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Publié le 29 Janvier 2013

Trois questions à Tal Bruttmann

 

 

Propos recueillis par Stéphanie Dassa

 

Vous réalisez pour le Mémorial de la Shoah une exposition intitulée « La spoliation des Juifs, une politique d’État ». Cette politique en place dans le Reich dès 1933 et adoptée par Vichy en 1941 a-t-elle permis d’évincer les Juifs de l’économie française tout en légalisant un système économico-criminel  ?

 

Une très grande partie des politiques antisémites à l’œuvre durant la guerre, qu’elles soient allemandes ou françaises, reposent sur des bases légales, depuis les exclusions professionnelles portées par les deux « statuts des Juifs » promulgués par Vichy jusqu’à la politique d’ « aryanisation », en passant par les recensements mis en place par les autorités françaises et allemandes. Ces recensements sont d’ailleurs directement liés aux spoliations. Ils sont mis en place, particulièrement en ce qui concerne Vichy, afin d’identifier autant les personnes que leurs biens, ceci afin de permettre ensuite la dépossession. L’ « aryanisation », c'est-à-dire la principale des politiques de spoliations (lesquelles sont un vol légal, par opposition au pillage), s’avère être une politique qui a été menée avec une redoutable efficacité : on peut estimer qu’à la fin 1943 la totalité ou presque des biens définis par la loi comme devant être confisqués à leurs propriétaires l’ont été. En 1944, 50% de ces biens confisqués sont considérés comme définitivement « aryanisés » (vendus ou bien liquidés). 

 

L’exposition « La spoliation des Juifs, une politique d’État » se tiendra au Mémorial de la Shoah à Paris du 30 janvier au 29 septembre 2013

 

La Shoah définit l’élimination physique des Juifs, dont l’acmé est atteinte durant l’Aktion Reinhardt. Peut-on considérer alors la politique de spoliation des Juifs comme un chapitre de la Shoah ? Ou bien considérez-vous que cette tentation prend source dans le réflexe de « lire l’histoire par la fin »? Pour reprendre des propos d’Ady Steg : « On ne prononce pas dans le même souffle : j’ai perdu mes enfants et j’ai perdu mes meubles… »

                                                                                      

Je ne suis pas certain que l’Aktion Reinhardt constitue l’acmé du processus de destruction, même si bien évidemment la destruction des Juifs du Gouvernement général (près de 2 millions de personnes) en soit une partie essentielle. À mon sens l’acmé est atteinte avec la destruction des Juifs de Hongrie : en à peine quelques semaines les Juifs du pays sont rassemblés et 437 000 déportés à Auschwitz en deux mois. C’est là que l’efficience nazie se trouve à son sommet, depuis le rassemblement de la population jusqu’aux convois qui se succèdent à un rythme effréné. Le site de Birkenau porte d’ailleurs l’empreinte de cette opération, à l’occasion de laquelle les rails de chemin de fer ont été prolongés à l’intérieur du camp, au plus près des chambres à gaz. La politique de spoliation constitue un chapitre de la Shoah, Raul Hilberg l’a montré dans son maître ouvrage, La destruction des Juifs d’Europe. Bien que mise en place avant que l’assassinat ne soit planifié, elle va ensuite très largement le faciliter : les populations juives se trouvent exclues socialement, isolées et appauvries. Mais comme Ady Steg l’a fort justement résumé, l’assassinat de masse constitue LE crime, conférant une dimension moindre aux autres politiques antisémites alors mises en œuvres qu’il écrase par son ampleur. C’est d’ailleurs, comme l’a écrit Annette Wieviorka, une fois le deuil des victimes réalisé, notamment grâce au travail de Serge Klarsfeld dont le Mémorial des Juifs déportés de France constitue un cénotaphe, que les questions matérielles ont ressurgi, durant les années 1990.

 

Vous avez mis à jour dans le cadre d’une recherche scientifique le processus d’ « aryanisation économique » des biens des Juifs en Isère. Comment cette auscultation locale s’inscrit-elle dans l’histoire « globale » ?

 

L’étude qui a été réalisée à l’initiative de la Ville de Grenoble se trouve à la croisée de plusieurs champs historiographiques. Au-delà de la volonté de connaître ce que furent les spoliations et les victimes de celles-ci, elle a également pour objectif de décortiquer la mise en œuvre d’une politique publique, mise en place par l’action d’un large éventail d’administrations – depuis le commissariat général aux Questions juives aux mairies, en passant par les préfectures et les tribunaux – et avec la complicité de pans importants de la société française. En effet, de nombreuses professions (notaires, architectes, marchands de biens…) ont été appelées à jouer un rôle dans ce processus, de même que plus largement la population, puisque c’est de son sein que proviennent les acheteurs des biens mis en vente.

Cette étude s’inscrit également dans la microhistoire, qui en ce qui concerne la Shoah, est en plein développement en France. Dans le cas précis de cette recherche, il s’agit de voir comment une politique décidée au niveau central est mise en œuvre et appliquée, au quotidien et au plus près du terrain.

 

L’exposition « La spoliation des Juifs, une politique d’État » se tiendra au Mémorial de la Shoah à Paris du 30 janvier au 29 septembre 2013.

Tal Bruttmann est le commissaire de cette exposition qui fait écho à la vaste étude qu’il a menée sur l’ « aryanisation » économique et la spoliation des biens des Juifs en Isère.

Un cycle de projections et de rencontres en présence d’historiens, de conférenciers, et de spécialistes du sujet, se déroulera à partir du 31 janvier et jusqu’au mois de septembre.

Renseignements : Mémorial de la Shoah, 17 rue Geoffroy l’Asnier 75004 Paris.

Tel : 01 42 77 44 72

www.memorialdelashoah.org