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Publié le 25 Juin 2018

#Sionisme - "Le cadeau de l'Europe aux Juifs", une conférence de Gérard Unger

Du 13 au 15 juin dernier, le Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme a proposé un colloque formidable sur le sionisme, des origines à ses formes actuelles. De nombreuses personnalités ont apporté leur expertise sur le sujet. Parmi elles, Gérard Unger, Vice-président du Crif, qui a apporté son éclairage à l'occasion d'une conférence intitulée "Le cadeau de l'Europe aux Juifs".

Le cadeau de l'Europe aux Juifs

Cette définition du sionisme par Kurt Blumenfeld , secrétaire général du mouvement sioniste de 1911 à 1914, puis de la fédération allemande du mouvement après la 1ère guerre mondiale, est sans doute quelque peu ironique : ce serait bien la première fois que l’Europe, qui « vomit ses Juifs » ( Elie Barnavi ),ferait un cadeau à cette population, et la liste de ses méfaits est longue : massacres durant les Croisades, expulsion de France et d’ Angleterre au Moyen-Age, puis d’Espagne en 1492, massacres de Chmelnitzki en Pologne en 1648, pogroms russes de 1881-1882 et de 1903, et Blumenfeld ne connaissait pas la suite…

Cette déclaration n’est de toute façon pas exacte car elle néglige la part endogène du sionisme dans le monde juif.  Le sionisme, qui préconise le retour des Juifs à Sion, s’intègre dans le judaïsme post-exilique : « si je t’oublie, Jérusalem, que ma main droite se dessèche, que ma langue s’attache à mon palais si je ne me souviens pas de toi, si je ne fais de Jérusalem le principal sujet de ma joie », proclame le psaume 137 de Jérémie ; et lors du repas pascal,  tous les Juifs n’affirment-ils pas « l’an prochain à Jérusalem » ?

Certes, pour les juifs religieux, ce retour à Sion ne peut venir que de la volonté divine et il faut attendre en priant l’arrivée du Messie. L’attente apparaît souvent bien longue et les faux messies ne manquent pas. On ne peut ici les citer tous (il y en a au moins une trentaine depuis le début de l’ère chrétienne), mais leur reconnaissance par de nombreux juifs montre bien l’espoir entretenu face aux persécutions. Le plus important à l’époque moderne est sans doute Sabbataï Tsevi, au XVIIème siècle, qui enflamme une grande partie du monde juif avant de se convertir à l’islam, ce qui n’empêche en rien beaucoup de ses disciples à continuer à croire en lui pendant longtemps.

Vers la fin du XVIIIème et au cours du XIXème siècle, certains religieux commencent à écrire qu’il ne faut pas attendre benoîtement l’arrivée du Messie, en priant pour que les trompettes célestes retentissent et que Jérusalem, la Ville Sainte, soit entourée d’une muraille de feu. Il faut mettre la main à la pâte : Hitarrouta-de-le-tatta (« le réveil d’en bas ») doit permettre la Gueoula (la Rédemption). On trouve déjà cela dans les textes du Gaon de Vilna (1720-1797), un des grands maîtres du judaïsme moderne qui préconise la montée en Erets Israël. Yehuda Haï Alkalay, né à Sarajevo en 1798, rabbin près de Belgrade, écrit au milieu du XIXème siècle qu’il faut réaliser des actions concrètes pour hâter la venue du Messie : lui aussi préconise l’Alyah,  la pratique de l’hébreu et la création d’une compagnie pour racheter le pays au Sultan. Hirsch Kalischer, rabbin de Torun en Pologne, publie en 1862 « Derishat Zion », (à la recherche de Sion), ouvrage dans lequel il développe les mêmes idées. Même si ces deux auteurs citent en faveur de leurs thèses le nationalisme serbe pour l’un et le polonais pour l’autre, ils montrent bien que le sionisme plonge aussi ses racines dans la plus profonde foi juive orthodoxe, qui n’est en rien « un cadeau de l’Europe ». On peut cependant noter  que la volonté d’action pratique de ces projets, ne débouche sur rien chez Alkalay et sur peu de choses chez Kakisher (un petit groupe de juifs religieux de Jérusalem appuie et se rend à l’école d’agriculture de Mikveh Israël, créée en 1870 pour apprendre l’agriculture). Malgré ces tentatives de rendre plus « opérationnel » le messianisme traditionnel, ces deux rabbins en partie précurseurs de ce que sera une partie du sionisme religieux, rencontrent peu d’écho à leur époque.

En dépit de ces quelques remarques, force est de constater qu’il y a beaucoup de vrai dans la phrase de Blumenfeld : le sionisme est le fruit de l’ouverture partielle mais non totale aux Juifs des sociétés environnantes, du développement de la langue hébraïque et des écrits en hébreu hors de la sphère purement liturgique et du nationalisme, idéologie quasi-omniprésente en Europe  au long du XIXème siècle.

Dès que l’Europe occidentale  entrouvre la porte de ses ghettos au milieu du XVIIIème siècle, les Juifs s’engouffrent vers la culture profane en espérant une émancipation rapide. Cela n’est pas directement lié à la tolérance, qui était déjà forte aux Pays-Bas au XVIIème siècle ou en Angleterre quelques décennies plus tard, car alors es Juifs restaient fidèles à leurs traditions. Cette ouverture n’est possible que lorsque les Juifs acceptent d’apprendre autre chose que leurs textes sacrés et que la société qui les entoure le leur permette. Cette tendance apparaît déjà au début du XVIIIème siècle chez quelques « Juifs de cour », tel le banquier Oppenheim, le fameux Juif Süss du roman de Feuchtwanger et chez d’assez nombreux Juifs allemands de la première moitié du XVIIIème siècle, comme chez des Juifs anglais,  d’Italie du nord ou de la France méridionale. Sans avoir la moindre reconnaissance de droits civils ou politiques, ces Juifs, qui recherchent leur émancipation culturelle, accèdent à des fonctions commerciales ou financières, s’habillent comme leurs voisins chrétiens et vont même jusqu’à les fréquenter. La figure de proue de cette émancipation en Allemagne est Moses Mendelssohn (1729-1786), d’origine modeste, largement autodidacte qui devient l’ami de l’écrivain Lessing, qui s’inspire de lui  dans sa pièce « Nathan le sage » écrite en 1779. Mendelssohn est capable de surclasser Kant dans un concours de philosophie portant sur la question de savoir « si les sciences métaphysiques sont susceptibles d’une évidence comparable à celle des sciences mathématiques », d’écrire un Phédon à l’instar de Platon et de traduire la Bible en allemand, dans un style plus moderne que Luther. Tout cela lui vaut la colère des rabbins, insensibles au fait que Mendelssohn écrive un commentaire de la bible en hébreu (le Biour) ou une « Jérusalem » dans laquelle il compare le christianisme et le judaïsme en affichant sa préférence pour le second, jamais associé aux puissances temporelles ni à l’intolérance religieuse. Animateur d’un groupe de savants, soucieux de redonner du lustre à la langue hébraïque que beaucoup de Juifs allemands avaient tendance à tenir pour négligeable, il lance en 1784 une revue nommée Ha Meassef (le Collecteur), qui survit jusqu’en 1811. On peut voir dans ce groupe, appelé les Meassafim, qui compte dans ses rangs le poète Wessely et l’écrivain Salomon Maïmon, les précurseurs de la renaissance hébraïque moderne qui s’épanouira au XIXème siècle en Russie.

En Allemagne cependant, cette Haskala (terme hébreu signifiant éducation), marquée par la philosophie des Lumières, débouche sur un fort désir d’émancipation. Comme celui-ci ne trouve pas  réellement de traduction politique (la Prusse accorde des droits théoriques aux Juifs en 1812 mais refuse de les appliquer),  de nombreux juifs se tournent vers la conversion au christianisme (tels le poète Heine, les animatrices de salon berlinois  Henriette Herz, Rachel Verhnagen ou même Dorothée Mendelssohn, la propre fille de Moses). D’autres, plus nombreux,  adoptent un judaïsme réformé, initié par Abraham Geiger (1810-1874) ou Samuel Holdheim (1806-1860)., qui veulent régénérer le judaïsme en raccourcissant les prières, en les proposant en allemand pour la plupart et en modifiant les rites ( Bat Mitsva des filles, recours à la musique, voire abandon de la circoncision, etc..). Tout au long du XIXème siècle, beaucoup de Juifs allemands cherchent à s’intégrer à la culture germanique, qui suscite alors une grande admiration dans toute l’Europe. Ils y parviennent rapidement, malgré l’indifférence sinon l’hostilité des Allemands eux-mêmes, au point que Nahum Goldmann, un des leaders du sionisme au XXème siècle, pourra parler de la grande affinité entre les cultures germanique et juive. Malgré leurs efforts, les Juifs n’obtiendront la totalité de leurs droits civils et politiques en Allemagne du Nord qu’en 1867 et dans l’ensemble du nouveau Reich qu’en 1872. De fait, ils se voient cependant refuser les postes élevés tant dans l’armée que dans la fonction publique. Après l’unification du pays et la proclamation de l’Empire en 1871, la montée des théories racistes et la poussée du nationalisme exacerbée par la crise économique de 1873 crée contre eux un climat de plus en plus hostile, marqué par des accusations de crimes rituels et la naissance de mouvements ouvertement antisémites. En 1895, il y a 16 députés qui s’affirment antisémites au Reichstag. Les Juifs allemands, dans leur grande majorité, sont patriotes et considèrent que cet antisémitisme (le mot est créé en 1879  par un pamphlétaire, Wilhelm Marr) disparaîtra avec  le progrès technique, scientifique et donc moral. En attendant, l’émancipation intellectuelle aboutit à une semi-impasse et à une large déjudaïsation…qui ne protège en rien les Juifs des antisémites, puisque pour eux, un Juif converti reste un Juif car il n’appartient pas à la même race que les Allemands, fleurons de la race aryenne. Même de nombreux théoriciens socialistes, Marx le premier, mais aussi Lassalle, le fondateur du parti socialiste allemand, dénoncent les Juifs, leur prétendue cupidité et leur attrait pour l’argent. Lassalle écrit que les Juifs « sont les descendants dégénérés d’une grande tradition qui avaient acquis au cours des siècles de servitude une mentalité d’esclaves ». Marx de son côté traite Lassalle de «  nègre juif ». Faut-il rappeler qu’ils sont tous deux d’origine juive ? Bebel aura beau s’exclamer que l’antisémitisme est le socialisme des imbéciles, rien n’y fera et une partie du prolétariat allemand considérera que Juif=exploiteur. Dès 1862, un théoricien socialiste juif, Moses Hess, affirme son pessimisme sur les relations entre Juifs et Goyim et conclut dans son livre « Rome et Jérusalem » à la nécessité de créer un Etat juif et socialiste en Palestine, en s’inspirant, pour le nationalisme, de l’unité italienne qui vient alors de se réaliser, mais encore sans Rome, tenue toujours par le Pape : « Avec la libération de la Ville éternelle du Tibre, commencera également celle du Mont Moriah ; la renaissance de l’Italie annonce celle de la Judée. Les enfants de Jérusalem, orphelins de leur ville, pourront participer eux aussi, au mouvement de renaissance des peuples(…) Le peuple juif fait nécessairement partie des peuples que l’on croyait morts et qui, conscients de leur mission historique, réclament leurs droits nationaux ». Sa voix n’a cependant guère d’écho, tant les Juifs allemands sont persuadés que leur intégration est pour demain. Cela explique que, malgré un relatif attachement de certains à l’hébreu, le sionisme ne touchera, à sa naissance, qu’une petite minorité

La France connaît une situation presque inverse de celle de l’Allemagne : dès 1791, les Juifs deviennent tous pleinement citoyens français, alors que culturellement ceux d’Alsace et de Lorraine ne sont pas complètement intégrés, contrairement à ceux de Bordeaux et de Bayonne. Même si Napoléon impose des restrictions aux Juifs d’Alsace  (alors qu’il libère les Juifs d’Allemagne et d’Italie de leurs différentes contraintes, ce qui sera effacé après 1815), Les Juifs de France commencent une ascension sociale et culturelle qui va durer jusqu’à la fin du XIXème siècle. Dès la Restauration et le règne de Louis Philippe, le baron James de Rothschild est le premier banquier de France .En 1848, le gouvernement provisoire de la Deuxième République comporte deux ministres juifs : Adolphe Crémieux à la Justice et Michel Goudchaux aux Finances. Sous le Second Empire, l’intégration sociale continue, avec le ministre Achille Fould (qui, il est vrai, se convertit au protestantisme), les banquiers Pereire et Mirès, les frères éditeurs Calmann - Lévy, la peintre Rosa Bonheur, les actrices Rachel et Sarah Bernhardt, et les musiciens Meyerbeer et Offenbach (ce dernier se convertissant lui aussi). Sous la Troisième République, les Juifs deviennent, comme le dit Pierre Birnbaum, « des fous de la République » : on les voit devenir Conseillers d’Etat, militaires de haut rang, et on les trouve aussi comme hommes politiques de premier plan, avec toujours Crémieux, mais aussi Alfred Naquet, promoteur de la loi sur le divorce en 1884 ou Camille Sée, qui développe l’enseignement pour les jeunes filles. On est donc loin de la situation allemande où, de facto, les Juifs n’accèdent pas à la haute fonction publique ni aux grades militaires élevés. Tout est-il donc pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Pas vraiment : l’antijudaïsme continue à être présent dans les milieux catholiques et conservateurs, il se développe dans les milieux ouvriers proches de Proudhon, lui-même antisémite, et, à partir du milieu des années 1880, un véritable antisémitisme se développe, dû notamment au Krach de la banque de l’Union Générale, dominée par des possédants très conservateurs, qui accusent les Rothschild et Juifs d’être responsables de leur déconfiture. Edouard Drumont publie « La France juive » en 1886 puis « La libre parole » en 1892, journal antisémite qui se saisit de l’Affaire de Panama dans laquelle des financiers juifs sont compromis. Fin 1894 surgit l’affaire Dreyfus, qui va relancer l’agitation nationaliste droitière déjà  à l’œuvre lors de la crise boulangiste de 1887-1888. On connaît le célèbre épisode de la dégradation du capitaine à laquelle assiste Theodor Herzl et qui l’aurait convaincu de l’impossibilité d’une intégration harmonieuse des Juifs dans la société de leur époque. Certes les « dreyfusards » vont finir par l’emporter, et les Juifs des shtetls de Russie et de Pologne vont porter aux nues le pays qui s’est déchiré pour l’honneur d’un capitaine juif, mais Herzl avait-il tort ? En 1907, Jules Renard, romancier socialiste, dreyfusard militant et l’un des fondateurs de l’Humanité avec Jaurès, n’écrit-il pas dans son journal : « Nous sommes tous antijuifs » ? Malgré cela les « Français de confession mosaïque » jouent à fond la carte de l’intégration, ne s’intéressent guère à l’hébreu et, à de rares exceptions près , ( Bernard Lazare), ne se tourneront pas vers le sionisme naissant.

 

A l’Est, l’émancipation ne se fait pas au même rythme, quand elle se fait : En Autriche, il faut attendre 1867 et l’instauration de la double monarchie austro-hongroise pour que les Juifs accèdent pleinement à la citoyenneté, après des siècles de vexations (impôts spécifiques, limitation du droit de résidence, notamment à Vienne. instauration de quotas pour les mariages..). En Hongrie, le gouvernement tente, après Kossuth, le révolutionnaire de 1848, de lier la citoyenneté à la réforme religieuse, voulant ainsi pousser les Juifs vers la modernité .Il doit cependant renoncer à son projet. Dès les restrictions levées, les Juifs se précipitent dans la capitale de l’Empire, où ils vont former très vite l’essentiel de la bourgeoisie, notamment intellectuelle. Cela n’empêche en rien, bien au contraire, le développement d’un fort courant antisémite qui aboutit, malgré l’opposition de François-Joseph, à l’élection en 1897 d’un maire hostile aux Juifs, Karl Lueger, qui sera sans cesse réélu jusqu’à son décès en 1910. Dans les provinces austro-hongroise, les Juifs doivent faire face au développement généralisé de l’antisémitisme lié à la montée des nationalismes, qu’ils soient autrichien, magyar, tchèque, slovaque, croate ou polonais en Galicie et roumain en Transylvanie. Tous ces nationalismes qui se haïssent et s’affrontent ont un point commun : leur détestation, à des degrés divers,  des Juifs ; Si l’antisémitisme est plus virulent à l’est qu’à l’ouest de l’Empire, il empêche une véritable intégration de la population juive.

En Russie, la situation est bien pire. Avec  le troisième partage de la Pologne en 1795 qui raye ce pays de la carte, Catherine II hérite d’une large population juive, à laquelle s’ajoute celle des bords de la mer Noire, zone qu’elle enlève aux Turcs. Près d’un siècle plus tard au moment de la montée sur le trône d’Alexandre III en 1881, qui succède à son père Alexandre II assassiné, il y a cinq millions de Juifs en Russie, soit dix fois plus qu’en Allemagne. La quasi-totalité est confinée dans une  « zone de résidence », à l’ouest de l’Empire tsariste. Cette zone s’étend de la Lituanie à l’Ukraine en passant par la Pologne et la Biélorussie. Seuls 200 000 Juifs environ peuvent s’installer ailleurs, essentiellement à Saint-Pétersbourg et à Moscou, car ils ont pu bénéficier sous Alexandre 1er (qui règne de 1801 à 1825) et de son neveu Alexandre II (tsar de 1861 à 1881) de l’enseignement dans des écoles russes et ont pu devenir, malgré le numerus clausus dans les universités, médecins, avocats, ingénieurs ou banquiers. Si quelques financiers, tels les Guinzburg ou les Poliakov, peuvent participer au développement de l’économie russe en investissant dans les chemins de fer, les industries textiles ou sucrières, la grande masse des Juifs vit très misérablement dans les shtetls, ces petits villages où ils sont souvent majoritaires et vivotent de professions tels qu’aubergistes, colporteurs, marchands d’alcool ou petits artisans. Ils habitent de pauvres baraques en bois, mal chauffées, et leur hygiène est déplorable. Ils ne parlent pratiquement qu’une seule langue : le yiddisch. Dans les grandes villes de la zone de résidence, telles Varsovie ou Odessa, qui comptent respectivement 220 000 et 140 000 Juifs, ils sont artisans ou petits commerçants. Leur vie y est un peu meilleure qu’en milieu rural,  mais guère.

Le règne de  Nicolas 1er (1825-1855) est le pire pour les Juifs : ils sont non seulement soumis comme les autres sujets du Tsar au service militaire de 25 ans à partir de 18 ans, mais ils peuvent être pris par les sergents recruteurs dès l’âge de 12 ans, voire 8 ou 9 ans. Ce système a pour but de déjudaïser les enfants, séparés de leur famille durant 35 ans.

Dans les années du règne d’Alexandre II, qui abandonne ce système inique,  les élites juives sont sensibles à l’occidentalisation-relative- du pays, à sa modernisation-le servage est aboli-et à la haskalah allemande. Cela conduit ses partisans, les « maskilim », à favoriser le développement de la littérature hébraïque, notamment à Odessa. Abraham Mapou écrit dès 1853, à la fin du règne de Nicolas 1er, le premier roman en hébreu Ahavat Sion (l’amour de Sion), texte historique qui se déroule dans l’Israël antique au temps d’Isaïe, tandis que Yehudah Leib Gordon publie de beaux poèmes. Ces textes suscitent l’ire de nombreux religieux, pour qui l’hébreu n’est que la langue sacrée. Les masses juives sont pour leur part marquées par le mouvement hassidique, apparu dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, qui s’est transformé en vénération pour les « tsaddikim », chefs des différents rassemblements de hassidim. Pour ces masses aussi, l’hébreu n’est que la langue des prières. Toujours sous Alexandre II, la russification gagne du terrain dans les élites et certaines s’éloignent de la religion, mais les conversions sont bien plus rares qu’en Allemagne ou même en France.

Alexandre III, dès son avènement, va reprendre en l’amplifiant la politique antisémite de son grand-père Nicolas 1er. Persuadé que ce sont les Juifs qui ont assassiné son père, il expulse vers les villes de nombreux Juifs des campagnes russes et laisse-sinon encourage- les paysans et le petit peuple perpétrer des pogroms de grande ampleur entre avril et juin 1881, notamment à Kiev et Odessa. La foule tue, viole, brûle des maisons, le tout sous le regard de la police qui se garde bien d’intervenir. Ces pogroms vont se répéter à Rostov en 1884 et surtout à Kichinev, en Bessarabie, (la Moldavie actuelle), en avril 1903, sous le règne de Nicolas II : on dénombre dizaines morts et des centaines de blessés. En octobre 1905, après la défaite contre le Japon et les émeutes, on compte 810 victimes de pogroms dans les villes de Russie occidentale et méridionale, victimes d’une organisation nationaliste marquée par l’obscurantisme religieux, « les Cent Noirs ».

Ces pogroms à répétition ont  trois conséquences pour les Juifs :

  1. Ils déclenchent une émigration massive, principalement vers les Etats-Unis, mais aussi vers l’Europe de l’ouest et l’Amérique du sud dont les frontières sont alors ouvertes: deux millions de Juifs quittent l’Empire russe entre 1881 et 1914
  2. Beaucoup de Juifs se tournent vers les mouvements révolutionnaires naissants, qu’ils soient populistes –les Narodniki-, que rejoint alors Eliezer ben Yehouda-, qui deviendra le père de la renaissance de la langue hébraïque, ou bien marxistes.
  3. Quelques- uns, pas les plus nombreux, rêvent d’émancipation nationale. .Dans ces années 1880-1900, on l’a vu, le nationalisme gagne partout en Europe, qu’il soit identitaire ou dominateur. En France, à partir de la crise boulangiste, il devient un des éléments de l’idéologie conservatrice, alors qu’il était plutôt marqué à gauche auparavant (Gambetta) ; en Italie, l’unité s’est construite autour de l’idée d’appartenance à une seule nation ; en Grande-Bretagne, les Irlandais veulent de plus en plus leur autonomie sinon l’ indépendance ; en Allemagne, le pangermanisme ,à coloration raciste prononcée, se développe au détriment des minorités de l’Empire , surtout les Polonais et les Juifs ; en Autriche, tous les peuples réclament à des degrés divers de pouvoir se gouverner eux-mêmes; en Turquie d’Europe, les différentes ethnies  balkaniques n’ont qu’un désir : se séparer de l’Empire ottoman ; en Russie, les Polonais et les Finlandais rêvent aussi de l’indépendance, comme les peuples du Caucase ou de l’Asie centrale, alors que le nationalisme russe ne jure souvent que par le panslavisme dont les Russes eux-mêmes seraient le moteur. Dès lors, pourquoi les Juifs n’auraient-ils pas droit à une existence nationale sur la terre ancestrale de Palestine ?

Cette idée n’est pas nouvelle. Chez les Juifs,  on a vu qu’elle est présente chez les religieux, qui voient simplement le retour à Sion comme une action pieuse, pour étudier les textes sacrés en vivant de la halouka, les oboles versées par les Juifs de la diaspora. Dans le monde occidental, depuis le début du XIXème siècle, le romantisme, favorable aux nationalités, pousse des auteurs, juifs ou non, à songer à redonner une terre aux Juifs, en Palestine ou ailleurs (notamment en Amérique du Nord, dans les zones non encore incorporées aux Etats-Unis, ou en Patagonie).On prête à Bonaparte, parti à la conquête de l’Egypte puis de la Palestine en 1798-1799, un appel aux Juifs d’Afrique et d’Asie pour qu’ils le rejoignent et aillent créer un Etat sur la terre de leurs pères. Même s’il est authentique- ce qui n’est pas certain-, cet appel n’a nullement enthousiasmé ses destinataires, et les Juifs de la région de Saint-Jean d’Acre ont préféré combattre avec les Turcs et les Anglais contre le futur Empereur des Français…En 1817, un diplomate et publiciste juif des Etats-Unis, Mordechaï Manuel  Noah, songe à un Etat juif symbolique près de Buffalo. En 1833, Lamartine, dans son « voyage en Orient », écrit : « Un tel pays, repeuplé d’une nation neuve et juive, cultivé et arrosé par des mains intelligentes, fécondé par un soleil du tropique, produisant lui-même toutes les plantes nécessaires ou délicieuses à l’homme depuis la canne à sucre et la banane jusqu’à la vigne et à l’épi des climats tempérés, jusqu’au cèdre et au sapin des Alpes, un tel pays dis-je, serait encore la terre de promission aujourd’hui, si la Providence lui rendait un peuple et la politique du repos et de la liberté ».

 Dans les années 1830-1840, des journaux britanniques ou allemands envisagent aussi la création d’un Etat juif en Palestine, pris ou acheté aux Turcs. Ce sont cependant là des songes creux, qui ne peuvent déboucher sur rien, pas plus que ne le fait en en 1876 le roman de l’écrivaine anglaise George Eliot« Daniel Deronda », qui a cependant influencé de futurs dirigeants sionistes, comme ben Yehouda ou l’américaine Henrietta Szold.

Le sionisme n’a cependant de sens que si ce sont des Juifs, et non pas des chrétiens, qui se l’approprient. Les pogroms de 1881 vont déclencher chez les Juifs de l’Empire russe un mouvement pratique et une réflexion théorique.

Le mouvement pratique est celui des Bilouim, né à Kharkov en Ukraine, qui tire son nom des initiales des quatre mots du verset 2,5 d’Isaïe : « Beth Yaakov lehou venelekah », « maison de Jacob, allons et partons ». Issus du mouvement des Hoveve Sion, « les amoureux de Sion », qui rêvent d’une présence juive renforcée en Palestine, quelques Bilouim décident de partir (16 sur 300..). Désireux de travailler le sol, à la fois pour « régénérer » les Juifs des ghettos et manifester leur intention d’avoir des terres qui appartiennent aux Juifs, ils se dirigent vers l’école d’agriculture de Mikve Israël, fondée par le Français Charles Netter en 1870, où quelques juifs de Jérusalem s’initient au travail agricole. En décembre 1884, ils fondent le village de Guedera, mais beaucoup d’entre eux renoncent devant les difficultés : ils ignorent tout de l’agriculture,  sont victimes de la malaria et manquent de moyens financiers et matériels. Certains, du reste, finissent par se transformer en contremaîtres et à employer des ouvriers agricoles arabes.. Néanmoins, entre 1882 et 1890, environ 25 000 Juifs quittent la Russie et la Roumanie, où la situation des Juifs  n’est pas meilleure (le gouvernement de Bucarest leur refuse les droits politiques), pour se rendre en Palestine. Ce ne sont pas à proprement parler des Bilouim, mais ils veulent travailler la terre. Ils constituent la première Alyah, et se heurtent à de multiples obstacles : dès juillet 1882 un firman du Sultan limite à 3 mois le séjour de ces immigrants qui viennent surtout de l’Empire des Tsars, ennemi juré des Ottomans. Moyennant force bakchichs, cette limitation peut être contournée, mais les moyens financiers sont rares, car les Juifs d’Autriche et d’Allemagne refusent de les aider. Seul le baron français Edmond de Rotschild accepte de le faire, sans vouloir apparaître. Des villages se créent, tels Rishon le Tsion dans la plaine côtière et Zikhron Yaakov près du Carmel ou encore Rosh Pinna en haute Galilée. Petah Tikvah, qui périclitait, est relancée. Les difficultés sont énormes : la Palestine connaît certes une relative modernisation (le télégraphe est installé à Jérusalem en 1865, une route est ouverte entre Jaffa et la ville sainte en 1868, et le train venant de Constantinople arrive en 1892 au pied des murailles de la Vieille ville). Le climat cependant est accablant pour ces Juifs venus du froid, le paludisme sévit et l’accueil de la population juive locale est réservé, voire hostile : comment des Juifs religieux peuvent-ils apprécier ces jeunes gens qui ne prient guère, manifestent des idées socialisantes et dansent –sans parler du reste- avec des jeunes filles de leurs groupes ?

Cette première alyah a abouti à des résultats très limités, et les colonies, qui groupent peu de monde, ne doivent leur survie qu’à Edmond de Rotschild qui fait œuvre simplement philanthropique  selon ses propres dires. Ce premier sionisme, pratique et non pas politique, n’est pas à la hauteur des défis que doivent affronter les masses juives, qui préfèrent partir vers Babylone - les Etats-Unis- plutôt que vers Sion qui n’est guère prête à les accueillir. On lui doit néanmoins, notamment grâce à Ben Yehouda qui s’installe à Jérusalem en 1881, la naissance de l’hébreu moderne et celle de la pensée d’Asher Guinzbourg, dit Ahad Ha’am  (Un du peuple), favorable à un centre culturel juif en Palestine capable de rayonner et d’irriguer tout le monde juif.

La réflexion théorique qui va rencontrer une certaine audience est celle d’un médecin juif russe de 60 ans, longtemps partisan de l’assimilation culturelle : Léon Pinsker, qui publie en 1882 à Berlin une brochure intitulée « Auto-émancipation ». Dans ce texte, l’auteur se déclare persuadé que la haine des Juifs, fondée sur des préjugés ancestraux, est incurable et ne peut être vaincue rationnellement, contrairement à ce que pensent les Juifs libéraux et assimilationnistes d’Europe centrale et occidentale. Les Juifs, ayant perdu leur patrie ancestrale, sont partout comme des membres d’une nation purement spirituelle. Certes, on a pu, dans de nombreux pays, leur accorder l’émancipation, mais c’est là l’effet d’un état d’esprit rationnel et d’un intérêt bien compris, et non pas l’expression  spontanée du sentiment des gens. Partout « le Juif est considéré par les vivants comme mort, par les autochtones comme un étranger, par les indigènes sédentaires comme un clochard, par les gens aisés comme un mendiant, par les pauvres gens comme un exploiteur millionnaire, par les patriotes comme un apatride, et par toutes les classes comme un concurrent qu’on déteste ». Comment s’en sortir ? pas en attendant que Dieu vienne rendre justice ni en pleurant sur l’injustice du monde. Les Juifs doivent retrouver leur dignité en se battant pour une patrie : le moment est propice car la conscience juive s’est réveillée. Encore faut-il trouver un ou plusieurs leaders que Pinsker voit plutôt venir d’Allemagne et d’Autriche. Dans sa brochure, il se révèle plus territorialiste que sioniste et songe à une terre en Amérique du nord ou en Asie Mineure .Il ne ralliera à la Palestine que quelques années plus tard.

Pinsker a joué un rôle important en théorisant, mieux que Hess, la permanence de l’antisémitisme et la nécessité d’une terre. Il a aussi joué un rôle politique en étant élu, en 1884, à Kattowitz, en Haute Silésie, Président d’un congrès qui fédérait de nombreuses sections des Amants de Sion. Son influence a été relativement limitée, mais il a été lu par beaucoup des futurs dirigeants du Mouvement sioniste…sauf Herzl.

       Herzl a affirmé en effet que s’il avait lu plus tôt  « Auto-émancipation », il n’aurait peut-être pas écrit « l’Etat juif ». Paru en février 1896, ce livre développe, selon son auteur, une idée déjà ancienne : l’établissement d’un Etat juif. Pourtant l’ouvrage va faire date. Ecrit en phrases courtes et vigoureuses, - contrairement au style habituel de l’auteur, plutôt touffu lorsqu’il écrit ses nombreuses pièces de théâtre-, il énonce clairement la pensée de l’auteur : « Je ne considère la question juive ni comme une question sociale, ni comme une question religieuse (...). C’est une question nationale ». Il ne croit pas à l’assimilation. Est-ce, comme il l’a dit, parce qu’il a assisté, en tant que correspondant de la  « Neue Freie Presse » de Vienne à la dégradation publique du capitaine Dreyfus sous les vociférations antisémites ? Cet échec de l’assimilation ne lui est pas apparu sans doute aussi soudainement, lui qui avait quitté à Vienne quelques années plus tôt l’association estudiantine « Albia » parce qu’elle allait adopter des thèses antisémites ; du reste, en France, il ne pouvait pas ne pas avoir vu les écrits de Drumont et l’antisémitisme qui affleurait déjà dans l’affaire de Panama, dans laquelle étaient mêlés les financiers Cornelius Herz et le baron de Reinach. Il était revenu depuis plusieurs années  des idées d’assimilation et ne croyait pas non plus à la philanthropie des barons Rothschild ou de Hirsch comme moyen d’action. Emotif, souvent dépressif comme le montre son journal, il n’apparaît pas ainsi dans son livre mais au contraire comme très volontariste : pour lui le monde a besoin d’un Etat juif, donc celui-ci sera, créé dans la génération présente ou suivante, car il faut bien résoudre la question, sinon des Juifs assimilés de l’Occident, du moins celle des masses juives d’Europe centrale et orientale. La construction de l’Etat juif prendrait plusieurs décennies, et Herzl en envisage les moyens : il prévoit la  création de deux organismes, « la Société des Juifs » qui fournirait un plan scientifique et une direction politique, et la « Compagnie juive », bâtie sur le modèle des sociétés civiles, pour la construction économique du pays. Il songe, sur le plan politique, à une monarchie démocratique sur le modèle britannique de l’époque et à un Etat neutre dans les affaires mondiales. Les rabbins n’auraient aucun pouvoir politique, Herzl détestant toute forme de théocratie. Il envisage ce qu’il faudra faire dans presque tous les domaines (éducation, finances, transports, armée- il va jusqu’à dessiner les uniformes !). Il sait que les progrès techniques de la fin du XIXème siècle rendent possibles de grandes réalisations, indispensables à la création d’un Etat moderne. Il y a là une part de rêve et d’utopie, qu’on retrouvera quelques années plus tard dans son roman «  Altneuland », paru en 1902. Cela n’empêche pas Herzl d’être concret et de savoir ce qu’il veut : créer un Etat internationalement reconnu grâce à une charte, et ce combat est politique. Il ne sert à rien d’infiltrer un territoire comme l’ont fait les premiers pionniers en Palestine, car c’est là une dispersion vaine d’efforts. Où fonder un tel Etat ? Herzl songe à l’Argentine, en fait à la Patagonie-où le baron de Hirsch a envoyé des colons-, mais surtout, en raison de l’attachement millénaire des Juifs, à la Palestine. Le sultan ne pourrait-il pas donner cette terre aux Juifs moyennant la remise en état des finances turques, qui sont en état de banqueroute permanente ?

        « L’Etat Juif » a été fort mal reçu, moqué et méprisé par ses lecteurs occidentaux assimilés et par les religieux hostile à un Etat laïc. Même dans les milieux sionistes-le mot « sionisme » a été inventé en 1892 par Nathan Birnbaum-les réserves sont fortes : qui est ce Herzl ? Et pourquoi se montre-t-il si réservé à l’égard de la langue hébraïque qu’il ne maîtrise du reste pas ? En fait Herzl, qui au début songeait à l’allemand comme langue de l’Etat finira par se rallier à l’hébreu, sous l’influence des Juifs russes. Cela n’empêche pas Herzl, qui se définit comme un général sans troupes, de consacrer les huit ans qui lui restent à vivre à la diplomatie et à l’organisation.

      Sur ce terrain, Herzl se montre excellent : il lance presque seul un journal (die Welt) et monte en août 1897 le premier congrès sioniste à Bâle. Il aurait préféré Munich, mais les Juifs de la ville ont refusé. En fait, au départ, il n’est appuyé que par quelques cercles d’étudiants sionistes viennois, des Galiciens et des Bulgares. Deux personnalités seulement vont l’appuyer : David Wolfsohn à Cologne, qui dirige les Amants de Sion en Allemagne, puis Max Nordau, né à Budapest comme lui, connu comme médecin et essayiste, qui va devenir son bras droit. Le congrès de Bâle, auquel beaucoup d’Amants de Sion ont refusé d’assister, groupe environ 200 personnes venues de 17 pays. Un tiers des délégués sont des Juifs russes, ce qui impressionne beaucoup Herzl. Ce qu’on va appeler « le programme de Bâle » est adopté par le Congrès. L’essentiel de ce programme est dans la première phrase : « le sionisme vise à établir pour le peuple juif une patrie reconnue publiquement et légalement en Palestine ». L’accent est donc mis, dès le départ, sur la nécessité d’une reconnaissance internationale et non pas sur une colonisation agricole qui en quinze ans n’a concerné que quelques milliers de personnes dans un large désintérêt du monde juif. On évoque aussi la création d’une banque sioniste ( le futur »Jewish Colonial Trust » qui sera l’ancêtre de la banque Leumi) et d’une caisse centrale qui sera réellement fondée en 1902, le K.K.L. A la fin du congrès, Herzl est élu Président de l’Organisation sioniste à l’unanimité et sous les acclamations. Il peut écrire dans son journal intime qu’à Bâle il « a fondé l’Etat juif (..). Peut-être dans cinq ans et certainement dans cinquante ans tout le monde s’en rendra compte ». Contrairement à la conférence de Kattowitz en 1884, passée largement inaperçue, la presse du monde entier relate le congrès. Un mouvement est né, qui va grandir d’année en année : au IVème Congrès les mille sections locales de Russie comptent cent mille membres et au Vème, en 1901, des délégués du Chili, de l’Inde britannique et de la Nouvelle-Zélande font leur apparition. Le mouvement reste cependant très minoritaire dans le monde juif, notamment en France où il est presque inexistant.

       L’Organisation sioniste va se heurter à deux difficultés : financières d’abord, car les Juifs fortunés ne veulent pas participer au Mouvement, et sur les 250 000 £ nécessaires au Jewish Colonial Trust, le quart seulement est rassemblé en 1901. Plus grave est l’échec diplomatique, notamment auprès du Sultan Abdulhamid II, que Herzl réussit à rencontrer. Celui-ci, qui en 20 ans de règne a perdu la suzeraineté sur la Tunisie et l’Egypte, ainsi que nombre de ses possessions dans les Balkans, veut bien accueillir des agriculteurs juifs dans son Empire…mais pas en Palestine. Herzl ne réussit pas à le convaincre de céder ce territoire, car Abdulhamid ne pense pas –avec raison- qu’il puisse réunir l’argent susceptible de remettre à flot les douanes ottomanes. Le dirigeant sioniste a aussi approché Guillaume II, notamment lors d’une visite du Kaiser à Jérusalem, le 2 novembre 1898 (c’est la seule fois que Herzl s’est rendu en Palestine, où il a passé en tout et pour tout neuf jours..) Le communiqué allemand publié à la suite de cette rencontre a simplement indiqué que l’Empereur a montré un intérêt bienveillant pour les efforts tendant à l’amélioration de l’agriculture en Palestine tant que ceux-ci concordent avec l’intérêt de l’Empire ottoman et respectent pleinement la souveraineté du Sultan.. Guillaume II, antisémite notoire-en privé-, qui avait montré de l’intérêt pour le sionisme, n’oublie pas que la Turquie est une alliée de l’Allemagne qui y a des projets importants tels que le Bagdad Bahn. Les contacts avec le pape Pie X, un des plus réactionnaires des derniers siècles, ne sont pas plus fructueux. Sa Sainteté déclare à Herzl en 1903 qu’elle ne peut pas empêcher les Juifs de s’installer en Terre Sainte, mais qu’elle ne pourra jamais entériner une telle présence. Le Souverain Pontife n’a pas révélé les raisons de ce refus mais elles sont évidentes : si les Juifs reprennent le contrôle de Jérusalem, c’est la fin de la malédiction qui frappe le Juif errant et le peuple déicide, et l’Eglise catholique n’est plus alors le « verus Israël », le véritable Israël. CQFD.

                Curieusement les relations ont été meilleures avec Plehve, le ministre russe de l’intérieur, foncièrement antisémite, qui porte la responsabilité en avril 1903 du pogrom de Kichinev. Ce ministre avait aussi interdit toute forme de propagande sioniste et de collecte pour le fonds national juif dans tout l’Empire. Herzl souhaite que la diplomatie russe intervienne auprès du Sultan pour qu’il accorde au mouvement sioniste une charte pour la Palestine. Attitude naïve et chimérique : les derniers que le Sultan accepterait d’écouter sont bien les Russes, adversaires de toujours de son Empire. Plehve est d’accord pour favoriser l’émigration des Juifs de Russie et de la Pologne annexée, mais s’oppose à tout ce qui peut favoriser un nationalisme juif au pays du tsar Nicolas II.

             Finalement, c’est en Grande-Bretagne que Herzl reçoit l’accueil le plus favorable : Cela est en partie dû au fait que les Britanniques sont plus imprégnés de Bible non seulement que les catholiques-ce n’est pas difficile-, mais aussi que les Luthériens, marqués souvent par l’antijudaïsme de Luther. L’afflux en Angleterre de Juifs d’Europe de l’Est fuyant les pogroms préoccupe plus prosaïquement le gouvernement de Sa Majesté qui verrait d’un bon œil la création d’un Etat juif tampon, sinon en Palestine qui ne lui appartient pas, du moins à ses portes. Alors pourquoi pas Chypre, propose Herzl ? Son principal interlocuteur, Joseph Chamberlain, alors ministre des Colonies, s’y oppose : il voit mal les Juifs s’installer dans l’île où les tensions sont déjà fortes entre Grecs et Turcs. Il propose à Herzl la région d’El –Arich, au nord de la péninsule du Sinaï, mais là c’est le vice-roi d’Egypte, Lord Cromer, qui met son veto, car une commission a mis en exergue que l’irrigation de cette zone quasi-désertique pomperait trop d’eau du Nil. Alors Chamberlain propose à Herzl une solution étonnante : les hauts plateaux de l’Ouganda. Désireux à tout prix de venir en aide aux Juifs russes persécutés, Herzl accepte de présenter cette solution, qualifiée par Nordau d’ « asile de nuit », au VIème congrès sioniste de 1903. Elle rencontre l’opposition des Juifs russes, y compris ceux de Kichinev qui venaient de subir le pogrom, qui ne jurent que par la Palestine. Grâce aux voix des Juifs des pays occidentaux, Herzl obtient un vote favorable sur l’envoi d’une commission en Afrique orientale, mais le projet est en fait mort-né, tant l’opposition des Russes, menée par Ussiskhine, est forte. Moins d’un an après ce Congrès, le 3 Juillet 1904, Herzl meurt d’épuisement à seulement 44 ans. S’il n’a pas vu la réalisation de son rêve, il a commencé à incarner l’espoir pour de nombreux Juifs qui l’ont acclamé tant à Sofia lors de l’un de ses retours de Constantinople qu’à Vilna après avoir été reçu par Plehve.

            Néanmoins, à sa mort, le sionisme est un mouvement très minoritaire dans le monde juif, qu’on peut au moins diviser en six tendances :

  1.  Les traditionnalistes religieux qui restent souvent dans les shtetls –parce qu’ils n’ont pas les moyens d’en partir-ou sont présents  dans les grandes villes de la zone de résidence (Varsovie, Odessa). Une partie d’entre eux émigrent. Leur langue est le yiddisch et, pour la plupart, sont violemment hostile au sionisme qui refuse d’attendre le Messie et désacralisent l’hébreu en en en faisant  progressivement une langue quotidienne. Seuls quelques rares rabbins, tels Samuel Mohilever ou plus tard le rav Kook, qui émigre en Palestine en 1904, font exception
  2. Les assimilationnistes, très majoritaires en France, Grande-Bretagne, Allemagne, Italie (moins en Autriche-Hongrie), qui pensent que l’antisémitisme,  fondé sur des pulsions irrationnelles, archaïques et rétrogrades, va disparaître avec la montée de la rationalité et de la pensée scientifique et technique. Naturellement, leur langue devient vite celle du pays où ils vivent.
  3. Les émigrants, qui fuient les pogroms ou simplement la misère, espèrent une vie matérielle meilleure, une liberté plus grande, et seront pour beaucoup-mais pas tous- prêts à rejoindre les rangs des assimilationnistes.
  4. Les socialistes, qui pensent que la victoire du prolétariat  aboutira la fin de la lutte des classes et à un internationalisme généralisé qui fera disparaître l’antisémitisme et toute forme de nationalisme.
  5. Les bundistes. Le Bund, créé en 1898, est un parti socialiste juif qui combat avec les autres socialistes pour la victoire du prolétariat mais qui prône pour les Juifs de Russie et de Pologne une autonomie culturelle fondée sur leur langue, le yiddisch. Il est très opposé au sionisme, qu’il voit comme un rêve nationaliste et souvent bourgeois, et restera un parti bien plus puissant que lui en Russie jusqu’à la victoire du bolchevisme –qui l’interdira-et en Pologne jusqu’à la seconde guerre mondiale. Proches du bundisme sont les autonomistes : pas tous socialistes, moins attachés au yiddisch comme langue de culture, ils affirment aussi le rôle central de la diaspora comme cœur de la vie juive.
  6. Face à toutes ces tendances, le sionisme du début du XXème siècle pèse peu, d’autant qu’à la mort de Herzl l’échec semble patent : l’obtention de la Palestine semble plus lointaine que jamais et le mouvement semble très isolé sur la scène internationale. En outre, plusieurs tendances apparaissent en son sein : celle de Herzl, qui correspond au libéralisme économique et politique, même s’il accepte que dans l’Etat juif la terre ne soit pas privatisée et qu’il envisage plutôt l’étatisation, par exemple, des moyens de transport . Une tendance socialiste apparaît un peu plus tard au sein du mouvement ; elle est conduite par Baer Borochov puis par Nahman Syrkin, juif russe,  et elle se développe dans l’Empire tsariste. Herzl doit aussi compter avec les « sionistes pratiques » qui suivent les « Hoveve Sion », désireux de développer avant tout les colonies agricoles en Palestine et avec ceux qui, derrière Weizmann et surtout Ahad Ha’am voient surtout la Palestine comme un centre culturel juif et non  le siège d’un futur Etat. Ahad Ha’am est très critique à l’égard de Herzl et n’hésite pas à demander : si des Noirs d’Afrique arrivent à un stade de développement suffisant pour fonder un Etat, en quoi celui-ci serait-il différent de celui de Herzl, qui ne s’intéresse pas à la culture juive ? Il est en outre très inquiet sur les relations avec la population arabe, et ne partage en rien la vision idyllique des relations judéo-arabes de Herzl. Ce n’est qu’en 1907 que Weizmann va rapprocher les sionismes « politique » et  « pratique » en un sionisme « synthétique ». Pour compliquer encore le tableau, vont apparaître au sein du mouvement, du vivant de Herzl, des sionistes religieux, puis, après la première guerre mondiale, des « révisionnistes autour de Vladimir Jabotinsky. Les « territorialistes », pour leur part, prêts à accepter n’importe quel territoire, regroupés autour de l’écrivain anglais Israël Zangwill vont quitter le mouvement.

Pourtant, malgré toutes ces divisions et la faiblesse du mouvement qui n ‘a plus guère d’espoir d’aboutir à une solution politique après la mort de Herzl, c’est le sionisme qui l’emportera à terme face aux autres composantes du monde juif. Pourquoi ? Comment ? Je laisse le soin aux autres orateurs de l’expliquer.

Un dernier point : le sionisme pouvait-il naître à un autre moment et à un autre endroit que ceux auxquels il est apparu ? Sans faire du déterminisme historique, ce qui est un exercice un peu vain, on peut répondre plutôt par la négative. Au XVIème siècle, Joseph Nassi, duc de Naxos, conseiller écouté de Soliman le Magnifique et son fils Selim II, rebâtit les murailles de Tibériade et,  en accord avec le Sultan, veut développer la culture du ver à soie en faisant venir des Juifs sur leur terre ancestrale. Certains partent pour Tibériade mais n’arrivent pas, les pirates de Méditerranée ayant réglé leur sort. Joseph  se décourage vite et ne donne pas suite à son projet. Les temps n’étaient sans doute pas mûrs. Et si Herzl avait écrit « l’Etat juif » ne serait-ce que trente ans plus tôt, à une époque où la plupart des Juifs croyaient à l’émancipation totale, son livre n’aurait- il pas sombré dans l’indifférence générale, comme celui de Moses Hess ? La fin du XIXème siècle est plus propice au développement du sionisme en raison des progrès techniques dans les transports (moins de quinze jours pour se rendre d’Odessa à Jaffa contre un mois avant l’apparition de la navigation à vapeur) et dans les communications (apparition du télégraphe électrique puis du téléphone, accroissement des titres de presse écrite et de leurs lecteurs, etc..), ce qui facilite les échanges entre communautés séparées.

Par ailleurs, il est évident que le sionisme est une réponse et un décalque des nationalismes qui fleurissent partout en Europe surtout dans la deuxième moitié du siècle, de l’Irlande à la Grèce et de l’Espagne à la Finlande en traversant les quatre Empires européens (allemand, austro-hongrois, russe, ottoman). Sans ces nationalismes, pas de modèle national pour les Juifs, et pas davantage plus tard de nationalisme palestinien, qui est une réplique du/au  sionisme. Naturellement, ces nationalismes se déchirent entre eux, et tous ceux qui comptent de nombreux Juifs sur leur territoire développent fréquemment un antisémitisme virulent, parfois un antisionisme marqué à certaines périodes comme dans l’Empire tsariste, mais voient aussi parfois, comme dans l’Allemagne impériale ou toujours l’Empire russe, une « solution au problème juif ».

Enfin, on comprend aisément pourquoi le sionisme est né dans des contrées où l’assimilation se révèle difficile, avec des militants issus de l’Empire des tsars, dans lequel les nationalismes grand-russe et polonais ne cessent de considérer les Juifs comme un corps étranger, et des dirigeants qui proviennent d’Europe centrale où les Juifs se heurtent aux difficultés, sinon à l’impossibilité, d’une intégration complète, non souhaitée par les habitants du pays.

Alors le sionisme est-il une nécessité historique ? En tout cas l’exemple de Herzl montre bien que la volonté  en histoire peut ne pas être un vain mot : ce n‘est pas si fréquent de voir un tel volontarisme réussir dans la durée là où  le fascisme, le nazisme et le  communisme, autres exemples de volontarisme, ont tous échoué plus ou moins vite. Près de 115 ans après la mort de Herzl, on peut affirmer que le sionisme, qui n’est pas un totalitarisme, a pour sa part réussi.

Le colloque était organisé par le Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme de Paris

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