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Publié le 18 Décembre 2020

France - Riss : "Ce n’est pas “Charlie” qu’il faut sacraliser ou vénérer, ce sont les idées auxquelles il est attaché"

Dans un entretien accordé au « Monde », le directeur de « Charlie Hebdo » revient sur le procès des attentats de janvier 2015 et évoque la place que tient aujourd’hui son journal dans le débat public

Crédit : GILLES BASSIGNAC / DIVERGENCE

Publié le 18 décembre dans Le Monde

Le directeur de Charlie Hebdo, Laurent Sourisseau, dit Riss, revient sur le procès des attentats de janvier 2015 et évoque, dans un entretien accordé au Monde, la place que tient aujourd’hui son journal dans le débat public.

Le procès des attentats de janvier 2015 s’est achevé mercredi 16 décembre. Quel regard portez-vous sur le verdict rendu par la cour d’assises spéciale de Paris ?

Il faut se remémorer d’où on part. Pendant les cinq ans d’instruction et jusqu’au procès, on n’a pas cessé de dire que les accusés n’étaient que des seconds couteaux. On m’avait même dit qu’il fallait que je me prépare à ce qu’il y ait des acquittements. Bon. La réponse qui a été donnée mercredi, c’est qu’ils sont tous coupables. Et ça, déjà, ça me satisfait. Ils sont tous coupables, ils ont tous fait quelque chose d’illégal. En disant cela, la cour a dit en creux que nous, nous étions innocents.

Donc pour nous, pour Charlie, par rapport à tout ce que nous avons vécu, à tout ce qui a été dit sur nous, il y a désormais une parole publique, officielle, qui innocente Charlie. On a toujours la crainte, le doute qu’un procès soit aussi celui des victimes. C’était cela qui me préoccupait. Maintenant, les victimes sont innocentes et les coupables sont coupables.


Vous avez tenu à assister le plus possible aux audiences. Qu’en attendiez-vous ?

Pendant l’instruction, on m’avait proposé de mettre le nez dans le dossier. Mais c’est très compliqué, un dossier d’instruction. C’est un océan de papiers. Tous ces hommes dans le box n’étaient que des noms sur des papiers. Nous, nous ne connaissions que les deux types qui sont entrés chez Charlie et Coulibaly.

Le procès a une vertu pédagogique. Il rend compréhensibles au public des choses complexes. J’y allais pour voir clair. Je voulais comprendre qui étaient ces hommes, ce qu’ils avaient fait pour que tout cela devienne une réalité humaine.

Quelle réalité humaine avez-vous perçue d’eux ?

Ce sont des crimes complexes avec beaucoup d’acteurs. J’avais assisté au procès de Maurice Papon [ancien haut fonctionnaire de Vichy condamné en 1998 pour « complicité de crimes contre l’humanité »]. C’est une autre dimension mais on y retrouve un peu la même chose : il y a tellement de gens qui interviennent dans le processus criminel que ça donne l’impression que les responsabilités sont diluées.

Pour les attentats de janvier 2015, on nous disait : les auteurs principaux sont morts, comme s’il avait fallu en déduire que tout ce qu’il y avait en dessous de ça ne vaudrait plus rien. Qu’il n’y aurait pas de culpabilité en dessous de ceux qui portent la mort. Eh bien non, ce n’est pas vrai. Et donc on découvre, dans ces crimes, qu’il y a inévitablement une multitude de personnalités, de motivations. Et qu’il faut faire le tri là-dedans. C’est le travail de la cour de décanter le niveau d’implication des uns et des autres. Il y avait onze accusés. On n’a pas assisté à un procès mais à onze miniprocès où, à chaque fois, il a fallu faire preuve de précautions, les laisser s’exprimer. Il y a eu onze tonalités. Onze histoires.


On a découvert le petit monde des truands de banlieue. Ce qui m’a parfois gêné, c’est qu’on sombrait dans le pittoresque. Un univers à la Audiard, avec sa gouaille. Ils ont tout fait pour qu’on les voit comme ça. Au bout d’un moment, on se laissait un peu berner. Parce que c’était à la fois vrai, c’était des petits truands, mais il fallait aussi se demander à partir de quand ils avaient basculé dans autre chose, dans une sorte de zone grise.


J’avais eu le même sentiment en assistant au procès Merah [Abdelkader Merah, frère aîné de Mohammed Merah, sur les attentats commis à Toulouse et Montauban, condamné en 2017 et en appel en 2019] : la limite entre la criminalité et l’islamisme est un peu floue. Ce sont deux activités hors de la légalité qui, à un moment donné, se rencontrent. Il fallait donc faire le tri entre la criminalité traditionnelle et la criminalité terroriste. Souvent je me disais, j’espère que la cour y voit plus clair que moi (sourires). Je misais sur le professionnalisme des magistrats. On reproche à ces cours d’assises d’être composées de magistrats professionnels, je trouve que ce n’est pas plus mal car ils sont aguerris, ils connaissent ce genre de profil. Alors que quand on est novice, on peut se laisser avoir.

On vous a vu ployer pendant la déposition de Corinne Rey et de Sigolène Vinson, deux illustratrices de « Charlie », qui racontaient la tuerie, puis vous redresser lorsque, dans leurs récits, les frères Kouachi sortaient des locaux du journal. Comment avez-vous vécu ces moments et celui de votre témoignage ?

Ce qui était compliqué pour moi, c’est que j’étais là à trois titres : en tant que représentant du journal, comme personne morale victime de l’attentat, en tant qu’individu partie civile et puis aussi en tant que témoin. A la barre, je me sentais un peu assis entre trois chaises. Il fallait que je parle à la fois de ce que j’ai vu en tant que témoin, si tant est que ça avait de l’intérêt, de ce que j’ai ressenti comme individu, et aussi que je parle du journal.

J’ai craint ce procès pendant des mois. Parce que je sais que ce sont des moments très éprouvants où tout est dit. Je savais qu’on allait reparler de tout en détail. On dit que les procès servent aux familles à faire leur deuil, je ne sais pas si ça ne fait pas plus de mal qu’autre chose. Et puis c’est vrai qu’au journal, avec ceux qui étaient là le 7 janvier, on parlait rarement de ce qu’on avait vécu. On parlait de l’événement évidemment, mais pas en détail. Pendant ces cinq ans, c’était très délicat. Tout le monde n’a pas vécu la même chose, et on ne voulait pas imposer aux autres son propre récit.

Le protocole du procès a fait qu’à la barre, chacun était sur le même pied d’égalité, était légitime et a pu dire ce qu’il voulait dire. Il n’y avait pas une parole qui pouvait en gêner une autre, en surplomber une autre. Ça, c’était bien. Je ne peux pas dire que j’ai découvert des choses, mais j’ai entendu des choses que je n’avais pas entendues de la part de gens de Charlie.


Pendant ce procès, il y a eu trois attentats : celui commis le 25 septembre devant les anciens locaux de « Charlie », la décapitation de Samuel Paty, le 16 octobre, et l’attaque au couteau à la basilique Notre-Dame à Nice, le 29 octobre. Vous faites partie des personnalités qui ont été invitées par l’Elysée à assister à la cérémonie organisée à la Sorbonne en hommage au professeur. Votre présence marquait-elle la place prise par « Charlie » dans le débat public ?

On nous avait déjà invités pour l’hommage, aux Invalides, des victimes du Bataclan. J’ai toujours pensé que Charlie devait être solidaire des victimes du terrorisme. Tout cela s’inscrit dans une vague de violence qui a une homogénéité. Il ne faut pas que les victimes se séparent, s’opposent ou s’ignorent. C’est d’ailleurs une des choses que j’ai apprises pendant le procès en rencontrant d’autres victimes des 7, 8 et 9 janvier. Donc pour moi, c’est d’abord un geste de solidarité pour ceux qui ont été frappés dans ces circonstances-là et sont morts pour ces raisons-là.

Le fait que ce professeur ait utilisé des dessins de Charlie Hebdo pour son cours faisait qu’on devait être là aussi. Ça me semblait évident qu’on devait le soutenir pour ce qu’il avait fait, pour son courage, son travail, son abnégation, sa volonté de transmettre quelque chose aux élèves. Il faut soutenir les profs. Ces collégiens, ces lycéens ont besoin qu’on les aide, qu’on leur montre un peu le chemin pour comprendre ce qui se passe autour d’eux. Pour que les dessins ne soient pas des choses un peu mystérieuses, hermétiques, qu’ils rejettent de manière épidermique.

Donc je ne voyais pas ma présence à cette cérémonie comme une reconnaissance officielle. Ce n’est pas une question de protocole, c’est un soutien. Parce que le combat pour ces valeurs est loin d’être terminé, qu’il faut se serrer les coudes et qu’il faudra se les serrer pendant longtemps. La leçon que j’ai retirée de ce que nous avons vécu avec l’attentat, c’est qu’il ne faut pas rester seul. Il faut aller vers ceux qui ont subi ces choses-là.


Après « Charlie », après le Bataclan, après Samuel Paty, avez-vous toujours le sentiment qu’une partie du monde médiatique, du monde politique, de la gauche notamment, reste aveugle sur la question de l’islamisme, du djihadisme ?

Je crois qu’aujourd’hui, personne n’est aveugle. On ne peut pas dire qu’on n’a pas les éléments pour comprendre ce qui se passe. Après, ce sont des choix politiques. Est-ce que les gens veulent vraiment intégrer cette réalité dans leur vision de la société, ou est-ce qu’ils continuent de mettre ça de côté ? Mais maintenant, on n’a plus l’excuse d’être aveugle.

En 2006 [au moment de la publication des caricatures], on s’est retrouvés en première ligne bien malgré nous. Ça nous semblait tellement lointain qu’il y ait, en France, des violences à cause de l’intolérance religieuse. C’était surréaliste. Il a fallu du temps pour que les gens comprennent que c’était une réalité : il y a malheureusement de l’intolérance religieuse en France, et il faut mener des actions politiques pour en limiter la malfaisance. Ça devrait être une préoccupation de tous les politiques. Ce n’est pas un problème de gauche ou de droite.

Richard Malka a dit dans sa plaidoirie que « Charlie » était devenu une idée. Cela signifie-t-il que « Charlie » est devenu sacré, intouchable ? Peut-on encore rire de « Charlie » ? Peut-on encore critiquer « Charlie » ?

Il n’y a rien de sacré et ce n’est pas nous qui allons nous sacraliser. La seule chose que je ne veux pas, c’est qu’on nous dise qu’on est coupable de quelque chose. Je ne me sens coupable de rien. Charlie n’est coupable de rien. Après, on peut dire tout ce qu’on veut de Charlie. On est habitués, on a le cuir épais.

Charlie en tant que journal n’a pas grande importance. Ce sont les idées qu’on essaie de défendre qui sont importantes et qui sont, je ne veux pas dire sacrées, mais vitales. Je pense que la finalité d’une démocratie, c’est de faire en sorte que les individus soient le plus libres possible. Je dis « possible » parce qu’il y a toujours des limites, il y a des lois. Mais la façon dont je conçois Charlie Hebdo, c’est : comment être le plus libre possible quand on dessine, quand on écrit, quand on pense.

Ce qui est un peu dommage c’est que les gens ont en partie pris conscience de cela à travers le support qu’est Charlie. Mais ce n’est pas Charlie qu’il faut sacraliser ou vénérer, ce sont les idées auxquelles il est attaché. Elles sont d’ailleurs partagées par beaucoup de gens. On l’a vu avec l’appel sur la liberté d’expression qu’on a lancé. Il n’y a pas de monopole de Charlie à défendre la liberté. On est une voix parmi d’autres. Pour moi, c’est l’idée que tous les médias devraient défendre.


Mais n’êtes-vous pas obligés de tenir compte de la place nouvelle qui est la vôtre ?

C’est vrai que la responsabilité de faire le journal aujourd’hui n’est pas la même qu’il y a cinq ou dix ans. On est lu, on est examiné. On restera comme on est. Mais il faut être pertinent. Il faut taper juste, au bon endroit, ne pas se disperser. La liberté d’expression nous impose, si on veut vraiment la défendre, de s’exprimer avec qualité. Si on prend la parole pour dire n’importe quoi, on galvaude la liberté d’expression. Donc il y a une exigence intellectuelle plus aiguë encore. C’est le cas de tous les médias, notamment face aux réseaux sociaux où les gens prennent la parole à tort et à travers et abîment la liberté d’expression. Même si la justice française reconnaît une très large liberté d’expression, et même quand on est un journal satirique, il faut penser notre expression, réfléchir à ce qu’on veut dire et comment on veut le dire.

Quand vous dites qu’il faut être pertinent, cela signifie-t-il qu’il y a des articles ou des dessins que vous ne publieriez plus ?

Quand je relis les articles de Charlie, je m’aperçois que ce n’est pas aussi anarchique qu’on le pense. Il y a quand même une colonne vertébrale politique qui structure le journal depuis cinquante ans. Charlie n’est pas un fanzine, ou un blog. Il a des objectifs, des valeurs fondamentales avec lesquels il ne faut pas transiger.

Je dis souvent : on peut dessiner ce qu’on veut mais il faut pouvoir l’expliquer après. Ce n’est pas une grenade dégoupillée qu’on jette et puis on s’en va. Ou une pierre qu’on lance dans un magasin parce que ça va déclencher la sonnerie. On peut faire des choses très provocatrices mais il doit toujours y avoir, derrière, une raison de le faire.

« Charlie » a été qualifié d’« islamophobe ». Après ce procès, votre colère est-elle retombée ?

Cette colère, elle a pour origine ce qu’on entend autour de nous. Ce n’est pas forcément lié à l’attentat proprement dit. Tous ces débats vont continuer. Même après la mort de Samuel Paty, des gens ont dit : est-ce qu’il a bien fait ? C’est tout juste s’il n’a pas été jugé responsable de son malheur. On a entendu ça, nous aussi. Donc on sera toujours révoltés par ce genre de discours qui sont injustes et intellectuellement paresseux. On aura, je le crains, d’autres occasions de se révolter contre ces facilités, cette paresse intellectuelle.

Elles risquent de toucher d’autres cibles. Il faut être là pour aider ceux qui vivent ce qu’on a vécu : le drame mais aussi la dénégation, la critique, presque la diffamation.

Car on n’en a pas fini avec l’intégrisme religieux, avec l’intolérance religieuse. Les victimes de Charlie, le 7 janvier, sont les premières victimes d’un blasphème depuis le chevalier de La Barre. La dernière personne à avoir été tuée, exécutée, en France pour blasphème, c’était en 1766 ! Les suivants, c’était le 7 janvier 2015. On est confronté à l’obscurantisme religieux, à un mouvement réactionnaire. Ce sont des gens qui veulent revenir en arrière. On parlait de la gauche. Je suis quand même sidéré de voir qu’une partie de la gauche, qui s’est toujours voulue combative à l’égard de ce qui était réactionnaire, ne voit pas que ces mouvements intégristes sont des mouvements réactionnaires, rétrogrades, et cela n’a rien à voir avec l’islamophobie ou la haine de l’islam.

Imaginez-vous que votre journal retrouvera, un jour, une vie normale ?

Là, non. On ne prendra aucun risque. Cela ne serait pas responsable. Je ne sais pas combien de temps ça durera. Moi, naïvement, en 2015, j’ai hésité, je me suis posé la question du fond de mon lit à l’hôpital : est-ce qu’il faut que je continue ? Je n’étais pas sûr du tout. Puis je me suis dit que dans l’histoire, des gens avaient subi des choses bien plus terribles que nous et qu’il fallait être capable d’affronter. On ne peut pas s’enfuir comme ça. Mais je savais qu’en acceptant ça, j’entrais dans un monde difficile. Que ça me plaise ou non, il fallait le faire. Combien de temps ça va durer, je n’en sais rien. Peut-être que ce sera encore comme ça pendant des dizaines d’années. On préfère ne pas se mettre d’échéance pour ne pas être déçus (rires). Il faut l’intégrer dans notre vie, faire avec, trouver des manières de vivre, malgré tout.


Luc Bronner et Pascale Robert-Diard

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