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Publié le 27 Septembre 2023

L'entretien du Crif - Nicolas Tenzer, « ne pas renforcer l’insécurité des démocraties »

Nicolas Tenzer est enseignant à Sciences Po Paris, senior fellow au Center for European Policy (Analysis) et Président du Centre d’étude et de réflexion pour l’action politique (CERAP). Il écrit dans de nombreux journaux en France et à l’étranger et a publié de longs articles sur son blog de politique internationale et stratégique « Tenzer Strategics ». Il est l’auteur de trois rapports officiels au Gouvernement français et de vingt-deux ouvrages, dont « Quand la France disparaît du monde » (Grasset, 2008) ; « Le monde à l’horizon 2030. La règle et le désordre » (Perrin, 2011), « La France a besoin des autres » (Plon, 2012) ainsi que, en anglais avec R. Jahanbegloo, « Resisting Despair in Confrontational Times » (Har-Anand, 2019).

Le Crif : La guerre en Ukraine ne risque-t-elle pas de s’enliser et en quoi le temps peut jouer en faveur de la défense de l’Ukraine et de ses alliés, et non en faveur de la Russie et de son agression qui continue ?

Nicolas Tenzer : Plus la guerre dure, plus le nombre d’Ukrainiens tués, civils et militaires, augmente. Selon les estimations les plus fiables, il y aurait déjà eu largement plus de cent mille Ukrainiens assassinés par Moscou depuis le début de la guerre totale russe contre l’Ukraine. Nous sommes devant une guerre d’extermination et ne pas nous donner les moyens – militaires – pour que l’Ukraine gagne complètement cette guerre a deux conséquences. D’abord, cela augmente le nombre de victimes, ce qui ne peut pas être accepté avec indifférence. Pour les Ukrainiens, chaque mort compte, alors que Poutine se moque complètement du nombre de victimes et il n’aurait aucune difficulté à faire mourir un million de Russes si cela devait permettre d’assouvir son idéologie de destruction. La réalité est que les Alliés auraient pu mettre fin à la guerre en défaisant la Russie dès 2022 et ils ne l’ont pas voulu. Ils ont des milliers de morts sur la conscience. Ensuite, cela affaiblit les Alliés et les démocraties qui, à la fois, se montrent faibles quant à leurs principes, et restent très vulnérables à la propagande russe. Poutine mise sur une lassitude des Occidentaux, sans parler d’un changement à la Maison Blanche. On sait ce que signifierait, pour le dictateur russe, le retour de Trump en novembre 2024 : une collusion qui signifierait la fin du soutien à l’Ukraine.

 

Poutine veut donc faire durer le conflit en espérant que les Occidentaux cèdent. On entend une petite musique, y compris aux États-Unis, qui montrent que les démocraties peuvent tomber dans le piège. Certains affirment ainsi qu’il faudrait négocier et faire des concessions à l’agresseur pour parvenir à la paix. Ces gens-là sont indifférents aux crimes : tant qu’une partie du territoire ukrainien sera sous occupation russe, cela signifiera tortures, disparitions forcées, exécutions et encore plus de déportations d’enfants ukrainiens en Russie, déportations qui relèvent du crime de génocide selon la Convention du 9 décembre 1948 sur le crime de génocide. Ces crimes dans ces territoires occupés sont parfaitement documentés ; non seulement depuis 2022 mais depuis 2014.

 

« Il est temps que nous soyons sérieux dans la prise en compte des menaces, non seulement en Ukraine mais ailleurs. »

 

Cela signifierait aussi que le droit international, tel qu’il a été établi après la Seconde Guerre mondiale, n’a plus aucune importance. De fait, les dirigeants occidentaux s’en étaient déjà détournés largement lors du « petit Holocauste », pour reprendre le terme fort de l’ancien grand rabbin d’Israël Yisrael Meir Lau, commis par Assad, Poutine et l’Iran en Syrie. Ce droit recouvre deux dimensions. La première est le droit à des frontières intangibles dès lors qu’elles sont reconnues internationalement : c’était déjà le cas de la Crimée, où la Russie a opéré la première rectification par la force en Europe depuis l’annexion des Sudètes par Hitler. La seconde est le droit humanitaire international qui inclut en particulier la définition des crimes imprescriptibles – crimes de guerre, crimes contre l’Humanité, crime de génocide et crime d’agression – quatre catégories de crimes totalement établies en Ukraine. Or, Poutine mène en Ukraine, comme avant en Tchétchénie et en Syrie, une guerre d’extermination. Accepter de concéder sur les frontières et sur l’impunité des crimes les plus graves serait donner un signal aux autres dictatures leur assurant qu’il y aurait une impunité totale pour les crimes et la mise en cause des frontières par la force. Au-delà même des raisons humanitaires et morales, ce serait une défaite stratégique qui renforcerait l’insécurité des démocraties.

 

D’où mon inquiétude lorsque j’entends certaines voix qui refusent de considérer la défaite totale de la Russie comme le seul but envisageable de manière réaliste et conforme à nos règles. Il est temps que nous soyons sérieux dans la prise en compte des menaces, non seulement en Ukraine mais ailleurs. Pensons à la Syrie – on n’en parle plus beaucoup dans les médias mais les crimes de Bachar el-Assad et de Poutine continuent. Rappelons que 20 % du territoire de la Géorgie est encore occupé par la Russie et que, contre la volonté de son peuple, son État est comme capturé par Moscou. Le Bélarus, sous l’emprise du dictateur criminel Lukachenko, est devenue une province russe. On pourrait aussi mentionner une partie de l’Afrique où les forces pro-Poutine déstabilisent des États, mènent des actions violentes et des entreprises de corruption à grande échelle, là encore au détriment des forces et des principes démocratiques.

 

« C’est surtout du côté américain que la question [des hésitations] se pose » concernant les aides en armes à l’Ukraine

 

Le Crif : Les Occidentaux, Français compris, ont contribué au renforcement de la défense de l’Ukraine, qu’il s’agisse d’armements en drones, blindés, missiles à moyenne ou longue portée, et plus récemment d’avions. Que faudrait-il faire en plus pour accélérer une victoire ukrainienne ?

Nicolas Tenzer : C’est surtout du côté américain que la question se pose. On constate encore des hésitations, par exemple, à fournir des missiles à longue portée ATACMS qui pourraient vraiment faire la différence sur le terrain. Il est vrai que, récemment, Washington semble avoir levé ses réticences sur la livraison des F16, venant de quelques pays occidentaux comme les Pays-Bas, mais les Américains n’en livreront pas eux-mêmes. Ces avions de chasse ne sont d’ailleurs pas encore arrivés. Je le répète : une action plus tôt aurait sauvé des dizaines de milliers de vies. Quand on voit la puissance de l’armée américaine, qui est au moins vingt fois plus puissante que l’armée russe, il y a une marge de progression considérable pour le soutien à l’Ukraine. Certains se plaignent de la lenteur de la contre-offensive ukrainienne qui engage pourtant de beaux succès avec peu de moyens. Mais ses résultats seront d’abord de notre fait. Nous aurions pu, donc dû, faire beaucoup plus.

 

Côté européen, les Ukrainiens attendent toujours la livraison par l’Allemagne de missiles à longue portée Taurus et le Chancelier Scholz semble toujours différer ses livraisons, comme si des vies n’étaient pas en jeu. Les livraisons de chars Léopard ont aussi été moindres qu’annoncées. Côté français, il y a eu de bonnes décisions, notamment celle concernant la livraison de SCALP, missiles français à longue portée. Il faudrait que les Mirage 2 000 suivent le plus rapidement possible. Les Britanniques ont fait de même avec les missiles Storm Shadow. Mais il appartient d’abord aux Américains, pays qui a beaucoup plus de moyens que tous les Européens réunis, de mettre le paquet pour que les livraisons soient rapides et maximales. Il y va de notre responsabilité, sinon de notre culpabilité de ne pas l’avoir encore fait.

 

Cela serait en outre positif pour la future campagne des Démocrates et de Joe Biden. Cela montrerait que Biden ne faiblit pas dans son objectif de complète libération de l’Ukraine, cela mettrait un terme aux rumeurs d’une peur de la Russie chez certains de ses conseillers et démentirait les accusations à son encontre de la part du camp Trump d’être « Joe l’endormi ». Cela conforterait son discours de force sur « l’Amérique est de retour » en défense des démocraties.

 

« Les deux conflits [Ukraine et Taïwan] sont étroitement liés sur le plan stratégique »

 

Le Crif : Pour les Américains, le centre de gravité des tensions mondiales est aussi dans le Pacifique du côté de la Chine, et des menaces qu’elle fait peser contre la démocratie taïwanaise. N’y a-t-il pas, avec cette montée des menaces contre Taïwan, un risque de désengagement relatif des Américains en Ukraine, leurs efforts se concentrant sur l’Asie ?

Nicolas Tenzer : C’est un risque mais une Amérique qui aurait obtenu la victoire en Ukraine et la défaite totale de la Russie enverrait un signal très important à Pékin. Les deux conflits sont étroitement liés sur le plan stratégique. En cela, la bataille de l’Ukraine est bien un enjeu d’ordre mondial. En outre, compte tenu de l’importance de la puissance militaire américaine, l’engagement de quelques forces supplémentaires en soutien à l’Ukraine ne serait pas de nature à démunir les États-Unis dans un bras de fer, tel qu’il semble se profiler à Taïwan, dont les acquis démocratiques doivent effectivement être défendus. Les Occidentaux, et l’Amérique en particulier, doivent être cohérents et savoir affirmer concrètement et efficacement, en Ukraine comme à Taïwan, la défense des espaces démocratiques. Il est temps, alors que Poutine a toujours déterminé l’ordre du jour international depuis 2000, que les Alliés deviennent à leur tour ceux qui fixent les règles. On ne peut les laisser aux dictatures.

 

« Il y a dans l’agression russe de l’Ukraine une opportunité de rapprochements permettant la domination des régimes les plus autoritaires »

 

Le Crif : Dans ce contexte, que penser de la récente rencontre au sommet entre Poutine et le dirigeant de la Corée du Nord, Kim Jong-un ?

Nicolas Tenzer : Cela montre, d’une certaine manière, combien Poutine est démuni : il se tourne vers Kim Jong-un, paria à la tête d’un État totalitaire, pour quémander encore plus d’armes, sachant que la Corée du Nord en livre déjà vraisemblablement un certain nombre à la Russie au même titre que l’Iran. Cela montre bien la nature et la limite des alliances de Poutine sur le long terme.

 

Néanmoins, l’aide nord-coréenne à la dictature russe est donnée sans doute avec l’accord de la Chine, en tout cas sans objection de sa part. La Corée du Nord peut difficilement agir seule, de sa propre et unique initiative en ce domaine. On voit se former, plus ou moins ouvertement mais réellement, sinon une alliance du moins une convergence et un soutien mutuel des dictatures. En cela, Poutine est à la fois de plus en plus isolé, mais il ne l’est pas entièrement. Pour un certain nombre d’États, pour lesquels nos grands principes de libertés fondamentales sont secondaires, voire totalement niés, il y a dans l’agression russe de l’Ukraine une opportunité de rapprochements permettant la perpétuation et la domination des régimes les plus autoritaires. Tel est le danger que représente la situation géopolitique mondiale actuelle : ne pas y répondre serait irresponsable envers les générations futures. Une faiblesse des démocraties dans la défense, qui doit être puissante et victorieuse, de l’Ukraine serait jeter une menace sur la sécurité mondiale.

           

Soyons clairs : la victoire des Alliés en Ukraine est l’équivalent au XXIème siècle de celle des Alliés contre l’Allemagne nazie et les puissances de l’axe. Si la Russie n’est pas totalement, et cet adverbe est ici déterminant, défaite, les conséquences à moyen terme pour la sécurité, la paix et nos principes seront catastrophiques.

 

Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet

 

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Nicolas Tenzer devant un mémorial dédié aux victimes ukrainiennes 

 

- Les opinions exprimées dans les entretiens n'engagent que leurs auteurs -

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