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Publié le 10 Novembre 2021

France - Dans l’ancien camp de Drancy, les locataires de la cité et les "fantômes" du passé

Les immeubles de la Muette, une cité où des dizaines de milliers de juifs furent autrefois enfermés avant leur déportation, sont désormais des logements sociaux. La plupart des 500 habitants, en très grande difficulté, ignorent l’histoire des lieux, malgré la présence du Mémorial de la Shoah.

Publié le 10 novembre dans Le Monde

Rien n’a changé. Ou presque. Les barbelés et les miradors ont disparu, les cinq tours et les barres ont été détruites en 1976. Pour le reste, la cité de la Muette, à Drancy, en Seine-Saint-Denis, tient encore debout. Tout est là : l’immense bâtiment de quatre étages en forme de fer à cheval qui abritait les dortoirs, la pelouse pelée où étaient autrefois installées les latrines, les caves qui servaient de cachots, le tunnel inachevé creusé par des prisonniers décidés à fuir.

Les camps nazis, on veut les imaginer loin, dans l’est de l’Europe. On veut les croire détruits ou sanctuarisés, lieux de mémoire figés, visités. Et pourtant, c’est là, tout près, à une dizaine de kilomètres de Paris, que s’est écrite l’une des pages les plus noires de l’histoire de France. C’est ici qu’officiers allemands et gendarmes français ont enfermé 80 000 juifs avant d’envoyer 63 000 d’entre eux – sur les 75 000 déportés en France – vers les camps de concentration, essentiellement à Auschwitz-Birkenau.

Le Mémorial de la Shoah de Drancy – un musée et un centre de documentation, situés juste en face de la cité – a voulu rendre compte du destin de cette « cité-jardin » que rien ne prédestinait à un avenir aussi sombre. « La Muette rappelle comment les nazis ont inscrit leur politique de déportation en milieu urbain, comme le ghetto de Varsovie », souligne Jacques Fredj, directeur du Mémorial.

A l’occasion des 90 ans de la construction de la cité et des 80 ans de l’ouverture du camp, l’exposition « Les gratte-ciel oubliés de la Muette (1931-1976) » raconte, jusqu’au 6 mars 2022, l’évolution de ce « grand ensemble », réquisitionné par le IIIe Reich en 1940 pour y enfermer les prisonniers de guerre français et britanniques avant d’être transformé, à compter du mois d’août 1941 et jusqu’à l’été 1944, en camp d’internement, puis de transit, pour les juifs. « La Muette fut la plaque tournante de la déportation en France », rappelle l’historien de l’architecture Benoît Pouvreau, du service du patrimoine culturel du conseil général de la Seine-Saint-Denis et co-commissaire de l’exposition. Le tout sous la garde de gendarmes français, alors logés dans les tours.

Page d’histoire

Le temps a passé. La vie a repris son cours. Quelque 500 personnes habitent aujourd’hui ces murs. Les plus pauvres exclusivement : beaucoup d’étrangers tout juste arrivés, et aussi des patients de l’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard. « C’est le seul camp non démoli et encore habité en France », précise Karen Taieb, responsable des archives du Mémorial et co-commissaire de l’exposition. Le rez-de-chaussée est occupé par des associations et des commerces ; les étages, par des locataires. Les logements, 369 au total, sont humides, les fuites fréquentes, les vingt-deux cages d’escalier tombent en ruine. Partout, la peinture s’écaille, les murs s’effritent, les portes d’entrée sont cassées. Et la saleté, du sol au plafond.

Il y a peu d’enfants à la Muette, plutôt des couples et des personnes seules. Les appartements sont exigus, des studios et des deux-pièces uniquement, de 22 à 28 mètres carrés. « Evidemment que l’histoire de la cité ne me plaît pas, mais ça, je m’en fiche », assure Michèle – les prénoms sans patronymes ont été modifiés –, 50 ans, qui réclame la rénovation du bâtiment. Voilà plus de vingt ans que cette agente administrative occupe un studio pour 320 euros de loyer mensuel. Elle dit vivre en paix avec les morts, mais confie avoir des visions : des visages « en souffrance » apparaissent à terre, comme incrustés au plancher, « probablement des anciens prisonniers », mais ne lui font « pas peur », insiste-elle. « Ils ne sont pas méchants. »

Rares sont les locataires qui connaissent le passé douloureux des lieux, la signification de ce wagon-témoin en bois posé à l’entrée, les raisons qui poussent tant de visiteurs (écoliers, élus, politiques, familles d’anciens déportés…) à venir dans le quartier. « Les résidents sont des personnes en grande difficulté financière ou psychologique, en situation de désespoir, d’extrême pauvreté, relate Pascal Bernadet, le responsable du site, propriété de Seine-Saint-Denis Habitat, qui prévoit une opération de rénovation d’envergure en 2022. Ce qui les préoccupe, c’est la réhabilitation de la cité. Certains en savent un peu plus sur l’histoire, mais ils sont perdus et ne comprennent pas bien si c’était un camp allemand ou français. » La Muette, classée monument historique en 2001, incarne cette page d’histoire longtemps occultée et témoigne du rôle actif joué par les autorités françaises dans la déportation des juifs.

« Notoriété difficile à porter »

Depuis les fenêtres du Vouvray, un modeste hôtel-restaurant de trois étages situé en face de la cité, les familles des internés voyaient tout, entendaient tout : les coups portés par les gendarmes, les insultes, les ordres, les humiliations… C’est ici qu’elles venaient se poster pour tenter d’apercevoir le visage d’un proche parmi la foule des prisonniers.

Quelques heures d’espoir que le patron de l’époque faisait payer au prix fort. « Quelle honte ! », s’exclame Abderrazak Kebbab, 45 ans, l’actuel propriétaire, qui a succédé à son père en 1998. Enfant, il ne savait rien du passé de la Muette. « Je ne pense pas que mes parents le connaissaient, nous n’en avons jamais discuté, raconte-t-il. Ce sont les rescapés qui m’ont tout expliqué, bien plus tard. » Il se souvient encore du « grand choc » que fut pour lui la découverte de la complicité de l’Etat français, dans la gestion du camp notamment. « A l’école, on m’avait parlé des Allemands, des nazis, des SS, jamais du rôle de la France ! C’est comme s’il y avait un roman national que Drancy venait déranger, alors personne n’en disait rien. »

Il a fallu attendre 1995 pour qu’un président de la République, Jacques Chirac, reconnaisse la responsabilité de l’Etat français dans la déportation des juifs. Et 2012 pour qu’un autre, François Hollande, vienne à Drancy se recueillir devant le monument aux déportés érigé en 1976 par le sculpteur Shelomo Selinger, à l’occasion de l’inauguration du Mémorial de la Shoah.

La famille de l’ex-mari de Catherine Chedozeau, une assistante maternelle de 57 ans, vivait à côté de la cité durant la guerre. « La grand-mère balançait du pain aux détenus par-dessus les barbelés », rapporte l’ancienne présidente de l’Amicale des locataires de la Muette, dissoute en décembre 2020, faute d’adhérents. A son grand regret, personne n’a enseigné à ses enfants, alors scolarisés à Drancy, le rôle de la cité entre 1941 et 1944. « Ça m’a beaucoup frappée, insiste-t-elle. Des écoliers viennent de toute la France pour apprendre une histoire que les Drancéens ignorent. » « La mémoire collective retient davantage la destination, Auschwitz, que le point de départ, Drancy, ce qui explique en partie cette méconnaissance, analyse Benoît Pouvreau. Par ailleurs, c’est une notoriété très difficile à porter pour la ville. »

Les « ambassadeurs de la mémoire »

Pour y remédier, le Mémorial a mis en place un programme baptisé « Ambassadeurs de la mémoire ». Fradnelle Mbani, 21 ans, en fait partie depuis 2017. Cette étudiante en droit du travail, elle aussi Drancéenne, n’avait jamais entendu parler du camp avant de venir sur place dans le cadre d’une visite scolaire, en classe de 1re. « La surprise a été telle que je me suis portée volontaire pour participer à cette opération », explique la jeune femme. Chaque année, elle transmet à d’autres lycéens l’histoire méconnue des lieux. En commençant par leurs débuts prometteurs, dans les années 1930.

A l’époque, cette cité conçue par les architectes Eugène Beaudouin et Marcel Lods est perçue comme une curiosité technique et architecturale, une petite révolution destinée à démocratiser le confort, avec ses loyers modérés, ses tours de quatorze étages – les plus hautes du pays –, ses salles de bains, ses ascenseurs, son bâtiment en U de 40 000 mètres carrés et ses fenêtres à galandage réalisées par l’architecte Jean Prouvé. La modernité des gratte-ciel fait cependant fuir les potentiels locataires, tandis que l’immense structure en fer à cheval demeure inachevée. Elle le sera jusqu’à la fin de la seconde guerre et sa transformation, en 1947, en logements sociaux, sa destination d’origine.

Mais à la Muette, l’utopie sociale du bien vivre à petit prix a fait long feu. De cet idéal il ne reste aujourd’hui que le souvenir, et le quotidien sans confort de Joseph Ruchard. L’homme a 69 ans, il en paraît dix de plus. Il est 14 heures, et le voilà qui grimpe avec difficulté les marches jusqu’à son appartement, au premier étage. Il tourne la clé, baisse la voix. Son cousin, celui qui « fait le ménage la nuit dans les bureaux », dort dans la chambre d’à côté. Joseph aussi était agent d’entretien, mais c’était avant le cancer du côlon et la retraite. Le tour de son appartement est vite fait : un salon mangé par un grand lit, deux matelas supplémentaires adossés au mur et des vêtements entassés dans un coin. Dans la cuisine, minuscule, une boîte de Ricoré et trois conserves.

« C’est la misère ici »

Joseph Ruchard a fait plusieurs demandes pour changer de logement, en vain. Il n’a pas les moyens. Même si les loyers pratiqués ici figurent parmi les moins chers de la région, c’est encore trop pour sa bourse. Il paie 400 euros et des poussières, soit 100 euros de plus, d’après lui, que ses rentrées mensuelles. Alors forcément, il a des dettes (entre 2 000 et 3 000 euros d’arriérés de paiement, a-t-il calculé) et se noie dans les démarches à entreprendre et les documents à fournir pour percevoir une allocation handicapé. Il survit grâce aux colis des Restos de cœur et s’habille grâce au Secours populaire, qui dispose d’un local au rez-de-chaussée de la Muette. « C’est la misère ici, souffle-t-il. Et pour le passé, c’est une histoire difficile, mais parfois on ne choisit pas, on doit vivre avec ces choses, et pour vivre avec, on les met de côté ».

Les murs, eux, n’oublient pas, et restituent peu à peu des bribes de cette tragédie, traces indélébiles de la souffrance dont ils furent témoins. En 2009, lors d’une opération de rénovation urbaine, des graffitis sont découverts au dos de carreaux de plâtre servant de contre-cloison, derniers témoignages des prisonniers avant le départ pour les camps de la mort. « Max Levy et Fernand Bloch et Eliane Haas. Arrivé le 27 juillet 1944. Déporté le 31/7/44. Je reviens. » « Famille Eskenazi. Parti le 30 mai 44. Pour destination inconnue. Très bon moral. Vive les juifs. » Dessins, symboles, noms, dates d’arrivée et de départ, poèmes, messages… Une centaine d’inscriptions sont ainsi retrouvées puis restaurées.

Gérard, 55 ans, un locataire du troisième étage, ne veut pas entendre parler de tout cela. Il se fiche du passé, mais il se souvient de son enfance, à Drancy, déjà. Il n’a pas oublié les larmes de sa mère à chaque fois qu’elle passait devant la cité de la Muette. Il ne comprenait « rien » aux émotions qui la submergeaient alors, « rien » non plus à la signification de son « numéro de tiercé tatoué sur son bras », comme il dit. C’est son oncle qui, des années plus tard, lui a révélé avoir été interné avec elle à Drancy pendant la guerre. Gérard en ignore les raisons, et il ne veut pas savoir. « Elle n’était pas juive, s’empresse-il de préciser, elle était Yougoslave, mais c’est le passé, leur passé, pas le nôtre. » Lui-même n’a rien dit à ses fils, « après, ils vont poser des questions et encore des questions ». Des questions auxquelles il ne peut pas répondre. Il ne sait « presque rien » de la Muette, juste que « c’était un camp ».

Un jour, une personne de la mairie – il ne se souvient plus qui – lui a offert un livre sur son histoire, il ne l’a jamais ouvert. Une seule chose l’a intrigué ces dernières années : la photo d’un arbre prise par l’un de ses fils depuis la fenêtre de leur deux-pièces. « Il y avait une ombre contre l’arbre. J’ai cru qu’il avait trafiqué l’image sur son ordinateur, mais non. » « Le fantôme d’un prisonnier peut-être… » Son fils s’est empressé de prendre un autre cliché. L’ombre avait disparu.