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Publié le 23 Septembre 2019

Histoire - Gisèle Halimi : «J’avais en moi une rage, une force sauvage, je voulais me sauver»

Je ne serais pas arrivée là si… L’avocate revient sur ses combats, dès l’enfance, pour sa dignité et sa liberté de femme, sur ses engagements féministes et sur les grands procès de sa carrière.

Publié le 22 septembre dans Le Monde

Soixante-dix ans de combats. Soixante-dix ans d’énergie, de passion, d’engagement au service de la justice et de la cause des femmes. La silhouette est frêle désormais, et le beau visage émacié. Mais le regard garde sa flamboyance et la voix conserve la force soyeuse qui a frappé tant de prétoires. Gisèle Halimi, l’avocate la plus célèbre de France, se souvient. Tunis où elle est née, en 1927, dans une famille juive de condition modeste, sa découverte précoce de la malédiction d’être née fille, son refus d’un destin assigné par son genre et son rêve ardent de devenir avocate.

Avocate pour se défendre et pour défendre. Avocate parce que l’injustice lui est « physiquement intolérable ». Avocate parce que, femme, elle est depuis le début dans le camp des faibles et des opprimés. Avocate « irrespectueuse », comme elle aime à se définir, parce que l’ordre établi est à bousculer et que la loi doit parfois être changée. Enfin parce que « ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience », comme l’écrit René Char, qu’elle cite volontiers.

Son appartement parisien est rempli des livres, tableaux, photos des personnages qui ont marqué sa vie : Claude Faux, son mari, et ses trois fils ; mais aussi Louis Aragon ; Sartre, Simone de Beauvoir, Simone Veil… Près de la fenêtre, le petit bureau où Paul Eluard écrivit plusieurs de ses poèmes. Et, à l’étage au-dessous, posée sur un cintre dans son cabinet, la robe d’avocate à laquelle elle tient tant. Celle avec laquelle elle prêta serment à Tunis, en 1949. Celle qu’elle portait au procès de Bobigny sur l’avortement en 1972. Sa robe « fétiche », maintes fois réparée, reprisée, raccommodée, dont elle triturait fiévreusement les petits boutons de nacre noire lors des attentes interminables de délibérés…

Je ne serais pas arrivée là si…

Si ma mère, et tout mon entourage depuis la prime enfance, ne m’avaient constamment rappelé que le fait d’être une fille impliquait un sort très différent de celui de mes frères. Un sort dans lequel le choix, le libre arbitre, la liberté n’avaient aucune place. Un sort uniquement déterminé par mon genre.

« Ma grand-mère, ma mère et moi avons vécu comme ça ; alors toi aussi ! », me disait ma mère, Fritna, faisant du mariage et de la sujétion à un homme mon horizon ultime. Cela impliquait de me mettre au service des hommes de la famille, de servir mes frères à table et de faire leur lit, le ménage et la vaisselle. Je trouvais cela stupéfiant. Pourquoi ? Au nom de quoi ? Avant même la révolte, je ressentais une immense perplexité. Pourquoi cette différence ? Elle n’avait selon moi aucun fondement ni aucun sens.

L’anecdote familiale autour de votre naissance ne vous avait-elle pas donné très tôt un indice de la différence de traitement entre garçons et filles ?

Si ! Tout était déjà là. Et ce récit, entendu dès mon plus jeune âge, m’a tout de suite fait comprendre la malédiction d’être née femme. C’est l’histoire de mon père Edouard, si consterné en apprenant que sa femme avait mis au monde une petite fille, qu’il a nié ma naissance pendant près de trois semaines ! Aux amis qui venaient aux nouvelles, il affirmait : « Non, Fritna n’a pas encore accouché. Bientôt, bientôt… » Il a fini par s’habituer à l’idée de la catastrophe – après tout, l’honneur était sauf, il avait déjà un fils aîné –, et nous nous sommes beaucoup aimés. Mais tout, dans mon enfance, était fait pour me rappeler que je n’étais qu’une femme, un être éminemment inférieur.

D’où la rébellion ?

Instinctive ! Viscérale ! Elle s’est même exprimée par une grève de la faim quand j’avais 10 ans. C’est une arme terrible, vous savez. Elle déconcerte les parents et les affole très vite. Ma mère en perdait la tête. Mais il n’était pas question que je fasse les tâches ménagères dont mes frères étaient exemptés. Plutôt mourir ! Et mes parents ont cédé. Ce fut au fond ma première victoire féministe. « C’est pas juste !, disais-je constamment. C’est pas juste ! » Mon père s’énervait : « Tu n’as que ce mot-là à la bouche ! » C’est vrai. Je l’ai eu toute ma vie. Et il est indéniable que mon féminisme et mon besoin de corriger les injustices sont ancrés dans cette révolte initiale.

"Et je dis aux femmes trois choses : votre indépendance économique est la clé de votre libération. Ne laissez rien passer dans les gestes, le langage, les situations, qui attentent à votre dignité. Ne vous résignez jamais !"

Aimiez-vous l’école ?

Avec passion ! C’est là que je me sentais le mieux. J’étais une bonne élève. Et j’étais littéralement amoureuse de ma prof de français, mademoiselle Nicot, qui poussait un soupir en rendant les rédactions : « Et, comme toujours, c’est Gisèle la première. »

Je me souviens du chagrin fou ressenti lorsque je l’ai croisée un jour au bras d’un homme plus âgé dont elle devait être la fiancée. Elle ne m’avait pas prévenue ! Je me disais : « C’est pas possible qu’elle me fasse ça ! » Je l’ai perdue de vue, mais elle a été un phare, elle a tout de suite perçu ma conviction que l’école serait ma libération. Je me demande parfois ce que je serais devenue sans elle. Mais j’aurais forcément fait quelque chose, car j’avais en moi, comment vous dire, une force mauvaise, une force sauvage. Une rage : faut pas qu’on m’empêche ! Je veux apprendre ! Je dois me sauver !

Vos parents étaient-ils fiers de vos exploits scolaires ?

Fiers ? Ils s’en fichaient. Je rapportais mes bonnes notes dans l’indifférence générale. J’étais l’inessentielle. Toute l’attention était focalisée sur mon frère aîné, l’essentiel, qui passait son temps entre colles, mensonges, zéros pointés et renvois. Ce qui rendait fou mon père, qui hurlait et tabassait mon frère lors de scènes d’une violence insensée. Tout l’espoir de la famille – y compris nous sortir de la pauvreté – reposait sur ce fils aîné pour lequel mes parents étaient prêts à tous les sacrifices.

Moi, en revanche, je ne devais pas leur coûter un sou. Ma mère ne voyait d’ailleurs pas l’utilité d’investir dans mon éducation. « Les frais du lycée pourraient payer ton trousseau de mariée ! », a-t-elle dit lorsque je devais entrer en 6e. Mais je m’étais renseignée. J’avais appris, dès l’âge de 10 ans, qu’il existait un concours des bourses, et j’ai été reçue première. Je ne leur ai donc rien coûté ! Même pas en livres, puisque les élèves de familles « nombreuses et nécessiteuses » avaient droit à un prêt pendant leurs études.

Quelle chance !

Et quelle frustration lorsque je devais les rendre en fin d’année scolaire ! J’aurais tellement aimé les garder. C’était ça, la vraie nourriture. Je les palpais, les humais, les feuilletais mille fois. Il n’y avait aucun livre à la maison et, petite, je me contentais de l’annuaire et d’un gros dictionnaire médical qu’un représentant de commerce avait laissé chez nous. Mais, plus tard, inscrite dans toutes les bibliothèques, je lisais avec fièvre et boulimie.

Nous étions quatre enfants dans la chambre et ma mère déclarait très tôt l’extinction des feux. J’avais acheté une mini-ampoule d’un watt, que je branchais sur une prise au ras du sol. La lumière était trop faible pour que ma mère puisse la repérer de sa chambre et je lisais à plat ventre sur le sol des nuits entières. C’est à ce moment-là que j’ai compris que les livres me donnaient de la force et que c’était à moi, et à moi seule, de décider de mon chemin.

Ce tempérament indépendant et votre refus du schéma classique inquiétaient-ils votre mère ?

C’était bien au-delà de l’inquiétude. Elle me pensait anormale. Quelque chose ne tournait pas rond chez sa fille pour qu’elle refuse ainsi sa condition de fille. Elle-même avait été mariée à 16 ans, selon la norme en Tunisie, avait ensuite enfanté tous les deux ans, et entendait bien que je poursuive la tradition. Le jour où j’ai eu mes règles, elle m’a d’ailleurs prévenue : « Maintenant, c’est fini !

– Qu’est-ce qui est fini ?

– Tu ne joues plus du tout avec les garçons. »

J’étais sidérée. Moi qui jouais au foot avec eux, courais pieds nus dans les rues, nageais à perte de souffle avec une bande de copains, j’aurais dû tout arrêter ? « Mais pourquoi ?

– C’est comme ça ! »

Là encore, quelle injustice ! De quoi étais-je coupable ? Quand j’avais 16 ans, elle a tenté de me marier à un riche marchand d’huile de 35 ans. « Il a trois voitures ! », répétait-elle, tel l’Harpagon de L’Avare répétant « sans dot ! ».

La dot, comme dans la pièce de Molière, était-elle encore en usage ?

Et comment ! Il y avait des tarifs qui variaient en fonction de la situation du fiancé. Pour épouser par exemple un médecin (ce qui était exclu pour moi, car c’était bien trop cher), il fallait fournir une belle somme et apporter ce que l’on appelait « la maison montée », c’est-à-dire une maison complète, de la petite cuillère au drap brodé. La future belle-mère de la mariée venait vérifier à l’avance que rien ne manquait. Je me souviens de mon père travaillant comme un fou, parce qu’il devait marier ses deux sœurs et payer leur dot. Je trouvais cela ahurissant. Je voulais étudier. Et devenir avocate.

Avocate avec un « e » ?

Ah oui ! J’ai toujours rectifié quand les bâtonniers me présentaient comme avocat. Je prétends, surtout à l’époque où j’ai commencé, que ce n’est pas la même chose. C’est le même métier, le même diplôme, mais je prétends qu’une femme ne plaide pas de la même façon qu’un homme quand elle défend la vie d’un client. Je ne dis pas qu’elle plaide mieux ou moins bien. Je dis qu’il y a des étincelles provoquées par une sensibilité mêlée à une intelligence différente. Nos parcours et notre expérience de la discrimination nourrissent cette différence. Quand j’entre dans le prétoire, j’emporte ma vie avec moi.

Que saviez-vous de ce métier ?

Mon père avait été garçon de courses avant de devenir clerc d’avocat. Quand j’allais le chercher au travail, l’univers m’était donc familier. Et puis ma propension à m’insurger à l’école contre les injustices m’avait souvent valu la question : « Vous vous prenez pour une avocate ? » Eh bien, l’idée s’est en effet imposée, dès l’adolescence. Je défendrais les autres, et, par ce biais, je me défendrais moi-même. Je remettrais en cause les choses injustement établies. Et j’aurais une voix publique. Ma révolte personnelle est à la source de tous mes engagements.

Vous partez donc à Paris à 18 ans, le bac en poche, pour faire des études de droit et… de philosophie…

Oui, il me semblait que les deux matières allaient de pair, et il fut d’ailleurs une époque où de grands avocats humanistes avaient cette double formation. J’achetais les polycopiés de droit, que j’apprenais très facilement ; mais, pour la philo, j’allais à la Sorbonne suivre avec passion les conférences des professeurs. La philo aurait même pu devenir prioritaire si je n’avais pas eu la rage de me mettre au service des plus faibles et des plus isolés. J’étais depuis le début dans leur camp. J’aime cette phrase de l’abbé Lacordaire [dominicain, journaliste et homme politique, 1802-1861] : « Entre le faible et le fort, c’est la liberté qui opprime et le droit qui affranchit. »

Comment votre retour à Tunis, en 1949, où vous vous êtes inscrite au barreau sitôt vos diplômes réussis, se passe-t-il ?

Je prête serment sous les yeux éblouis de mon père, qui se pavane comme un paon dans les couloirs du palais de justice. Son fils aîné a ruiné ses espoirs d’ascension sociale, il est contraint de faire un transfert sur sa fille. Ma mère est là, elle aussi, dans une robe de dentelle de laine noire, malgré le soleil, et parée de tous ses bijoux. Et mon père sort son petit Kodak. Peu après, je me présente à un tournoi d’éloquence ouvert aux jeunes stagiaires. Je suis la première femme à m’inscrire à ce concours.

On a l’impression que vous aviez alors toutes les audaces. Quel est le thème de ce concours ?

« Le droit de supprimer la vie. » Les plaidoiries ont lieu dans la plus vaste salle du tribunal, devant un jury composé des bâtonniers et membres du conseil de l’ordre, qu’on installe à la place des juges. Les candidats prennent la place des procureurs. Et, en bas, deux énormes fauteuils accueillent le représentant de Son Altesse le bey et le résident général [le représentant officiel du gouvernement français en Tunisie, sous protectorat].

C’est terriblement impressionnant, mais je suis très calme. Le sujet me passionne, et quand je commence à parler, je me sens m’envoler. Non à la peine de mort, bien sûr ; je cite Camus et Victor Hugo. Oui à l’euthanasie et au droit au suicide ; et je cite les stoïciens. L’écoute est attentive. Tout le monde se demande qui est cette fille à l’accent français. Mon père, debout en attendant l’issue des délibérations, dit autour de lui : « C’est ma fille ! » Je suis proclamée lauréate à l’unanimité. Et, dès le lendemain, je suis embauchée par l’un des meilleurs avocats de Tunisie.

Pleine de fougue et d’ambition ?

Comme un être « dont un dessein ferme emplit l’âme », selon le mot de Victor Hugo. Il se trouve que l’histoire est rapidement venue à ma rencontre. Les luttes d’indépendance m’ont cueillie de plein fouet. D’abord celle de mon pays d’origine, la Tunisie, que je soutenais spontanément. Puis celle de l’Algérie. Je commence commise d’office devant les tribunaux militaires. Il est possible de refuser, mais j’accepte, ravie.

Et je m’engage avec flamme dans la voie de la résistance. En 1952, avec des collègues, je vais rendre visite à Habib Bourguiba, le chantre de l’indépendance tunisienne, alors en exil sur l’île de la Galite. Je souhaite être son avocate et je deviendrai plus tard son amie. Voilà un visionnaire qui avait compris que l’inclusion des femmes était gage de progrès. Puis se tient le grand procès de Moknine, en 1953, où trois des Tunisiens accusés d’avoir participé à une émeute sont condamnés à mort, parmi lesquels mon client. En janvier 1954, je vais donc à Paris plaider à l’Elysée mon premier recours en grâce. C’est aussi la première fois qu’une telle démarche est faite par une femme.

René Coty venait tout juste d’accéder à la présidence de la République…

Et il n’était déjà plus tout jeune ! Quelle angoisse, cette audience devant le plus haut magistrat de France ! Je me disais que j’étais la dernière chance, la dernière voix, les derniers mots d’un homme vivant. Son ultime bataille. Et tout reposait sur mes épaules. Je me concentrais sur mon plaidoyer quand l’épouse d’un autre avocat m’a prévenue : « Tu ne peux pas y aller sans chapeau.

– Comment ça ? Je n’ai jamais porté de chapeau de ma vie !

– C’est l’étiquette présidentielle. Sans chapeau, tu ne seras pas reçue à l’Elysée. »

Infiniment contrariée, je me suis donc fait prêter un chapeau et je me suis présentée à l’Elysée coiffée d’un tambourin noir. L’huissier m’a fait entrer et patienter quelques instants. Le temps que je m’observe dans les miroirs du grand salon et que je me trouve grotesque. La vie d’un homme était en jeu et l’on m’obligeait à me déguiser pour obtenir sa grâce ? Ah non ! Cette mascarade allait m’empêcher de parler librement. A l’instant précis où l’huissier a ouvert la porte du bureau présidentiel, j’ai enlevé prestement mon chapeau et le lui ai donné. Coty m’attendait.

Connaissait-il le dossier ?

Pas du tout ! Il m’a accueillie d’un : « Comment allez-vous ? » saugrenu. J’ai répondu un peu froidement : « Bien, monsieur le Président. » Et il a continué : « Je voudrais vous voir sourire. » C’était très déplacé. J’ai dit : « Je pourrai sourire si vous accédez à ma demande. » « Ah ça ! Il n’y a pas que moi qui décide, vous savez… » Je me suis lancée dans l’histoire de mon client tunisien, quand, soudain, il s’est levé pour arpenter la pièce. « Continuez, a-t-il dit. Je cherche juste un verre d’eau pour prendre mes cachets. » J’étais interloquée et j’ai voulu l’aider. Il devait bien y avoir des sonnettes quelque part pour appeler l’huissier ! Il promenait maladroitement ses doigts sur les murs à la recherche d’un cordon. La vie d’un homme était en jeu et le président ne songeait qu’à ses pilules ! « Il ne faut pas m’en vouloir, a-t-il dit, je suis nouveau dans la maison. » C’était incroyable !

Votre client a-t-il été gracié ?

Oui, heureusement. Et je me suis un peu familiarisée avec ce président qui me regardait d’un air paternel et que j’allais voir chaque fois que la vie d’un homme était en jeu. Au printemps 1958, j’ai battu mon propre record et suis allée le voir trois fois dans une même journée pour trois condamnés à mort différents. Deux le matin, un l’après-midi. C’était oppressant. Dans l’audience de l’après-midi, Coty, qui écoutait en général passivement, s’est animé et m’a contredite sur les faits. Je ne comprenais plus rien. Et soudain j’ai eu une fulgurance : il confondait les condamnés ! Un homme pouvait être guillotiné à la place d’un autre ! J’ai dit : « Nous ne parlons pas de la même affaire. C’est le dossier de ce matin que vous évoquez. » Il a ri.

Avez-vous eu l’occasion de défendre la grâce d’un condamné à mort devant le général de Gaulle ?

Oui, le 12 mai 1959, à la suite du grand procès d’El Halia en Algérie [en août 1955, des insurgés algériens tuèrent une trentaine d’Européens dans le village d’El Halia]. Et croyez-moi, c’était autre chose ! Quand il m’est apparu, il m’a semblé gigantesque. Il m’a tendu la main en me toisant. Et, de sa voix rocailleuse, il a lancé : « Bonjour madame » Il a marqué un temps. « Madame… ou mademoiselle ? » Je n’ai pas aimé. Mais alors pas du tout ! Ma vie personnelle ne le regardait pas. J’ai répondu en le regardant bien droit : « Appelez-moi maître, monsieur le Président ! » Il a senti que j’étais froissée et il a accentué sa courtoisie : « Veuillez entrer, je vous prie, maître. Asseyez-vous je vous prie, maître. Je vous écoute, maître. »

Connaissait-il le dossier mieux que son prédécesseur ?

Il l’avait étudié jusqu’aux moindres détails. Mon léger malaise venait du fait qu’il ne me regardait pas durant mes explications. Or j’ai toujours eu besoin de croiser le regard de ceux que je veux convaincre. Comme au tribunal, où j’essaie de capturer mes interlocuteurs. Les attirer à moi pour qu’ils m’écoutent. Le général posait cependant des questions précises à mon confrère Léo Matarasso et moi-même, prouvant qu’il avait lu tous les procès-verbaux. Et, à la fin, il s’est contenté de dire : « Je vous ai entendus. Je vous remercie. »

En sortant, nous croisons André Malraux, alors ministre de la culture, puis le secrétaire du conseil de la magistrature, que je supplie de m’appeler dès qu’il connaîtra la décision. Il refuse, l’affaire est trop sensible, il a peur que j’ameute la presse. « S’il vous plaît ! Au moins pour que je dorme ! » J’ai donné ma parole d’honneur que je garderais le secret. Et, deux jours plus tard, un coup de fil m’apprendra que nos deux clients sont graciés.

J’imagine l’immense satisfaction des avocats !

Vous vous rendez compte ? Il s’agissait de deux vies ! Et elles tenaient à la grâce d’un président, doté d’un droit régalien hérité de l’Ancien Régime. Il n’avait aucune explication à donner. C’était son bon plaisir de monarque. Aucun avocat ne sort indemne de cette ultime mission.

Avez-vous dû assister à une exécution par guillotine ?

Non ! Mais je voyais l’échafaud dans la cour de la prison de Barberousse (aujourd’hui Serkadji), à Alger, lorsque j’allais voir mes clients. Et puis j’ai vécu de près l’exécution de Christian Ranucci, 22 ans, en 1976, l’un des derniers guillotinés en France. Son avocat, Paul Lombard, me téléphone le 28 juillet 1976, vers 1 heure du matin. « Je viens d’apprendre que la grâce a été refusée par Giscard. Ranucci va être guillotiné. J’ai rendez-vous à 4 heures moins le quart aux Baumettes. » Il étouffe un sanglot. « C’est un gosse qu’ils vont massacrer ! Un gosse ! Une seule des contradictions du dossier aurait dû interdire sa mort ! »

Je suis bouleversée. Je lui conseille de prendre un somnifère. Il me supplie de ne pas raccrocher. « Que puis-je dire à un gosse qu’on envoie à la mort ? » Je ne sais pas. Je ne connais aucun mot capable d’apaiser un homme qu’on va couper en deux. Comment un pays civilisé peut-il en arriver là ? Comment peut-on mettre en place une machinerie pour tuer après des procès, des recours, des réflexions, des signatures ? « Parlez-lui, dis-je enfin. Anesthésiez-le de paroles. Prenez-lui la main. Et embrassez-le. »

La guerre d’Algérie vous a vite happée dans un tourbillon de procès politiques explosifs…

Je ne pensais pas que ces guerres feraient irruption dans ma vie avec une telle violence. J’ai foncé, à la fois avocate et témoin engagée. Je ne pouvais pas refuser. Et, de 1956 aux accords d’Evian, en 1962, je n’ai cessé de faire des allers-retours entre Alger et Paris, où j’étais désormais installée pour assurer la défense des Algériens arrêtés, insurgés, indépendantistes.

C’était pour moi une évidence. Mais les pouvoirs spéciaux votés en 1956 [qui permettaient au gouvernement du socialiste Guy Mollet de poursuivre la guerre en Algérie] avaient pris le droit en otage. La justice n’était souvent qu’un simulacre. J’ai découvert, horrifiée, l’étendue des exactions commises par l’armée française, la torture érigée en système, les viols systématiques des militantes arrêtées, les condamnations sur aveux extorqués, sans compter les disparitions et exécutions sommaires. J’étais abasourdie.

Vous étiez l’une des rares femmes avocates à défendre les fellagas…

Oui, et j’étais assurément considérée comme une « traîtresse à la France » par les militaires et tenants de l’Algérie française. Il y avait des crachats, des huées, des insultes et des coups à l’arrivée au tribunal. Des coups de fil nocturnes – « tu ferais mieux de t’occuper de tes gosses, salope ! », des menaces de plastiquage de mon appartement et des petits cercueils envoyés par la poste. Je n’y ai longtemps vu que gesticulations et tentatives d’intimidation, jusqu’à l’assassinat, à Alger, de deux confrères très proches, puis la réception, en 1961, d’un papier à en-tête de l’OAS [Organisation de l’armée secrète, pour le maintien de la France en Algérie] qui annonçait ma condamnation à mort en donnant ordre à chaque militant de m’abattre « immédiatement » et « en tous lieux ». Je n’ai jamais eu peur. Sauf une nuit, au centre de torture du Casino de la Corniche, à Alger, où l’on m’avait jetée et où j’ai pensé avec culpabilité à mes fils de 3 et 6 ans, m’attendant à être exécutée.

Avez-vous rencontré le général Massu, le grand organisateur de toutes les exactions ?

Je me suis imposée un jour de 1957 dans son QG d’Alger. Sans rendez-vous, et dans un état de colère immense. J’avais attendu en vain un de mes clients à la prison de Barberousse. Il avait disparu de sa cellule, enlevé par les militaires pour de nouvelles séances de torture. J’ai couru sans réfléchir vers le bureau de Massu. Qui m’a reçu, contre toute attente. Visage osseux, fine moustache. Il a écouté patiemment mon flot de protestations et mes menaces de porter plainte pour enlèvement et séquestration. Et puis il a entrepris de défendre la torture. « Croyez-moi, pour avoir des renseignements, c’est efficace ! »

Je n’arrivais pas à croire qu’il tente sur moi son prosélytisme abject. « Tout de même, vous, une mère de famille, comment acceptez-vous que des assassins cachent des bombes dans des couffins et tuent des enfants ? » Il m’écœurait. J’ai demandé : « De Gaulle est d’accord ? – Ne mélangez pas tout ! », a-t-il répondu.

De retour à Paris, vous faisiez tout pour alerter la presse et chercher des soutiens parmi les intellectuels français…

J’ai appelé Hubert Beuve-Mery (1902-1989), le patron du Monde, qui a été formidable. « Venez me voir », m’a-t-il dit. Et quand je suis arrivée dans son bureau de la rue des Italiens, il a levé les bras : « Maître Halimi ! Vous avez l’air d’une étudiante ! » Il a voulu que je lui raconte en détail tout ce que je savais, promettant de m’envoyer le lendemain un journaliste qui écrirait un article. C’est d’ailleurs Le Monde qui a accueilli, le 2 juin 1960, la tribune de Simone de Beauvoir « Pour Djamila Boupacha », cette jeune militante du FLN [le Front de libération nationale algérien] que je défendais de toutes mes forces et qui avait été violée et torturée par les militaires français.

Le texte de Simone de Beauvoir était parfait, décrivant avec précisions les tortures atroces endurées par la jeune fille, y compris la pire : le viol par l’introduction dans son vagin du goulot d’une bouteille. Mais, là, le rédacteur en chef adjoint Robert Gauthier s’est cabré. « On ne peut pas écrire le mot “vagin” dans Le Monde, c’est impossible ! Sachez, madame, que nous sommes les héritiers du Temps ! » Le journal Le Temps devait bien écrire la vérité ! Simone de Beauvoir a menacé de retirer son texte. J’ai négocié et proposé de remplacer « vagin » par « ventre ». « C’est ridicule, Gisèle, grondait Simone de Beauvoir. Comment voulez-vous enfoncer une bouteille dans un ventre ? »

Parlez-nous de votre rencontre avec Simone de Beauvoir…

Essentielle, bien sûr ! J’avais lu Le Deuxième Sexe avec passion, je trouvais qu’elle y avait posé toutes les bases théoriques du féminisme. Il nous restait à en inventer les luttes. Et, quand je l’ai vu arriver avec Sartre, ce soir de septembre 1958, à un meeting soutenant le non au référendum de De Gaulle, j’étais terriblement impressionnée. Elle m’a glissé quelques mots gentils et suggéré que nous déjeunions ensemble. Quelle joie ! Dès lors, je l’ai beaucoup fréquentée et je n’ai cessé d’apprécier sa lucidité, sa rigueur, sa combativité. Elle restait ma référence.

Dans votre livre « Le Lait de l’oranger » (1988), vous avouez pourtant une petite déception : « J’attendais une sœur de combat, je découvrais une entomologiste »…

C’est vrai. Son manque de chaleur me troublait. On ne lui sautait pas au cou ! Et elle se barricadait devant la moindre émotion. Sans élan et sans affection pour les personnages de mes grandes affaires, qu’elle considérait essentiellement comme des « cas » utiles pour mener un combat.

Lors d’une conférence de presse du comité pour Djamila Boupacha, qu’elle présidait, j’avais demandé à sa jeune amie, Bianca Lamblin, de lire la lettre du père de Djamila, lui aussi torturé. Son récit était bouleversant, ses énumérations des tortures terribles. Bianca a éclaté en sanglots. Il y a eu un long silence, les journalistes retenaient leur souffle. Simone de Beauvoir a alors arraché la feuille des mains de Bianca et, d’une voix très sèche, a terminé le récit, très mécontente de l’incident. Elle ne supportait pas les failles. Mais elle était fiable ! C’était essentiel dans nos combats.

Vos relations avec Sartre étaient plus affectueuses…

Lui, je l’aimais comme un père ! J’avais infiniment plus d’intimité avec lui. D’ailleurs, quand j’ai eu un problème avec un de mes fils, c’est à lui que j’ai demandé conseil. C’était un juste. Un généreux. J’étais son avocate, et Dieu sait qu’il en avait besoin !

En 1971, le manifeste des 343 femmes proclamant avoir avorté a lancé un sacré pavé dans la mare. Simone de Beauvoir, Françoise Sagan, Catherine Deneuve, Delphine Seyrig…

Et moi ! J’avais tenu à le signer malgré ma profession d’avocate et le blâme probable qui en résulterait. Car j’avais moi aussi, à 19 ans, connu la plus profonde détresse après un avortement réalisé par un jeune médecin sadique, un monstre, qui avait fait un curetage à vif en disant : « Comme ça, tu ne recommenceras pas. » J’ai beaucoup pleuré cette nuit-là, avec le sentiment qu’on m’avait torturée pour sanctionner ma liberté de femme et me rappeler que je dépendais des hommes. Mais je ne regrettais pas. La biologie m’avait tendu un piège. Je l’avais déjoué. Je voulais vivre en harmonie avec mon corps, pas sous son diktat.

Est-ce à partir de ce manifeste que vous avez créé le mouvement Choisir la cause des femmes ?

Oui. Car plusieurs femmes signataires ont été inquiétées et je me suis juré de les défendre toutes. Deneuve, Sagan ne risquaient rien, mais les autres ? Les « pas connues » ? Simone de Beauvoir a tout de suite été partante. Quant au nom – Choisir – il évoquait ce droit élémentaire pour les femmes de choisir de procréer ou pas.

Quelle effervescence alors dans votre cabinet !

Jour et nuit. Le jour, les femmes faisaient la queue, dans l’escalier de mon immeuble, pensant qu’il suffisait de s’inscrire chez moi pour avoir droit à un avortement. Le soir, jusque très tard, les militantes de Choisir fourmillaient d’idées, de débats, de projets. C’était stimulant, solidaire, inventif. Sans doute l’un des moments les plus extraordinaires de la vie des féministes.

Et puis est arrivé le procès de Bobigny, en 1972, dont vous avez fait un grand procès politique de l’avortement…

L’histoire était exemplaire, comme son héroïne, Michèle Chevalier, la mère si courageuse et si intègre de la jeune Marie-Claire, violée à 16 ans et accusée de s’être fait avorter. Alors, oui, j’ai choisi d’en faire un procès politique et de m’adresser, au-dessus de la tête des magistrats, à l’opinion publique et au pays. Les accusées reconnaissaient les faits, ne s’en excusaient pas, ne les regrettaient pas. Et, avec leurs témoins, elles faisaient le procès d’une loi et d’un système ineptes. Pendant que je plaidais, j’entendais la foule, aux portes du tribunal, crier avec Delphine Seyrig : « Libérez Marie-Claire ! » ou « Nous avons toutes avorté ! » Ça porte, vous savez. Comme la colère que je ressentais devant ces hommes qui allaient nous juger et qui ne savaient rien de la vie d’une femme.

Pas même à quoi servait un spéculum !

« Vous l’avez mis dans la bouche ? », avait demandé le président du tribunal à la femme qui avait pratiqué l’avortement. Quelle honte ! Une magistrate n’aurait jamais posé une question aussi stupide !

Le procès de Bobigny a ouvert la voie à la loi autorisant l’avortement en 1975. Quels étaient vos rapports avec Simone Veil ?

On s’aimait beaucoup. J’ai longuement travaillé avec elle et j’ai vu grandir son féminisme. Elle m’invitait à déjeuner chez elle et n’hésitait pas à chasser son mari pour qu’on puisse papoter tranquillement : « Antoine, tu nous gênes ! » Ou bien elle m’emmenait en virée dans sa voiture avec chauffeur à la recherche d’un bistrot, moche et bien planqué, où elle pourrait fumer sans être reconnue… car elle était alors ministre de la santé. On buvait un verre de vin et on s’amusait en passant en revue le gouvernement ou en évoquant nos maris et nos fils.

C’est le moment d’évoquer Claude Faux, votre mari…

Claude, mon merveilleux compagnon pendant soixante ans… Je l’ai perdu il y a deux ans et je me rends compte chaque jour à quel point c’est irrattrapable. J’éprouve un manque terrible. Nous étions si bien ensemble. C’était un avocat, mais c’était surtout un poète. Il avait été le secrétaire de Sartre. Aragon et l’artiste Jean Lurçat étaient nos témoins de mariage. Et nous avions mille complicités sur des choses fondamentales qui étaient pour nous des raisons de vivre. On parlait le soir. On parlait sans cesse. Et je n’ai pas connu d’homme plus féministe. On me l’enviait à Choisir ! Il me donnait des idées, des conseils : « Tiens, tu devrais travailler là-dessus, ce truc ferait avancer les femmes… »

Faire avancer les femmes, votre obsession de toujours…

Et plus que jamais ! Je suis encore surprise que les injustices faites aux femmes ne suscitent pas une révolte générale.

Que prônez-vous ?

La sororité ! Depuis toujours ! La solidarité ! Quand les femmes comprendront-elles que leur union leur donnerait une force fabuleuse ? Désunies, elles sont vulnérables. Mais, ensemble, elles représentent une force de création extraordinaire. Une force capable de chambouler le monde, sa culture, son organisation, en le rendant plus harmonieux. Les femmes sont folles de ne pas se faire confiance, et les hommes sont fous de se priver de leur apport. J’attends toujours la grande révolution des mentalités. Et je dis aux femmes trois choses : votre indépendance économique est la clé de votre libération. Ne laissez rien passer dans les gestes, le langage, les situations, qui attentent à votre dignité. Ne vous résignez jamais !

Le cabinet de Me Halimi est-il toujours ouvert ?

Mais oui ! Et quand je sais que je peux pousser une idée, je fonce ! Cela fait soixante-dix ans que j’ai prêté serment et, si c’était à refaire, croyez-moi, je prendrais les mêmes engagements, je ferais exactement le même choix.