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Publié le 14 Mars 2016

Pierre-André Taguieff : "L’antisionisme est devenu la forme dominante de la judéophobie"

Le philosophe, politologue et historien des idées revient sur les nouvelles configurations antijuives.

Propos recueillis par Noémie Halioua, publié dans l'Arche le 11 mars 2016
 
Dans un entretien accordé à l’Arche magazine, le philosophe, politologue et historien des idées est revenu sur les nouvelles configurations antijuives ainsi que sur l’histoire de l’antisémitisme. Des thématiques largement explorées dans nombre de ses ouvrages, comme La Nouvelle Judéophobie paru aux éditions Mille et une Nuits, Une France antijuive ? édité chez CNRS Editions, ou plus récemment L’antisémitisme, aux éditions PUF.
 
L’Arche Magazine : Vous employez dans vos ouvrages les termes de « judéophobie », d’«antijudaïsme», ou encore d’« antisémitisme ». Quelle différence faites-vous entre ces formes d’expression de la haine des Juifs ?
 
Pierre-André Taguieff : Par le mot « antijudaïsme », je désigne le rejet des Juifs (peuple, ethnie ou nation) et du judaïsme (religion et forme de culture) fondé sur des arguments théologico-religieux, principalement d’origine chrétienne. Il faut clairement distinguer l’antijudaïsme comme hostilité à base religieuse de l’antisémitisme comme hostilité à fondement racial, racialiste ou raciste. Dans cette perspective, l’antisémitisme peut se définir comme l’ensemble des réactions contre l’émancipation des Juifs. Il apparaît donc comme un produit de l’époque moderne.
 
Il faut souligner le caractère mal formé du mot « antisémitisme », tributaire d’une vision raciale de l’histoire fondée sur la thèse de la lutte entre les « Sémites » et les « Aryens » (ou « Indo-Européens »), depuis longtemps abandonnée par les anthropologues, les historiens et les linguistes en Occident. Elle date d’une époque où l’on confondait ordinairement la langue et la race, où l’on passait des langues sémitiques à la « race sémitique » ou aux « races sémitiques ». La doctrine professée par ceux qui se disaient « antisémites » a été désignée par le mot « antisémitisme » (Antisemitismus), créé en 1860 et repris en 1879-1880 comme un étendard par l’idéologue et agitateur antijuif Wilhelm Marr, fondateur d’une « Ligue des antisémites » en septembre 1879.
 
La racialisation explicite de la « question juive » indique l’entrée dans un nouveau régime de judéophobie, post-religieux, marqué par l’attribution au « Juif » de caractères raciaux invariables, physiques et mentaux. Dans cette nouvelle forme de judéophobie, il n’est plus question de distinguer entre différentes catégories de Juifs : tout Juif, parce que juif, est désigné comme incarnant le « péril juif ». Telle est la première conséquence pratique, dont les conséquences politiques sont considérables, de la diffusion de l’idéologie antisémite.
 
J’utilise le mot « judéophobie », moins connoté, en tant que terme générique. On peut identifier ainsi la judéophobie antique (ou l’antijudaïsme païen) qui visait à la fois le judaïsme-religion et la judaïcité-peuple, la judéophobie théologico-religieuse chrétienne, dite ordinairement « antijudaïsme », la judéophobie antireligieuse des Lumières, la judéophobie anticapitaliste, révolutionnaire et socialiste, la judéophobie raciale et nationaliste, c’est-à-dire l’antisémitisme proprement dit, et la judéophobie post-antisémite contemporaine, structurée par l’antisionisme radical.
 
Vous avez conceptualisé ce que vous appelez la « nouvelle judéophobie ». Quelles en sont les caractéristiques ?
 
Seize ans après le début, en octobre 2000, de la dernière vague antijuive mondiale, la France demeure l’un des pays les plus touchés par la haine des Juifs. Le diagnostic que j’avais dressé fin 2001, dans La Nouvelle Judéophobie (essai publié en janvier 2002), est largement confirmé. J’y avais notamment identifié l’émergence, à côté des formes persistantes mais résiduelles du vieil antisémitisme nationaliste d’extrême droite, d’une configuration antijuive inédite, située au point de confluence des mobilisations islamistes et des mouvements antisionistes radicaux d’extrême gauche. Tels sont toujours en 2016, dans l’espace idéologico-politique français, les trois fronts antijuifs observables, formés respectivement par les nationalistes, les islamistes et les gauchistes antisionistes. Le phénomène est observable autant dans l’opinion et le champ idéologique que dans les comportements. Au niveau élevé des faits antijuifs (actions violentes, menaces, injures, etc.) recensés depuis l’année 2000 s’ajoutent les massacres de Juifs commis par des jihadistes, de Merah à Coulibaly. En matière de haine des Juifs, il y a donc une exception française, que je me suis efforcé d’expliquer.
 
Aujourd’hui, la haine antijuive est portée par un antisionisme radical mâtiné de complotisme, un propalestinisme de propagande savamment orchestré et une islamisation croissante de la cause palestinienne, instrumentalisée par tous les islamismes (qu’ils soient chiites ou sunnites). Le propalestinisme fonctionne comme un puissant mythe victimaire, capable d’engendrer de la compassion et de l’indignation morale, de nourrir des passions militantes et de conduire à un engagement total, celui de fanatiques prêts à mourir en « martyrs ». Il marque l’entrée dans un nouveau régime de judéophobie, fondé sur l’attribution exclusive aux Palestiniens des traits d’un peuple messianique dont le salut dépend de la négation d’Israël... Lire l'intégralité.
 
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