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Publié le 15 Octobre 2012

Taguieff : Ces islamistes malades de leur haine des juifs. Interview

Propos recueillis par Violaine de Montclos, dans Le Point, 11 oct. 2012

 

Le Point: Nous voilà face à ce « nouvel antisémitisme » contre lequel vous nous mettez en garde depuis des années. D'où vient cette nouvelle judéophobie et sur quel terreau progresse-t-elle ?

Pour décrypter les sombres mystères du « sionisme mondial », les islamistes recourent au même faux antijuif que les nazis

Pierre-André Taguieff: Elle fait irruption par la porte de derrière, par les banlieues et les « quartiers sensibles », portée par le nouveau Lumpenproletariat [sous-prolétariat] issu de l'immigration, endoctriné à la haine des juifs et de la France (et plus largement de l'Occident) par des prédicateurs islamistes, encouragé dans les actions violentes par les agitateurs du nouveau gauchisme « anticapitaliste » et islamophile. Ces jeunes djihadistes ont le plus souvent la nationalité française et, parmi les cibles privilégiées par les idéologues contemporains du djihad, ils visent surtout les cibles juives (écoles, lieux de culte, magasins, etc.). Le propre de ce Lumpenproletariat émergent, c'est qu'il oscille entre la délinquance, petite ou grande, et l'action djihadiste, c'est-à-dire le terrorisme au nom de l'islam. Le tueur islamiste Merah est devenu l'emblème de ce type émergent, dont les pulsions criminelles, stimulées par un fort ressentiment à l'égard de la société d'accueil, sont légitimées et transfigurées, dans le cadre d'un islam politique centré sur l'appel au djihad « contre les juifs et les croisés », par la «défense» des Palestiniens victimes. Ainsi, en assassinant des enfants juifs, Merah affirmait-il vouloir « venger les enfants palestiniens ». Pour parler comme Marx, disons que ce nouveau Lumpenproletariat islamisé ou islamisable est l'allié objectif de tous les ennemis de l'Occident libéral/démocratique, des juifs et du peuple français. Pourcomprendre la nouveauté du phénomène, il faut supposer l'existence, dans le champ des opinions et des croyances idéologisées, d'une forte corrélation entre la haine de l'Occident (l'hespérophobie), la haine de la France (la francophobie) et la haine des juifs (la judéophobie).

 

N'y-a-t-il pas d'islamisme radical sans antisémitisme?

 

Il faut bien comprendre que l'islamisation du discours antijuif ne se réduit pas à l'invocation de versets du Coran ou de certains hadiths. Il consiste à ériger, explicitement ou non, le djihad contre les juifs en sixième obligation religieuse que doit respecter tout musulman. Tel est l'aboutissement de la réinterprétation doctrinale de l'islam entamée, dans les années 30 par les idéologues des Frères musulmans, à commencer par Hassan el Banna (1906-1949), ainsi que par le « grand mufti » de Jérusalem, Hadj Amin el Husseini (1897-1974), leader arabe musulman ayant déclaré la guerre aux juifs dès les années 20, avant de s'installer à Berlin durant la Seconde Guerre mondiale, pour collaborer notamment à la propagande antijuive à destination du monde musulman, après sa rencontre avec Hitler le 28 novembre 1941. L'islamisation croissante de la « cause palestinienne » a conféré à cette dernière le statut symbolique d'un front privilégié du djihad mondial C'est pourquoi la dernière grande vague judéophobe se caractérise par une forte mobilisation du monde musulman contre Israël et le « sionisme mondial », s'accompagnant, chez les prédicateurs islamistes, d'une vision apocalyptique du combat final contre les juifs. Comme le répète l'article 28 de la charte du Hamas, qui résume en une phrase l'idéologie antijuive du mouvement islamiste palestinien. « Israël, parce qu'il est juif et a une population juive, défie l'islam et les musulmans. » Le programme « antisioniste », considéré dans ses formulations radicales, a un objectif explicite qui revient à vouloir « purifier » ou «nettoyer» la Palestine de la « présence sioniste » ou « juive », considérée comme une « invasion » qui souille une terre palestinienne ou arabe (pour les nationalistes), ou une terre d'islam (pour les islamistes).

 

Sur quelles bases théoriques, sur quels écrits cet antisémitisme se fonde-t-il ?

 

Le grand théoricien du djihad antijuif a été l'idéologue fondamentaliste égyptien Sayyid Qutb (1906-1966), auteur, au début des années 50, d'un opuscule intitulé « Notre combat contre les juifs », texte de référence pour la plupart des mouvements islamistes sunnites. Il y désigne les juifs comme les plus anciens et les plus redoutables des ennemis de l'islam : « Les juifs devinrent les ennemis de l'islam dès qu'un État musulman fut établi à Médine. Ils complotèrent contre la communauté musulmane dès que celle-ci fut créée (...) Cette âpre guerre que les juifs nous ont déclarée (...) dure sans interruption depuis quatorze siècles et enflamme, encore maintenant, la terre jusqu'en ses confins. » Du fondateur des Frères musulmans, Hassan el-Banna, à Sayyid Qutb, la politisation de l'islam s'est en fait opérée selon deux voies corrélatives : d'une part, la djihadisation du système des devoirs religieux, impliquant de conférer à la « mort en martyr » le statut d'un idéal existentiel suprême, et, d'autre part, la désignation des juifs comme incarnation de l'ennemi absolu, dont le « sionisme » et Israël sont devenus les visages diabolisés. Les héritiers des « pères fondateurs » de cette islamisation de la cause antijuive, longtemps restée au stade du projet idéologique, sont passés à l'action au cours des trois dernières décennies du XXe siècle, puis au début du XXIe. Ces héritiers sont les groupes islamistes radicaux pratiquant le terrorisme, donc le meurtre de civils, pour lutter contre leurs ennemis, au premier rang desquels ils placent les juifs.

 

Cette judéophobie islamiste a-t-elle, selon vous, des racines communes avec l'antisémitisme théorisé par le national-socialisme ?

 

Ce que les nouveaux antijuifs militants se réclamant de l'islam ont en commun avec les nazis, c'est d'abord la diabolisation des juifs, accusés de former une puissance occulte internationale à l'origine de tous les malheurs du monde, ensuite la conviction de style apocalyptique que l'anéantissement des juifs est la voie de la rédemption. Les nazis visaient les juifs à la fois comme « judéo-bolcheviques » (ou « judéo-maçonnico-bolcheviques ») et comme « judéo-capitalistes » (« banquiers juifs internationaux », « haute finance juive »). Les antijuifs islamistes les désignent comme les pires ennemis de l'islam et comme « sionistes », fantasmés comme « comploteurs » et « assassins ». Qutb disait des juifs : « De la part de telles créatures, qui tuent, massacrent et diffament les prophètes, on ne peut attendre que des bains de sang et toutes les méthodes répugnantes par lesquelles ils accomplissent leurs machinations. » Le « complot juif (ou judéo-maçonnique) international » s'est transformé en « complot américano-sioniste mondial », conduit par les « judéo-croisés ». Pour décrypter les sombres mystères du « sionisme mondial », les islamistes recourent au même faux antijuif que les nazis : les « Protocoles des sages de Sion », fabriqués au tout début du XXe siècle par des antisémites russes.