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Publié le 5 Octobre 2021

France - Rudy Reichstadt : "Les antisémites qui manifestent contre le passe savent très bien ce qu’ils font"

Les slogans et affiches antisémites apparus lors des manifestations contre le vaccin et le passe sanitaire sont-elles la prolongation d’une vieille histoire française ? Entretien avec Rudy Reichstadt, fondateur de Conspiracy Watch.

Publié le 26 septembre dans L'Obs

L’OBS. Êtes-vous étonné par ces affiches et ces propos ?

Rudy Reichstadt. Non. Ce sont des mots et des symboles que l’on avait déjà observés auparavant, lors de mobilisations du même type. Dans certaines manifestations de Gilets jaunes, on a pu voir aussi des pancartes dénonçant des personnalités juives et même des appels au meurtre visant les francs-maçons. Ces mouvements ont la caractéristique commune d’agglomérer des revendications et des agendas très différents qui convergent sur un point : la contestation et la détestation du « Système », qu’incarneraient le gouvernement, les élites et, au-dessus d’elles, les Juifs.

Il n’y a aucun rapport entre le fait que ces slogans réapparaissent à l’occasion d’une crise sanitaire et le vieux mythe des Juifs véhiculant des maladies ou empoisonneurs de puits ?

Les antisémites les plus actifs qui participent à ces mouvements savent très bien ce qu’ils font en réactivant cette vieille accusation de « crime rituel » qui vise les Juifs depuis le Moyen Age. En août 2020, on a ainsi pu voir sur une autoroute vers Paris l’inscription « Agnès Buzyn, empoisonneuse de puits ». On peut le déplorer mais pas dire qu’on ne s’y attendait pas. Des théories du complot ont circulé à chaque grande épidémie : la Peste noire au XIVe siècle, les épidémies de choléra du XIXe siècle, plus récemment le SIDA, Ebola ou l’épidémie de grippe A… Ces poussées de fièvre complotiste n’ont pas toujours une déclinaison antijuive, mais « les Juifs » sont d’ordinaire bien placés dans la liste des boucs émissaires disponibles.

Convergeraient donc plusieurs antisémitismes ?

On distingue généralement un antisémitisme de droite, nationaliste ; un antisémitisme de gauche, anticapitaliste. On peut leur adjoindre un antijudaïsme chrétien et un antijudaïsme islamique. Ces discours se ressemblent sur certains points, se différencient sur d’autres. Mais faut-il parler de « résurgence » de l’antisémitisme ? L’hostilité antijuive semble surtout marquée par une très grande continuité depuis une vingtaine d’années. Au début des années 2000, les actes antijuifs (menaces et agressions) ont atteint un niveau en deçà duquel ils ne sont jamais retombés, de l’ordre de 300 à 900 actes par an environ. Et sur le total des actes à caractère raciste enregistrés, les juifs sont surreprésentés parmi les victimes d’une manière si disproportionnée par rapport à ce qu’ils représentent dans la population qu’on ne peut nier que nous assistons à une désinhibition profonde de l’antisémitisme. Au cours des quinze dernières années, de la mort d’Ilan Halimi à l’assassinat de Mireille Knoll, on a ainsi vu des Français juifs – plus d’une dizaine – se faire tuer gratuitement en France métropolitaine, simplement parce qu’ils étaient juifs, par d’autres Français. Cela est sans précédent dans notre histoire contemporaine.

L’arrière-plan de cette violence, c’est la fusion ou plutôt l’entremêlement de plusieurs registres de discours antijuifs : l’antisémitisme d’extrême droite, l’antijudaïsme musulman, l’antisionisme d’extrême gauche… On a pu voir par exemple dans un numéro de Dâr al-Islâm, le magazine publié par l’organisation Etat islamique, plusieurs références au thème complotiste du « judéo-maçonnisme », une obsession née dans les rangs de l’extrême droite nationaliste et catholique, a priori étrangère à l’antijudaïsme islamique traditionnel. Or, Internet offre à ces thèmes et représentations symboliques antijuifs des possibilités décuplées de circuler et de s’hybrider plus rapidement encore qu’auparavant.

Mais Internet n’est qu’un véhicule…

Ce n’est pas un « véhicule » neutre. Il participe pleinement de la formation d’une « sociabilité antisémite ». Les « tuyaux » d’Internet ne sont pas semblables à des tuyaux de plomberie. Les algorithmes des plateformes de réseaux sociaux modifient la donne : ils sélectionnent les informations auxquelles chaque utilisateur va être exposé, les hiérarchisent et ont tendance à promouvoir les contenus sensationnalistes qui génèrent le plus d’engagement, captent mieux l’attention et optimisent ainsi le temps de connexion des utilisateurs. Une étude souvent citée établit que les fausses informations circulent six fois plus vite que les informations vérifiées. C’est vrai aussi des théories du complot car en prétendant vous révéler « la vérité » sur tel ou tel événement ou phénomène, elles produisent un effet de dévoilement très satisfaisant pour l’esprit, une satisfaction cognitive qui, comme tout plaisir, appelle à être renouvelé.

L’« effet de vérité illusoire »

Néanmoins, on sait que les préjugés antisémites ont tendance à baisser dans la société. Comment expliquer ce paradoxe ?

En effet, les enquêtes montrent que la tolérance progresse et que les préjugés anti-juifs – sauf ceux portant sur les juifs et l’argent ou sur l’idée que les juifs ont trop de pouvoir – n’ont jamais été aussi bas en France. En d’autres termes, cela ne pose plus beaucoup de problèmes de voir son fils ou sa fille épouser une personne de confession juive ou d’aller consulter un médecin juif. Néanmoins, tous les préjugés n’ont pas disparu et le fait d’être exposé de manière répétée à un contenu – même si vous savez qu’il est faux – finit par vous donner l’impression de sa véracité. C’est ce que les psychologues nomment l’« effet de vérité illusoire ». La publicité fonctionne sur ce principe. On peut en conclure que si les contenus antisémites continuent de circuler aussi massivement, alors l’antisémitisme imprégnera davantage notre imaginaire collectif.

Est-ce que ça ne signifie pas que l’antisémitisme d’aujourd’hui est à la fois plus décomplexé publiquement, mais moins vécu intimement ?

Il y a quelque chose de cela. Prenez quelqu’un comme Donald Trump. Il est porteur de préjugés antisémites, même si sa fille s’est convertie au judaïsme. Il est d’un pro-israélisme débridé mais sa judéophilie ambiguë l’a par exemple conduit à déclarer il y a quelques années devant la Republican Jewish Coalition : « Je suis un négociateur, comme vous tous ». Trump ne se lève évidemment pas le matin en se demandant comment il va pouvoir nuire aux Juifs. Mais il véhicule pourtant indéniablement des stéréotypes antisémites complètement éculés.

La notion même d’antisémitisme convient-elle encore pour désigner cette idéologie très composite ?

Peut-être faudrait-il reprendre la terminologie proposée par Pierre-André Taguieff qui, pour définir ce qui était en train d’apparaître il y a une vingtaine d’années, a parlé de « nouvelle judéophobie », arguant qu’on assisterait à l’apparition d’une « configuration antijuive » caractérisée par l’instrumentalisation de l’antiracisme et le complotisme antisioniste.

Pour ma part, j’ai l’impression que nous sommes en train de passer à une nouvelle configuration judéophobe où l’antisionisme est talonné par l’« antimondialisme ». Les juifs étiquetés comme « mondialistes » se voient ainsi reprocher d’être responsables de la pandémie de Covid-19 car celle-ci serait le résultat direct de la mondialisation libérale, conçue comme une sorte de complot mondial : afin d’asseoir leur domination, ils prôneraient la destruction des identités nationales par le « remplacement » démographique des populations autochtones et la promotion de l’immigration extra-européenne. La branche la plus radicale des complotistes anti-vaccins associe à ce « mondialisme » honni ce qu’elle appelle le « covidisme », c’est-à-dire la manipulation mondiale visant à nous priver de nos libertés sous prétexte de lutter contre le coronavirus. Derrière ce grand complot oligarchique, on retrouverait des personnes comme George Soros ou les Rothschild, attaqués avec la même véhémence qu’à l’époque de l’antisémitisme triomphant…

Comment comprendre que ces noms soient associés à d’autres qui ne sont pas juifs ? Cela signifie-t-il que, en l’occurrence, le « Juif » ne désigne pas vraiment la personne de confession juive en tant que telle, mais le dominant et que, réciproquement, tout dominant devient un « Juif » ?

Pourquoi pas. Il faut dire que les antisémites n’ont jamais vraiment eu le souci des faits. S’ils l’avaient, ils seraient contraints de constater que le monde n’est pas contrôlé par les juifs par exemple. Vivre dans le fantasme suppose de passer par une opération de diabolisation consistant d’abord à rendre fautif et indéfendable le seul fait d’être juif. La seconde étape est de faire porter le soupçon de judéité sur tout individu pouvant faire un candidat ne serait-ce que plausible à la détestation antijuive. Si vous n’êtes pas juif mais que vous pourriez l’être, cela suffit pour vous mettre dans le même sac. Du reste, c’est une constante de l’antisémitisme que de s’en prendre non seulement à des juifs réels ou supposés (beaucoup d’antisémites sont par exemple persuadés que les Rockefeller ou l’ancien conseiller à la Sécurité Nationale de Carter, Zbigniew Brzezinski, sont juifs) mais aussi à ceux qui auraient supposément trahi leur camp, les « enjuivés ». Il faut bien comprendre que l’identité juive est vécue par les antisémites sur le mode de l’insécurité. On sait qui est noir, cela se voit sur sa peau. On sait à peu près qui est d’origine maghrébine. On reconnaît moins facilement les juifs. Ce flou contribue à exaspérer la paranoïa antisémite. D’où la quête obsessionnelle, dans toute une fraction de la littérature antisémite, des traits et du physique juifs.

A vous écouter, on a l’impression que l’antisémitisme a quelque chose d’une psychopathologie…

Rudolph Loewenstein a écrit une « Psychanalyse de l’antisémitisme » où il l’envisage ainsi, en effet. Mais la psychologisation du phénomène ne doit pas faire perdre de vue son caractère politique.

Envisager l’antisémitisme comme un risque permanent

L’antisémitisme d’antan était un combat visant à extirper le « risque sémite » de la société française. Quel est le message politique des antisémites d’aujourd’hui ? Que veulent-ils vraiment ?

Les antisémites d’aujourd’hui héritent des obsessions et des représentations de ceux d’hier. Il y a probablement dans l’antisémitisme un mélange indissoluble de haine de soi et de haine de l’autre. Quant aux trajectoires biographiques qui mènent à ces idées, elles sont très diverses. Peut-être faut-il considérer, à la suite de l’historien américain David Nirenberg, auteur de « Anti-Judaism : The Western Tradition », que l’hostilité à l’égard des juifs est un invariant de l’identité occidentale, qu’elle est là et persistera toujours, sous une forme ou une autre, euphémisée ou pas. Jean-Claude Milner défend une idée voisine dans « Les penchants criminels de l’Europe démocratique ». Je ne suis pas sûr d’être totalement convaincu par la démonstration de Milner mais je pense que l’antisémitisme demeure une possibilité permanente. Notre civilisation, aussi post-chrétienne puisse-t-elle être, aura toujours un compte à régler avec le judaïsme pour la simple raison qu’elle en est issue. Cela crée comme une dette, que d’aucuns convertissent en griefs. Si l’on est pessimiste, on peut penser qu’on n’en aura jamais réellement fini avec l’antisémitisme.

Si on vous suit, la seule réaction possible est de contenir le mieux possible cette possibilité, sans espoir de la faire disparaître ?

Oui. Je crois qu’il faut l’envisager comme un risque permanent, comme les catastrophes naturelles. On peut le prévenir, l’endiguer. Mais le supprimer ? L’altérité juive restera une altérité tant qu’il y aura des juifs. Et peut-être même après. On connaît des pays où l’antisémitisme est puissant sans que n’y vivent pourtant aucun juifs.

Et quelles sont les bonnes armes de cette lutte ? Judiciariser systématiquement les propos comme on le fait aujourd’hui est-il une solution ?

En démocratie, la justice est le seul moyen de régler pacifiquement et de manière civilisée les différends. Les plaintes et poursuites pour antisémitisme sont beaucoup plus rares que ce qu’on le pense généralement. Quant aux condamnations et aux amendes qui vont avec, elles sont peu dissuasives. Elles n’empêchent en rien des professionnels de l’antisémitisme multirécidivistes de continuer leurs activités.

La prévention et l’éducation sont une autre manière de lutter. L’enseignement de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale contribue à maintenir les thèses négationnistes à un niveau résiduel. On sait que là où cette histoire n’est pas enseignée, les idées négationnistes ont davantage d’oxygène. Mais une enquête que nous avons menée avec l’Ifop et la Fondation Jean-Jaurès il y a trois ans suggère que le négationnisme est un peu plus présent chez les jeunes, un résultat probablement lié à leurs manières de s’informer.

Il y a enfin un dernier combat à mener : celui de la conviction qui ne se fait qu’en argumentant, inlassablement. Les « plus jamais ça » et les incantations ne suffisent pas. Ils n’ont jamais suffi. Il faut affirmer avec plus de force que les théories du complot ne sont pas seulement des idées extravagantes ou contestables mais des idées qui rendent possibles des passages à l’acte violents.

Peu leur importe, non ?

Je ne crois pas. On voit les réactions outragées que suscite le fait de se voir qualifié d’antisémite par des personnes qui s’en sont pourtant parfois même fait une spécialité voire se revendiquent elles-mêmes d’antisémites patentés, de l’époque – avant-guerre – où l’antisémitisme n’était pas encore honteux. On n’explore pas suffisamment la piste de l’intransigeance. Probablement parce qu’elle suppose une forme de rectitude morale et de rigueur intellectuelle. Mais il faut rappeler que ces idées ont des conséquences et ne pas hésiter à affirmer haut et fort leur stupidité. Autrement dit : si vous avez envie de vous associer à des idées bêtes et dangereuses, très bien ! Mais souffrez en retour qu’on le dise.

 

Rudy Reichstadt, bio express

Politologue de formation, Rudy Reichstadt a fondé en 2007 le site Conspiracy Watch, édité par l’Observatoire du conspirationnisme. Il a récemment contribué au livre collectif, « Nouvelle histoire de la Shoah » sous la direction d’Alexandre Bande, Pierre-Jérôme Biscarat & Olivier Lalieu (éd. Passés Composés, 2021).

 

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