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Publié le 4 Janvier 2013

Samia Essabaa honorée

Samia Essabaa, enseignante française réputée pour son action militante en faveur de la paix et du dialogue entre les communautés, lauréate des Palmes académiques et Chevalier de l'Ordre national du mérite, auteure de l’ouvrage « Voyage des lycéens. Des jeunes de cité découvrent la Shoah » (éditions Stock, 2009) et Prix Louis Blum 2012 du CRIF Grenoble-Isère, a été faite Chevalier de la Légion d'honneur de la promotion du 1er janvier 2013.

Voilà pourquoi je vous dis du fond du cœur un grand merci pour votre exemple

Samia Essabaa est professeur d'anglais au lycée professionnel Théodore Monod de Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis). Elle enseigne à des adolescents majoritairement issus de l’immigration. Elle cherche à dénoncer les préjugés antisémites qui empêchent le dialogue entre les minorités ethniques en France et les peuples à l'étranger. Son approche est à la fois pédagogique et culturelle1 : pour déconstruire les préjugés, elle tente de faire changer le regard porté sur l'autre et de favoriser la rencontre de l'autre, rencontre culturelle, par exemple, comme les voyages à Auschwitz qu'elle a organisé avec ses élèves.

 

Discours de Michel Destot, Député-Maire de Grenoble, lors de la remise de la Grande Médaille d’Or de la ville de Grenoble à Madame Samia Essabaa

 

Partout où il y a le pouvoir et l’argent, il y a les juifs ».  Si Albert Einstein avait raison de dire qu’un préjugé est plus difficile à détruire qu’un atome, vous avez été confrontée, madame Essabba, à une très rude tâche en septembre 2001 en attendant proférer cette redoutable ineptie. Le lendemain des attentats du 11 septembre, vous découvrez en effet qu’une bonne part de vos élèves les considère comme une juste punition pour les juifs, « avec tout ce qui se passe dans le monde » tentent-ils de vous expliquer.

 

Le prix Louis Blum, remis chaque année par le CRIF en partenariat avec la Ville de Grenoble, est toujours attribué à des personnalités choisies avec soin pour leur contribution à la cause des droits de l’Homme et à la paix, pour leur hauteur de vue morale, pour l’exemple qu’ils nous montrent. A toutes ces qualités, vous ajoutez – comme d’autres de vos prédécesseurs bien entendu – le courage et la ténacité. Autant de traits de caractère dont on devine combien il vous a fallu en faire preuve dans ce contexte pour mener votre action au service de la mémoire de la Shoah et pour œuvrer à la compréhension mutuelle entre les musulmans et les juifs.

 

Rien ne semblait pourtant vous prédestiner à une démarche qui vous a transformée en projet Aladin à vous seule. Vous êtes née en 1966 en France, vous appartenez à la deuxième génération immigrée d’une famille marocaine. Ou plutôt devrais-je dire, car ce serait plus exacte, vous êtes la première génération française d’une famille venue du Maghreb. Vous avez manifesté très jeune un fort goût de l’étude. Dans votre volonté de réussir vous apprenez même le breton pour gagner quelques points supplémentaires au baccalauréat – ce qui nous met déjà la puce à l’oreille sur la qualité de votre détermination dans l’existence. Vous réussissez le concours pour enseigner dans des lycées professionnels et entamez une carrière dans des établissements de la banlieue parisienne. Une profession qui soit dit entre nous devait naturellement vous valoir la complicité d’Edwige Elkaim.

 

En 2001, vous êtes affectée au lycée Moulin-Fondu de Noisy-le-Sec, devenu aujourd’hui Théodore Monod. C’est là que vous vivez l’événement qui décidera de votre engagement. Vous découvrez, effarée, que la moitié de votre classe dit ne pas aimer les juifs. Des élèves qui n’ont jamais côtoyé des juifs vous débitent les pires clichés de la vulgate antisémite, soit qu’ils les aient appris dans leur famille soit qu’ils s’en amusent avec leurs camarades de classe.  2001, nous nous en souvenons, ce n’est pas n’importe quelle année. Elle voit dans nos quartiers l’importation du conflit du Proche-Orient en pleine intifada. Elle se caractérise par la montée des actes d’intolérance et de violences vis-à-vis des juifs. Elle révèle la naissance d’une nouvelle forme d’antisémitisme amalgamant les poncifs de l’avant-guerre, les ressentiments des laissés pour compte vis-à-vis de ceux qui sont censés tout contrôler, les frustrations d’une population s’assimilant aux palestiniens faute de repères pour s’intégrer dans notre société, sans oublier un héritage religieux mal connu et mal compris, ignorant l’histoire commune des juifs et des musulmans. J’en parle ici sans fausse pudeur car chacun sait à Grenoble que je ne fus pas alors de ceux qui nièrent l’existence ou l’ampleur de ce phénomène. Et je me réjouis que ce constat soit à présent partagé par tous car c’est une condition indispensable pour qu’il soit combattu par tous.

 

Confrontée à ce problème, refusant toute forme de démission, toute tentation de lâcheté, vous avez alors une réaction humaniste. Vous ressentez que rien ne saurait justifier moralement le négationnisme, qu’elle que soit sa propre sensibilité à la situation du Proche-Orient.

 

J’observe d’ailleurs en passant que le négationnisme de certains musulmans et de certains de leurs Etats ne s’est jamais révélé être d’une grande utilité pour les Palestiniens – certains d’entre eux le savent bien, comme le fondateur du musée palestinien de l’Holocauste Khamed Mahamid ou les villageois de Nilin en Cisjordanie, qui organisèrent une exposition dénonçant la Shoah en même temps qu’ils revendiquaient, assez bruyamment leurs droits, à un Etat.

 

Vous avez aussi et surtout une réaction républicaine. Vous êtes une adepte du vivre ensemble. Vous refusez que vos élèves s’égarent dans une représentation fausse du monde qui les conduit à l’intolérance.   Une intuition vous saisit : il faut faire découvrir à vos élèves ce que fut la Shoah pour leur montrer où mènent les préjugés et la haine.

 

Vous faites d’abord visiter des synagogues à vos élèves, stupéfaits de découvrir que les juifs ne vont pas à l’église comme tout le monde, plus encore stupéfaits à la Victoire de s’asseoir à la place du recteur de la mosquée de Paris et à celle du président Chirac.  Vous leur faites d’ailleurs aussi visiter la mosquée de Paris, où vous rencontrez des responsables enthousiasmés par vos projets. Vous présentez à vos élèves des rescapés de la Shoah, qui s’attirent aussitôt leur respect et leur sympathie. Vous organisez des voyages de plusieurs jours à Auschwitz avec le soutien des collectivités locales, du mémorial de la Shoah, de Simone Veil – une précédente récipiendaire du prix Blum, qui aime à déclarer partout autour d’elle que votre travail porte des fruits exceptionnels. Grâce à vous, des jeunes qui ne connaissaient à peu près rien à la Shoah, qui pour certains ignoraient le nom même d’Auschwitz,  ou reproduisaient le déni familial du génocide, voient et comprennent. Ils ne seront plus jamais les mêmes – dans leur rapport aux autres en général d’ailleurs, car ils apprennent là ce qu’est le sentiment d’empathie. La ville de Grenoble, où a été fondé en 1943 le CDJC ancêtre du Mémorial de la Shoah et qui organise avec celui-ci des visites du camp d’extermination, salue bien évidemment ce soir votre démarche.

 

Cependant une personne aussi énergique que vous ne pouvait s’en tenir là. Puisque vous voulez ouvrir les horizons de ces jeunes, vous les amenez au Maroc avec des lycéens juifs, et bientôt vous embarquez les marocains avec vos élèves pour Auschwitz. Vos lycéens de banlieue  sont étonnés de découvrir des juifs se sentant pleinement marocains, dont le propre conseiller du roi. Ils le sont tout autant de découvrir la véritable histoire de l’islam, avec l’exemple magnifique de Mohamed V, que l’on doit considérer comme un juste parmi les Nations. Avec l’histoire d’Al Andalous. Avec tout ce qui rapproche les juifs et les musulmans. A vrai dire avec tout ce qui rapproche les êtres humains entre eux. Mais comme cela ne vous suffit décidément toujours pas, vous amenez également vos élèves au Musée de l’Holocauste à Washington et j’espère vous voir aller un jour à Yad Vashem avec vos élèves car personne – et cela vaut pour tous – ne devrait jamais demeurer prisonnier de sa peur de l’autre.

 

Chacun comprendra, madame, à ce bien trop bref rappel de vos actions, que vous receviez ce soir le prix Louis Blum. Ce prix se veut tout le contraire d’une distinction communautariste – et c’est pourquoi la Ville de Grenoble s’y associe.

 

Il s’honore d’une identité universaliste, il récompense des lauréats qui se sont distingués par leur volonté de rapprocher les hommes et les peuples. Tel est bien, madame, le sens de votre action. Votre lutte contre les préjugés antisémites est indispensable pour permettre à plus d’un demi-million de français d’exercer leur droit d’être juifs. Parce que les préjugés empoisonnent la vie quotidienne de leurs victimes et portent ainsi atteinte à la France tout entière, parce qu’ils conduisent à la violence, parce qu’ils tuent parfois comme on l’a vu à Toulouse cette année six ans après le meurtre de Ilan Halimi. Mais votre combat contre les préjugés est aussi un don fait aux élèves que vous guérissez de leur antisémitisme. Je vous le dis ce soir comme je le pense : l’antisémitisme est une aliénation. L’antisémite en est la victime autant que le juif.

 

Un individu qui croit que le 11 septembre a été l’œuvre des services secrets israéliens s’interdit de comprendre le monde dans lequel il vit. Il se voit empêché d’y prendre part. Il faut d’ailleurs remarquer que les propos antisémites sont moins souvent proférés par de brillants esprits pervers – même s’il en existe malheureusement – que par des personnes sans bagage culturel et ne disposant pas d’un vocabulaire étendu. Quand on ne connaît pas plus de 500 mots, quand on ne maîtrise pas les concepts, on cherche une explication simple au monde, on trouve un complot, on l’attribue aux Juifs. On a donc raté sa vie à cause de l’application du Protocole des sages de Sion. On a ainsi rien fait pour ne pas rater sa vie.

 

A Grenoble, nous combattons cette fatalité. Entre bien d’autres exemples, avec l’opération « Parler bambins », qui vise à améliorer le vocabulaire des petits enfants. Nous l’avons conçue pour donner leurs chances aux enfants des familles socio-culturellement les moins favorisées dans un but de justice sociale et de préparation à la réussite scolaire, mais je suis persuadé qu’elle aura également comme effet de lutter à la base contre les phénomènes antisémites. A Noisy le Sec, vous avez avec la même obstination brisé cette fatalité pesant sur vos élèves. Ces jeunes que vous éveillez à la curiosité de l’autre sont aussi des élèves qui réussissent formidablement bien au baccalauréat. 100 % de reçus, dont 70 à 90 % avec mention. Et mieux encore : lorsqu’ils sont invités aux cérémonies de commémoration de la déportation en présence du président de la République ou au Panthéon pour la cérémonie d’hommage aux Justes des Nations, lorsqu’ils se sont habillés pour l’occasion sur leur 31, lorsqu’ils sont fiers d’être reconnus par Simone Veil, vos élèves comprennent qu’ils méritent bien mieux que d’occuper une place au dernier rang de la société et qu’ils ont le droit, comme tous les autres, de se sentir pleinement des citoyens français. L’éducation à la citoyenneté que vous leur avez dispensée sert ainsi notre cohésion nationale.

 

Cela nous réconforte d’autant plus que la ville qui vous accueille aujourd’hui, madame, est une ville cosmopolite et multiculturelle. Sa population est venue des quatre coins du monde replanter ses racines au pied des Alpes.

 

La cohabitation est ici plus harmonieuse qu’ailleurs, grâce aux communautés et aux associations qui partagent avec la municipalité le refus des clivages, des divisions, des stigmatisations et la volonté d’aller au contraire tous ensemble de l’avant pour bâtir une société plus juste, plus équitable, plus humaine, une société pour tous nos enfants qu’elle que soit leur origine, leur couleur de peau ou leur religion. Je ne saurais d’ailleurs trop louer le concours de notre communauté juive et des communautés d’Afrique du nord pour réussir avec tous les autres – car il ne faut pas oublier non plus les chrétiens ! – ce petit miracle, toujours fragile bien sûr et qui demande beaucoup de vigilance pour être entretenu,  que j’oserais nommer notre Al-Andalous alpin. Et c’est parce que vous êtes l’ambassadrice de cette même ambition que la Ville de Grenoble a choisi de vous distinguer.

 

Nous avons tous à l’esprit ce soir, madame, que le prix Louis Blum vous est remis à la fin du huitième et dernier jour de Hanouka, au terme d’une semaine qui a vu la communauté juive commémorer avec ses amis la victoire de l’esprit sur les ténèbres, le triomphe de la lumière. Comment ne pas penser qu’un peu de cette lumière qui a illuminé tant de foyers se prolonge ce soir dans notre assemblée réunie pour célébrer une femme qui a su faire également prévaloir la lumière de la fraternité sur l’obscurité du préjugé et de la haine ?

 

Voilà pourquoi je vous dis du fond du cœur un grand merci pour votre exemple et j’invite l’assistance à vous applaudir comme vous le méritez à l’instant où j’ai le plaisir de vous remettre la grande médaille d’or de notre Ville.

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