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Publié le 29 Mars 2019

Revue annuelle du Crif 2019 - Etre juif sans être un juif : hommage à un musée, par Nathalie Heinich

Le Crif bénéficie régulièrement de l’expertise et des contributions, analyses et articles de nombreux chercheurs et intellectuels sur les nouvelles formes d’antisémitisme, l’antisionisme, la délégitimation d’Israël, le racisme et les discriminations, les risques et enjeux géopolitiques et le terrorisme, notamment. Chaque vendredi, une contribution rédactionnelle publiée dans la Revue annuelle 2019 du Crif vous sera proposée. Bonne lecture !

Le Crif bénéficie régulièrement de l’expertise et des contributions, analyses et articles de nombreux chercheurs et intellectuels sur les nouvelles formes d’antisémitisme, l’antisionisme, la délégitimation d’Israël, le racisme et les discriminations, les risques et enjeux géopolitiques et le terrorisme, notamment.

Le Crif organise régulièrement des déjeuners avec des intellectuels et/ou des formations internes et externes sur ces sujets. Le Crif participe également à des colloques, en partenariat avec des institutions et des intellectuels de premier plan, Par ailleurs, des intellectuels prestigieux sont invités par l’association des amis du Crif.

L’institution produit également des documents dans le cadre de sa newsletter, de la revue Les Études du Crif, sur son site internet et sur les réseaux sociaux, en publiant régulièrement les analyses et les points de vue d’intellectuels. Des entretiens sont publiés également sur le site. Pour la collection des Études du Crif, plus de 130 intellectuels ont publié des textes.

C’est à cet effet, que nous avons demandé à plusieurs intellectuels de bien vouloir contribuer à notre revue annuelle.

Si les textes publiés ici engagent la responsabilité de leurs auteurs, ils permettent de débattre et de comprendre de phénomènes complexes (laïcité, mémoire, antisémitisme et racisme, identité…).

A cet effet, nous republierons tous les vendredis et pendant quelques semaines, une contribution publiée dans la Revue annuelle 2019, du Crif.

Le Crif remercie les contributeurs de cette revue d’enrichir ainsi notre réflexion.

Marc Knobel, Directeur des Etudes au Crif

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Etre juif sans être un juif : Hommage à un musée, par Nathalie Heinich

 J’ai pris pour la première fois ma carte des « Amis du mahJ » au milieu des années 2000 – bien avant de rencontrer le directeur du musée d’art et d’histoire du judaïsme. C’était à la fois un peu tard, et un peu tôt : un peu tard, car je savais que le bâtiment avait ouvert en 1998, mais j’avais longtemps remis le moment de le découvrir, faute sans doute  de me sentir pleinement concernée par le judaïsme (ne suis-je pas une « demi-juive à part entière », comme on m’a joliment qualifiée sur le site Akadem ?) ; et un peu tôt car après tout, pourquoi une athée depuis toujours, élevée à distance tant du judaïsme que du protestantisme et du catholicisme, et qui aime proclamer qu’elle a « la chance de ne pas avoir de religion », s’intéresserait-elle à une institution juive ?

 Et d’ailleurs, j’ai mis longtemps avant de mettre les pieds dans la collection permanente : je ne connaissais du mahJ que les expositions temporaires, les conférences, la librairie. Le seul musée juif que j’avais visité était celui de Berlin, à cause de l’architecture et parce qu’à l’étranger, on va voir des musées, quels qu’ils soient, y compris ceux qu’on n’aurait pas l’idée de cocher dans la liste des choses à faire dans sa propre ville, sauf à l’occasion pour accompagner des cousins de province en villégiature dans la capitale. Bref : j’ignorais tout de ce que pouvait contenir le mahJ dont j’étais pourtant « amie », faute sans doute de savoir ce que peut bien être une « ketoubbah », une « haggadah », une « hanoukkiyah », un « shofar » (et plus encore leur orthographe : j’ai dû aller vérifier…). Tout au plus connaissais-je les « menorah » (non, pardon : « menorot »), et les « mezouzot » parce que, m’avait raconté mon père, sa mère Stacia s’était écriée, face au grand rabbin de Marseille qui la félicitait de la mezouzah accrochée au chambranle, « Oui, il paraît que c’est un merveilleux porte-bonheur ! »… Je crois même que j’ai longtemps confondu « talmud » et « torah », et le mot de « cacherout » m’est resté étranger jusqu’à un âge avancé – sans même parler de ses règles…

 Et pourtant, le croira-t-on ? Je me sens juive (enfin, surtout en présence de goys : en présence de juifs observants j’ai plutôt tendance à me sentir… libre). Et c’est bien sûr la raison pour laquelle, un jour, j’ai pris mon adhésion aux amis du mahJ, désireuse de visiter ses expositions, d’assister à ses conférences, de musarder dans sa riche librairie. C’est ainsi que peu à peu je me suis, comme disent les ethnologues, « acculturée » au judaïsme : j’ai appris que l’auteur de Superman, que le peintre Maryan, ou que Goscinny, étaient juifs ; que la bande dessinée, la photographie, le cinéma, les avant-gardes plasticiennes avaient été des activités particulièrement prisées des Juifs (ne serait-ce que parce qu’ils n’étaient pas ou difficilement admis dans des domaines plus canoniques) ; et j’ai suivi avec passion telle ou telle conférence sur Gershom Scholem et la mystique juive, sur l’humour juif, ou sur le Golem, tel ou tel film d’un cinéaste allemand, lituanien ou israélien, tel concert de klezmer, de jazz ou de musique classique.

Peu à peu je me suis familiarisée avec « Rosh Ha-Shana », avec « Hanoukka », avec Pourim, même si je ne pratique aucune fête juive. J’ai appris ce qu’est un « mikvé », une « meguila », une « mappa », une arche sainte. Et en même temps, peu à peu j’ai compris à quel point je suis éloignée du monde juif, dont je ne sais que des bribes, dont je ne connais ni les rituels ni leur langue. Mais paradoxalement, c’est en m’en rapprochant, par la familiarisation avec sa culture, que je sens mieux à la fois cette distance et ce sentiment d’appartenance, cette sorte de tendresse que je ressens face à la moindre de ses manifestations. La culture, l’appartenance à un peuple : deux composantes qui font aussi, avec la religion, le judaïsme, et permettent de s’y sentir chez soi même si l’on n’y est qu’à moitié né.

Et je ne suis pas la seule : je ne suis pas la seule à passer le sas de sécurité du 71 rue du Temple, guidée par ses patients gardiens ; à me tordre les chevilles sur les pavés de l’impressionnante cour d’honneur, à saluer au passage l’imposante statue du Capitaine, à admirer l’architecture de ce fleuron des hôtels particuliers du Marais, à pénétrer dans le bâtiment comme si je rentrais à la maison, à exhiber fièrement ma carte des amis du mahJ, et à me joindre à tous ceux qui, comme moi, se glissent dans une exposition, s’attardent à la librairie, vérifient d’un coup d’œil que les habitants de l’hôtel de Saint-Aignan sont toujours bien là grâce à Christian Boltanski, ou bien, surtout, descendent l’escalier qui mène à cet antre de l’intelligence où nous nous réunissons pour apprendre, pour écouter, pour ajouter du savoir au savoir – avec, les soirs où l’auditorium est plein, cette excitation palpable de se sentir acteurs d’un événement… Tous ensemble réunis, j’aime le croire, dans une entreprise commune, que j’ai mis longtemps à identifier : celle de faire ou de refaire du lien avec le judaïsme, mais sans avoir à passer par la case « religion ». Bref, d’être Juif sans avoir à être un juif.

Cet article a été rédigé pour la revue annuelle 2019 du Crif.

Nous remercions son auteure.