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Publié le 15 Mars 2023

L'entretien du Crif - Thomas Gomart, Directeur de l’IFRI : Russie, Chine, « le moment de vérité pour les Européens »

Directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI), Thomas Gomart l’un des meilleurs analystes français des enjeux géopolitiques. Auteur de Guerres invisibles (Éd. Tallandier, 2021) et Les ambitions inavouées. Ce que préparent les grandes puissances (Éd. Tallandier, 2023), il répond à nos questions sur la défense de l’Ukraine, les menaces russes, les évolutions stratégiques de l’Europe, le projet d’élargissement de l’OTAN et la dimension globale du bras de fer Chine/États-Unis.

Le Crif : La guerre provoquée en Ukraine par la Russie de Poutine a mis en lumière de nouvelles menaces pour le continent européen. Dans quelle mesure les soutiens occidentaux apportés à l’Ukraine pourront suffire à rendre les Ukrainiens victorieux et souverains dans les frontières reconnues par la communauté internationale ?

Thomas Gomart : Rappelons que la guerre contre l’Ukraine n’a pas commencé en février 2022, mais en février 2014. L’agression de 2022 en a changé la nature par son intensité, avec notamment la destruction méthodique des infrastructures civiles ukrainiennes, alors qu’il n’y a pas un carreau cassé côté russe.

Les pays occidentaux soutiennent l’Ukraine dans son effort de légitime défense et la Russie a désigné deux ennemis, la nation ukrainienne et « l’Occident collectif », pour reprendre la formule de Vladimir Poutine. Nous sommes dans une guerre d’attrition entre deux pays qui déclinent sur le plan démographique et, à ce stade, la question est de savoir jusqu’où chacun des deux pays est prêt à aller, que ce soit en termes d’intentionnalité morale et de capacité matérielle. À cette question, il est bien sûr difficile de répondre aujourd’hui.

Il est par ailleurs difficile de définir ce que serait une victoire et une défaite. L’objectif final des Ukrainiens est très clair : recouvrer l’intégrité territoriale du pays dans les frontières de 2014, Crimée incluse. C’est aussi la position diplomatique des pays européens, dont la France. Les objectifs finaux de la Russie, eux, sont beaucoup plus difficiles à cerner, dans la mesure où elle se dit encore engagée dans une « opération militaire spéciale »… Parler d’une victoire inéluctable de l’Ukraine me semble très prématuré, parler d’une victoire de la Russie me semble impossible, compte tenu de l’impasse militaire rencontrée par la Russie et de l’échec de son entreprise qui visait à provoquer un changement de régime à Kiev.

Nous observons depuis quelques mois un grignotage du territoire ukrainien par les Russes, qui leur fait perdre aussi beaucoup de troupes et de moyens autour de Bakhmout, ce qui constitue aussi une sorte d’impasse stratégique. Le prix payé par les Russes à Bakhmout est très disproportionné, l’enjeu devenant symbolique. De part et d’autre, l’objectif est de reprendre l’initiative au printemps. Les Ukrainiens attendent des armes lourdes (et des munitions) supplémentaires et l’arrivée des chars, mais vu le nombre de livraisons annoncé il n’est pas certain que ce soit au niveau des attentes pour réaliser les manœuvres opérationnelles souhaitées. L’autre question est celle du soutien aérien, qui est débattu par les occidentaux.

Concernant les moyens affectés au combat, il faut rappeler que la Russie a construit une économie de guerre depuis au moins dix ans, elle a certes des faiblesses dans le domaine technologique mais elle les compense par du volume, en armements et en hommes. De ce point de vue, la Russie dispose d’une profondeur stratégique supérieure à l’Ukraine car les Ukrainiens ont naturellement du mal à produire sur leur territoire compte tenu des frappes et ils dépendent d’approvisionnements extérieurs, essentiellement occidentaux. À cela il faut ajouter la manière russe, pour ne pas dire soviétique, de faire la guerre, qui considère le soldat russe comme une ressource inépuisable. Cela renvoie à un vieux dicton russe : l’armée russe n’est jamais aussi forte qu’elle le prétend mais jamais aussi faible qu’elle en a l’air.

 

« Les Européens ont désarmé depuis deux générations. »

 

Le Crif : Beaucoup de pays européens, l’Allemagne en particulier, la France aussi, ont annoncé de nouveaux et substantiels efforts budgétaires dans le domaine militaire. La guerre menée contre l’Ukraine n’a-t-elle pas finalement réveillé les Européens de l’Ouest concernant les risques que fait encourir le régime russe ?

Thomas Gomart : Oui, on le voit par la vigueur européenne dans l’application des sanctions et l’unité que l’Union européenne a manifestée, dans le cadre transaltlantique, dans une logique de réarmement (en ce qui concerne l’Allemagne très particulièrement). Les décisions prises par les Européens, par exemple pour doter un Fonds de défense, ont été inattendues et sont liées à l’urgence de la situation. Cela participe du réveil stratégique que vous évoquez.

Mais on peut répondre aussi par la négative à votre question. D’abord, parce qu’une partie de la situation est imputable, de mon point de vue, aux Européens, qui ont désarmé depuis deux générations, considérant leur sécurité acquise sans en payer le prix. Ils se sont ainsi trouvés face à des compétiteurs stratégiques qui, eux, réarment depuis une génération. D’où le décalage très inconfortable, dont ils sont en train de prendre conscience.

Il reste que l’effort, fourni par la France par exemple, est important. Il faut relever que, dès 2017, l’actuel Président de la République se distingue, sur ce plan, de ses quatre prédécesseurs, qui n’ont eu de cesse de diminuer les moyens militaires. La relance de la dépense militaire restera au crédit du double mandat d’Emmanuel Macron. Mais les cent milliards supplémentaires annoncés ne permettront, si tout se passe bien et sans choc majeur, que de simplement maintenir nos forces militaires au même niveau de capacités. Quant à l’Allemagne, le budget de cent milliards qu’elle a annoncé doit se traduire en matière organique. Si l’Allemagne a su maintenir son industrie de défense, il lui faut reconstruire un appareil de défense historiquement façonné par les grandes opérations aéroterrestres à la différence de la France, qui sort d’un modèle expéditionnaire. Pour l’une et l’autre, on ne rattrape jamais, en période de crise, un désarmement structurel. Cette situation met les Européens en situation de fragilité face à la Russie et de dépendance vis-à-vis des États-Unis.

 

« La situation politique intérieure de la Turquie apparaît incertaine. »

 

Le Crif : Les capacités de l’OTAN se sont-elles renforcées suffisamment, politiquement et militairement ? Et la Suède et la Finlande réussiront-ils à rejoindre l’OTAN comme ces deux pays le souhaitent, malgré une opposition de la Turquie ou l’éventuelle capacité d’obstruction de la Hongrie ?

Thomas Gomart : Si ces deux nouvelles adhésions aboutissent, ce serait un changement géostratégique en Baltique, qui est l’un des théâtres de la confrontation avec la Russie antérieur à 2022 et 2014. Ce serait, pour les systèmes politiques suédois et finlandais, un changement très significatif. Pour la Turquie, cela a été l’occasion de rappeler sa singularité dans l’OTAN car ce pays, à l’instar de la France et des États-Unis, peut concevoir sa défense à la fois dans le cadre otanien et en dehors de ce cadre. La guerre en Ukraine permet par ailleurs à la Turquie de trouver une centralité diplomatique, qu’elle avait perdue entre 2016 et 2022 : la Turquie soutient l’Ukraine (par exemple en livrant de drones), condamne la Russie mais ne participe pas aux sanctions, espérant sans doute pouvoir jouer un rôle de médiateur (qu’elle a d’ailleurs déjà exercé sur la question de l’exportation du blé).

La situation politique intérieure de la Turquie apparaît incertaine avec des prochaines élections aux résultats qui peuvent être inattendus après le séisme qui a frappé ce pays. Sachant aussi que, depuis plusieurs années maintenant, l’économie turque a été perturbée par l’accueil de plusieurs millions de réfugiés venus de Syrie. Cela reste aussi un moyen de pression sur l’Union européenne, qu’Erdogan n’hésitera pas à utiliser. Concernant la Hongrie, le pouvoir d’influence ou de nuisance d’Orban n'est pas comparable à celui de la Turquie. Il cherchera peut-être, dans une logique transactionnelle, à obtenir des contreparties en échange de son approbation de l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN, mais ce n’est pas du même ordre stratégique que la Turquie.

 

« Une certaine complaisance à l’égard de la Chine, observable en Europe mais qu’on ne retrouve pas aux États-Unis. »

 

Le Crif : On le voit depuis plusieurs années, plus que les Européens, les États-Unis sont géo-stratégiquement très préoccupés par la Chine et la puissance mondiale qu’elle acquiert. Leur engagement visant à garder un leadership mondial n’induit-il pas, à terme pour les Américains, un engagement revu à la baisse en Europe ? Autrement dit, les États-Unis peuvent-ils batailler à la fois sur deux fronts, celui de la Chine en Asie-Pacifique et de la Russie en Europe ?

Thomas Gomart : L’avantage compétitif des États-Unis est sa double façade océanique (l’Atlantique d’un côté, le Pacifique de l’autre) et la capacité à obliger les autres à penser en termes globaux. La notion de monde global est une matrice américaine. C’est une capacité, à la fois intellectuelle, politique, économique et stratégique, qui vient de très loin aux États-Unis. Cette capacité avait déjà été effective pendant la deuxième guerre mondiale, les États-Unis étant capable de débarquer en même temps, en juin 44, dans le Pacifique et sur les côtes normandes (tout en préparant en Afrique du Nord, le débarquement de Provence d’août 44).

L’avantage qu’ont aujourd’hui les États-Unis sur la Chine, indépendamment de leur système d’alliances militaires (que la Chine n’a pas), repose sur la géopolitique de l’énergie fossile – leur puissance s’est construite sur la maîtrise du pétrole, en prenant sur ce terrain le relais de la puissance britannique –, une capacité qu’ils ont d’autant plus qu’ils sont devenus exportateurs nets de pétrole et de gaz. À cela s’ajoute, depuis la présidence Biden, la géopolitique de l’énergie renouvelable avec des investissements massifs, terrain sur lequel la Chine est, par ses investissements, en avance. Mais la Chine a une difficulté structurelle dans son mix énergétique avec le poids du charbon.

 

Le Crif : La montée des préoccupations américaines, d’ordre géopolitique et militaire, n’induirait donc pas une réduction d’engagement sur la zone européenne ?

Thomas Gomart : On annonce le départ d’Europe des États-Unis depuis 70 ans alors que les liens transatlantiques sont très étroits et se sont resserrés avec la guerre en Ukraine. Si les États-Unis n’étaient pas intervenus à ce niveau, en moyens de défense pour l’Ukraine, les Européens auraient sans doute envoyé des tentes, des générateurs et regardé les Ukrainiens se faire détruire…

Il y a eu un net resserrement des liens d’alliance entre les Américains et les Européens, avec un moment de vérité pour les Européens. Si la situation stratégique devait se dégrader avec la Chine, les États-Unis se retourneront vers les Européens en leur demandant qui les suit. Cela ne va pas forcément se poser en termes militaires, mais en termes, par exemple, de sanctions économiques, de transferts technologiques ou de partenariat énergétique. Pour les Européens, ce sera compliqué car la Chine est devenue leur principal partenaire économique depuis 2021. Et l’économie européenne est, en taille, inférieure à l’économie américaine, ce qui n’était pas le cas dans les années 90. Cela n’est pas totalement intégré par les élites européennes. Cela explique une certaine complaisance à l’égard de la Chine, observable en Europe mais qu’on ne retrouve pas aux États-Unis. Parallèlement, l’Europe ne peut se détourner ni du Moyen-Orient, ni de l’Afrique par rapport auxquels elle est en première ligne.

 

Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet

 

- Les opinions exprimées dans les entretiens n'engagent que leurs auteurs -