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Publié le 4 Juillet 2013

Juifs de Suisse : «Nous n’étions pas les bienvenus»

Par Sylvie Bensaid

 

Rolf Bloch est une figure centrale de la communauté juive de Suisse. Dans un entretien, l’ancien patron des chocolats Camille Bloch apporte son témoignage sur la Seconde Guerre mondiale, qu’il a vécue, enfant, à Berne, dans un mélange de sécurité, de peur et d’antisémitisme diffus.

Ancien président de la Fédération des communautés israélites de Suisse et PDG pendant plus de trente ans de la fabrique de chocolats fondée par son père Camille Bloch, à Courtelary, Rolf Bloch est un homme connu et apprécie.

 

Entretien

 

Rolf Bloch, vous aviez trois ans lorsqu’Adolf Hitler a pris le pouvoir en Allemagne, et neuf lorsqu’a éclaté la Seconde Guerre mondiale. Quels sont vos premiers souvenirs de ces événements tragiques ?

 

Je me souviens qu’en 1936, ma mère était allée en Allemagne recueillir une petite cousine, qui est restée quelques semaines chez nous à Berne, puis est repartie. Elle fuyait le Reich et les lois antijuives de Nuremberg. Son destin l’a ensuite conduite en France au camp de Gurs, puis à Saint-Domingue, suite à la conférence d’Évian. Je suis toujours en contact avec elle, elle vit aux États-Unis. Mais mes souvenirs plus précis commencent en 1938, avec l’Anschluss en Autriche et la Nuit de Cristal en Allemagne. De nombreux juifs allemands et autrichiens se sont alors réfugiés en Suisse, et ma famille en a recueilli plusieurs. Certains ont survécu, ont pu rester en Suisse ou se réfugier ailleurs. D’autres, comme un Autrichien reparti en France avant l’invasion allemande de 1940, ont disparu. Nous n’avons plus jamais eu de nouvelles de lui.

 

Que compreniez-vous de la situation, au contact de ces réfugiés fuyant les pogroms ?

 

Je me souviens de récits des humiliations vécues dans les rues de Vienne, où les Juifs étaient contraints de laver les trottoirs à même le sol. Il n’y avait pas encore de camps d’extermination. On humiliait les juifs, on cherchait à les chasser du pays grâce à des lois antijuives, tout en récupérant leurs biens. Le rabbin nous a aussi donné des explications à la synagogue de Berne, et j’ai été très frappé par le discours d’Hitler en janvier 1939, où il annonçait la disparition du peuple juif. Les récits d’Allemagne, avec des actes antisémites commis non seulement par les nazis, mais aussi parfois par la population autochtone, m’ont fait peur. J’ai commencé à penser à ce qui pourrait arriver en Suisse en cas d’occupation allemande.

 

Vous dites aussi avoir eu un jour le sentiment d’être rejeté par vos amis, de ne plus pouvoir leur faire confiance.

 

Oui, lorsqu’un de mes amis, qui allait aux éclaireurs avec moi, a appris que j’étais Juif, il a cessé de me parler, du jour au lendemain. Je ne l’ai plus jamais revu. J’ai alors commencé à me replier sur moi-même, à ne plus faire confiance sans autre à mon entourage. Je me demandais qui de mes amis allait un jour me dénoncer comme juif et qui m’aiderait si les Allemands envahissaient la Suisse.

 

Cette peur de l’invasion allemande était-elle bien réelle, très présente, dans votre famille ?

 

Nous savions que des habitants de l’Est de la Suisse étaient venus s’établir en Romandie, pour avoir la possibilité de fuir en France en cas d’invasion de notre pays par le Nord ou l’Est. La peur était réelle. Je me souviens d’avoir été réveillé une nuit, fin 1939 ou début 1940, par une sirène d’alarme. Était-ce le début de l’invasion? On ne savait rien, il n’y avait aucune communication à la radio. Il faisait nuit noire et on a commencé à entendre des tirs de DCA. Ce n’est qu’après qu’on a appris que c’étaient des tirs sur des bombardiers d’altitude, qui survolaient apparemment notre territoire sans l’attaquer. Dans la deuxième moitié du conflit, la peur s’est estompée, on ne prêtait plus vraiment attention aux alertes et on ne descendait même plus dans les abris! Il y avait même des blagues qui circulaient, disant que les Suisses tiraient volontairement trop bas, pour ne pas toucher les bombardiers alliés qui survolaient notre pays pour s’attaquer au Reich. Mais pendant longtemps, l’incertitude a régné, une véritable épée de Damoclès au-dessus de notre tête.

 

Avez-vous aussi ressenti des manifestations d’antisémitisme dans la société suisse de l’époque ?

 

À l’école en tout cas je n’ai jamais eu de problème. La population suisse n’était pas foncièrement antisémite, mais elle n’éprouvait pas non plus de sympathie particulière pour les juifs. À l’époque, il y avait l’antisémitisme racial des nazis, un antisémitisme plus diffus de la part des gens impressionnés par Hitler, et l’antijudaïsme historique de l’Église catholique, qui accusait les juifs d’avoir tué le Christ. Certains espéraient sans doute que nous quitterions le pays. Mon père a même reçu des offres de rachat de sa fabrique de chocolat, à Courtelary. C’était une atmosphère pesante. Même si en Suisse il n’y avait pas de lois antijuives, je dirais que nous n’étions pas les bienvenus. On m’a d’ailleurs prié de ne plus venir aux éclaireurs.

 

Vous éjecter des éclaireurs parce que vous étiez juif! C’est choquant! Cet antisémitisme institutionnel se retrouvait-il dans d’autres exemples ?

 

En effet, dans plusieurs cercles on se tenait prudemment  à l’écart  voire on refusait l’admission aux juifs dans certaines associations. C’était le cas par exemple de certains clubs de football, ou de sociétés de gymnastique, fermés aux juifs. Il a fallu créer une Société de gymnastique israélite à part. À ma connaissance, c’était ainsi un peu partout en Suisse, pas seulement dans le canton de Berne. Nous nous sommes repliés sur nous-mêmes, avec le mot d’ordre du «low profile»: se faire discrets. Il m’a fallu un certain temps, après la guerre, pour m’ouvrir à nouveau aux autres. Je me sentais à cette époque comme un loup solitaire.

 

Cet antisémitisme diffus, dans la société suisse, a-t-il disparu après la Seconde Guerre mondiale ?

 

Il y aura toujours des individus antisémites, comme il y aura toujours des xénophobes. On entend parfois dire «Ah celui-là, c’est un juif», comme on a pu parfois s’en prendre aux immigrés italiens ou kosovars. Mais dans la société elle-même, cela s’est estompé après la guerre. Dans les années 1980, on jugeait encore impensable qu’un juif accède un jour au Conseil fédéral. Puis Ruth Dreifuss est devenue conseillère fédérale, et personne n’y a trouvé à redire. L’appartenance à une  religion joue un rôle moins fort de nos jours, la société est plus ouverte. L’antisémitisme racial des nazis ne joue plus de rôle dans la société suisse…

 

Avez-vous eu envie de vous installer en Israël, après sa création. en 1948 ?

 

J’ai ressenti la création d’Israël comme un événement historique majeur. Mais je n’ai jamais envisagé d’y émigrer. Mon père voulait rester en Suisse, avec sa fabrique de chocolat. Qu’aurais-je fait là-bas? Beaucoup de ceux qui sont partis étaient agriculteurs, ils ont fait quelque chose de leurs mains. Ce n’était pas mon cas.

 

Vous évoquez souvent la chance que vous avez eue de naître en Suisse, d’avoir ainsi échappé aux pogroms et aux déportations. Vous dites avoir ressenti pour cela une certaine culpabilité, qui est devenue un moteur pour vous.

 

En effet, je n’avais jamais l’ambition de faire ce que j’ai fait, comme présider la Fédération des communautés israélites de Suisse et gérer le Fonds humanitaire  pour les victimes de la Shoah. Mais je voulais faire quelque chose pour les victimes, mériter un tout petit peu, après coup, la chance que j’avais eue de naître ici. Comment expliquer qu’en Suisse on ait été préservés, alors qu’à 150 kilomètres de là, de l’autre côté de la frontière, on se faisait massacrer? J’ai voulu essayer de donner du sens à tout cela, même si cela n’en a aucun.