majeur  pour l’Histoire.

 

Cependant, la voix des témoins-survivants s’affaiblissant, le rôle de l’historien devient fondamental aujourd’hui dans notre quête de sens. Il est essentiel à plusieurs titres :

 

(« Le récit historique doit rendre compte de cette donnée inquantifiable, le chagrin des vies mutilées ».)

 

« Le travail de l’historien s’oppose à la tendance à l’oubli, car, en écrivant le passé, il met des mots où, jadis, le silence prévalait ». (Georges Bensoussan).

 

Il  préserve le souvenir de la singularité  de cette catastrophe où, contrairement aux massacres précédents, le projet  démentiel  fut d’aller chercher les Juifs aux 4 coins de l’Europe pour les convoyer jusqu’au lieu de leur assassinat, ou les massacrer dans tous les Schtetels de l’ex-Union soviétique, les réduire en cendres et  effacer toute trace de leurs crimes.

 

 Ce travail met en lumière cette rupture dans la civilisation et, particulièrement, sur ce que Gérard Rabinovitch appelle « la Shoah dans la Shoah, l’extermination des enfants juifs jusqu’au dernier » (préface de « Survivre. Les enfants dans la Shoah de Michal Gans). « L’année 42 a été la plus meurtrière, mais l’assassinat des enfants se poursuivit avec acharnement jusqu’à la fin de la guerre dans les territoires occupés par les nazis. »(Michal Gantz)

 

La destruction de Juifs d’Europe était au cœur du projet nazi.

 

Le récit historique noue révèle cette terrible vérité :

 

« La Shoah, ce n’est pas la barbarie coexistant avec le progrès technique dans une des nations les plus civilisées d’Europe, c’est l’un mis au service de l’autre »(Georges Bensoussan).

 

C’est aussi, comme l’a écrit  Primo Lévi, cette « zone grise », faite d’hommes ordinaires, médiocres, soucieux de leur carrière, bons pères de famille le soir et les pires assassins le lendemain.

 

Ceci m’amène à la question de l’enseignement de l’Histoire de la Shoah, devant être abordé dès le CM2.

 

C’est une tâche difficile pour des enseignants dont l’une des missions est de transmettre des valeurs universelles fondées sur le respect de la dignité humaine.

 

Comment évoquer  l’horreur absolue sans traumatiser ni  désespérer les élèves, mais en leur donnant des clés pour déchiffrer le passé et engager l’avenir pour qu’ils deviennent des citoyens au « cœur intelligent ».

 

Cet enseignement ne peut être basé sur la seule émotion, certes compréhensible, mais qui  dispense souvent de penser.

 

Comme l’a écrit Vassili Grossman, « face à l’ampleur du désastre, et contre le chagrin, il reste la digue de la connaissance et le contrepoison de l’intelligence qui décrypte la machine de mort ».

 

Ce  travail d’Histoire et de Mémoire est  admirablement mis en œuvre par le CERCIL-Mémorial  des enfants du Vel d’Hiv- que vous êtes de plus en plus nombreux à connaitre .ceci me donne l’occasion de remercier tous celles et ceux qui ont  milité pour sa création et sa pérennité. Un merci particulier à Serge Klarsfeld pour son engagement et son soutien  indéfectibles depuis les tous débuts. Sans oublier les Institutions siégeant au Conseil d’Administration…

 

D’autres Institutions ou Associations ont créé  des outils pédagogiques  très  pertinents  (mallettes, expos, etc.) à l’intention des enseignants du 1er et 2e degré : Yad Layeled France.

Ce travail d’Histoire que je viens d’évoquer est une nécessité absolue pour éclairer notre présent : à l’heure  où des discours populistes de tous bords se font entendre, à l’heure où certains tentent de relativiser les valeurs universelles  au nom du multiculturalisme et du relativisme historique.

 

À l’heure où nous assistons au développement d’une violence sauvage sur une grande partie de notre planète : par exemple, la haine antisémite, homophobe, raciste qui tisse sa toile sur le net, les atteintes aux libertés fondamentales et à la dignité des êtres humains, des femmes en particulier, les attentats, les massacres…

 

 À cet instant, comment ne pas évoquer  les crimes de Montauban et Toulouse. Comme l’a écrit le Président du CRIF, Richard Prasquier, «  l’antisémitisme est capable, comme à l’époque nazie, d’engendrer une haine telle  qu’elle conduise à assassiner un enfant de sang-froid (plusieurs enfants)…C’est cette passion antisémite meurtrière  qui a tué à Copernic, rue des Rosiers, qui a tué Ilan Halimi. »

 

Aussi, j’espère que dans notre pays, nous saurons garder les yeux ouverts face à toutes les dérives du langage et du comportement, toutes les atteintes à la Démocratie.

 

La Démocratie est fragile, mais c’est le seul régime permettant aux Institutions de protéger les citoyens à condition que ces Institutions ne sombrent pas dans la perversion, comme ce fut le cas pour le Régime de Vichy.

 

Pour terminer, je citerai les paroles de Madame Simone Veil, dans la préface du livre  de l’historienne   Michal Gans ( « survivre : les enfants dans la Shoah ») parlant de ses camarades revenus, comme elle, de la déportation :

 

« C’est vrai que nous sommes rentrés un peu fous…Mais en même temps, de nous voir, d’avoir survécu…d’aimer encore la vie, et surtout d’avoir eu des enfants…et d’avoir eu encore envie de vivre dans l’humanité, je trouve que c’est une belle revanche sur le nazisme ».

 

Éliane Klein/ CRIF Région Centre