Richard Prasquier

Ancien Président du CRIF

Le billet de Richard Prasquier - Oppenheimer et les autres

11 Septembre 2023 | 207 vue(s)
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Opinion

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Je recommande à chacun de voir le film remarquable de Christopher Nolan sur Oppenheimer, qui prend une actualité particulière dans la situation géopolitique actuelle. Je voudrais ici évoquer le rôle que des physiciens d’origine juive ont joué dans cette épopée scientifique, qui fut portée par ce que l’on a appelé le projet Manhattan car l’État-major militaire, dirigé par le Général Leslie Groves, expert en planification de grands projets de construction, était situé à Manhattan. 

Parmi les trente sites affiliés, le plus célèbre, Los Alamos, était situé dans le désert du Nouveau Mexique, lieu a priori facile à contrôler au point de vue sécuritaire. L’URSS parvint néanmoins à y infiltrer un agent très efficace, le physicien germano-britannique Klaus Fuchs, de famille luthérienne (non, il n’était pas Juif !) et ardent communiste, qui finira sa carrière en RDA après avoir contribué largement à la bombe A soviétique.

 

Robert Oppenheimer, physicien théoricien réputé, dont le père, immigrant juif prussien avait eu une « success story » remarquable aux États-Unis, devint le Directeur de Los Alamos et fut le père indiscuté de la bombe atomique, énorme succès scientifique et énorme dilemme moral. « Nous sommes tous désormais des fils de putes » avait dit à Oppenheimer Kenneth Bainbridge, le responsable de la mise en place et de la réussite technique de Trinity Test, la première explosion atomique de l’histoire, le 16 juillet 1945. 

La bombe atomique a été lancée sur le Japon, mais les recherches et les investissements américaines sur le sujet ont commencé dans l’angoisse que les Nazis ne développent cette arme les premiers. En 1945, les équipes de Alsos, groupe d’enquêtes du Projet Manhattan sur le développement scientifique allemand, ont découvert que les spécialistes allemands étaient très en retard. Ils n’avaient pas bénéficié d’un financement et d’une organisation comparables au Projet Manhattan, mais c’était peut-être aussi parce que les physiciens juifs qui avaient dû fuir l’Allemagne et ses alliés n’avaient pas été remplacés. Le responsable scientifique de Alsos était Samuel Goudsmit, physicien juif d’origine néerlandaise, célèbre pour avoir proposé le concept de spin électronique. Ses parents furent gazés à Auschwitz.

 

Après la guerre, le bruit s’est répandu de la bombe atomique comme d’une arme juive, ce qui est évidemment très largement exagéré : Bainbridge était loin d’être le seul des physiciens non juifs de Los Alamos, mais il n’en reste pas moins que pendant les combats autour de la citadelle de Safed, en mai 1948, la détonation d’un nouveau mortier particulièrement bruyant, la célèbre Davidka, a entraîné une débandade de la garnison arabe, convaincue que les Juifs envoyaient une nouvelle bombe atomique. 

La plupart des physiciens juifs ayant contribué de près ou de loin au projet Manhattan s’étaient formés en Europe. L’antisémitisme n’épargnait pas l’Université américaine. Ainsi, le jeune Richard Feynman, future star de la physique quantique, avait eu du mal à être admis à Princeton malgré ses notes exceptionnelles.

 

Dans le film, un ami d’Oppenheimer lui reproche de ne rien connaître au judaïsme, venant d’une famille juive très assimilée. Cet homme, c’est Isidore Isaac Rabi, Prix Nobel de physique en 1944, auquel nous sommes redevables de l’IRM. Peu de ses collègues portaient comme lui leur judaïsme en bandoulière, et plusieurs étaient d’ailleurs convertis. Mais tous savaient que leurs familles européennes faisaient face à la mort.

Hans Bethe, chef de la section théorique à Los Alamos et futur Prix Nobel, avait une mère juive et un père pasteur, et c’est sa mère qui lui avait interdit d’épouser une jeune fille juive. 

Il y avait aussi des Juifs hongrois, qu’on appelait « Martiens », en raison de la bizarrerie de leur langue natale et de leur exceptionnel niveau intellectuel. Parmi eux, John von Neumann, qui au cours d’une brève présence à Los Alamos donna une solution au mécanisme d’implosion utilisé pour la bombe au plutonium et qui est souvent considéré comme le cerveau le plus brillant de son époque, Edward Teller, partisan de la fusion, qui aboutit à la bombe H et devint l’ennemi de Oppenheimer, thème majeur du film. Eugene Wigner, autre futur Prix Nobel et Leo Szilard, qui développa le concept clé de réaction en chaîne, ont fait signer par Einstein une lettre prémonitoire au Président Roosevelt en août 1939.

Au début de cette année-là, Lise Meitner, physicienne juive d’origine viennoise, réfugiée en Suède, qui avait gardé le contact avec son ancien associé de Berlin, le chimiste Otto Hahn, avait appris que en bombardant de l’uranium avec des neutrons, il avait sans le vouloir produit des éléments chimiques plus légers. Elle avait calculé qu’une telle réaction produisait une perte de masse et par conséquent un dégagement d’énergie. Cette conclusion fit sensation dans le monde de la physique moderne. En France, elle conduisit Joliot Curie et son équipe à travailler à la réaction en chaîne et les neutrons ralentis à l’eau lourde, aux États-Unis, elle aboutit à la lettre de Einstein à Roosevelt, qui n’y fut pas indifférent.

 

Au cours de la guerre, les Britanniques informèrent leurs alliés Américains des résultats de leurs propres chercheurs. Parmi eux, deux physiciens juifs allemands, Otto Frisch, neveu de Lise Meitner et Rudolf Peierls, avaient démontré que la masse critique d’uranium nécessaire à une bombe était suffisamment faible pour être transportée par avion. Ce fut le coup d’envoi du Projet Manhattan. En décembre 42, eut lieu à Chicago la première réaction en chaîne expérimentale soutenue, contrôlée avec des plaques de modérateur en graphite, la première pile donc, succès majeur de l’équipe Fermi Szilard. Enrico Fermi, déjà Prix Nobel, avait quitté l’Italie fasciste parce que son épouse était juive.

Einstein ne joua pas de rôle dans le projet Manhattan en dehors de la lettre à Roosevelt, mais sa célèbre formule E=mc2 établie près de quarante ans auparavant, était à la base de tous ces développements.

Plus actif en revanche fut Niels Bohr de Copenhague, celui que beaucoup de jeunes physiciens européens considéraient comme leur maître, et dont la mère était juive.

Bohr fut non seulement un physicien de génie, un chef d’école, un penseur éminent qui a soutenu contre Einstein une interprétation de la réalité physique largement partagée aujourd’hui (l’hypothèse de Copenhague), mais un homme remarquable. Lorsque les Allemands, en automne 43, ont décrété la loi martiale au Danemark, il fut exfiltré en Suède où il a usé de son prestige pour que ce pays neutre accueille tous les Juifs du Danemark que la résistance parvint à transférer dans les ports de pêche danois.

 

Le 1er septembre 1939, jour du début de la guerre, c’est un article signé par Niels Bohr qui avait montré que la réaction en chaîne était liée à l’isotope 235 de l’Uranium, présent en quantité minuscule dans l’Uranium naturel. D’où les contraintes d’enrichissement, domaine bien d’actualité quand on pense à l’Iran.

Un disciple de Bohr mondialement célèbre s’appelait Werner Heisenberg. Il devint chef du programme nucléaire allemand, et les responsables du Projet Manhattan redoutaient son génie.

Heisenberg, qui avait parlé à Bohr à Copenhague en 1941 dans une rencontre mythique et mystérieuse dont Bohr sortit écœuré, prétendit après la guerre qu’il avait tout fait pour ralentir la recherche sur la bombe. Il resta un monument respecté de la physique, un président du CERN et des livres firent l’éloge de son attitude. On sait aujourd’hui que ce sont des mensonges. Heisenberg a fait ce qu’il a pu et, heureusement, il a échoué. 

Il méprisait Hitler, n’était apparemment pas antisémite ; il était attaqué par les physiciens nazis les plus fanatiques pour avoir été un complice de la « physique juive », mais il s’est adapté à l’idéologie d’un régime qui prônait la grandeur de l’Allemagne, la lutte contre le bolchévisme et lui assurait une place digne de lui en matière scientifique. L’extermination des Juifs n’était qu’une désagréable occurrence d’importance secondaire sur laquelle il ne s’est jamais étendu.

Au fond, un comportement banal, par un homme doté de dons exceptionnels.

 

À méditer…

 

Richard Prasquier, Président d’honneur du Crif

 

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