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Publié le 25 Février 2020

Mémoire - Annette Wieviorka: "La mémoire de la Shoah est fragile"

L’historienne montre comment la parole des survivants de l’Allemagne nazie évolue dans le temps, entre le silence et l’urgence de témoigner.

Publié le 24 février dans Le Figaro

Pendant un an, le Mémorial de la Shoah, à Paris, propose une exposition autour des survivants, «La voix des témoins». Spécialiste de l’histoire du génocide et de la construction de la mémoire, Annette Wieviorka est l’auteur de L’Ère du témoin (Éditions Pluriel, 2013).

Le Mémorial met en avant sept grands témoins, dont Simone Veil et Primo Levi. Sept parmi les dizaines de milliers…

Annette WIEVIORKA. - Les témoignages sur la Shoah sont innombrables. L’histoire et la mémoire des camps sont une chaîne, qui va du moment où on écrivait dans les ghettos jusqu’à aujourd’hui. Un fil a été tissé pendant soixante-quinze ans, ce qui ne veut pas dire que le récit a été linéaire: les témoignages ont évolué, dans la forme comme dans le fond. Tout comme a changé la manière dont ils ont été écoutés. Immédiatement après-guerre, la production littéraire a été extrêmement abondante, en différentes langues, dont le yiddish, qui est la langue des victimes. Mais, passé quelques années, une longue période s’ouvre pendant laquelle les publications cessent, ne serait-ce que parce que la première vague de témoignages n’a pas trouvé son lectorat. Il faudra attendre les années 1960 pour que le mouvement reprenne.

Comment expliquer ce regain d’intérêt, après dix ans de latence?

Il est difficile à résumer. Mais on peut largement l’attribuer au procès d’Adolf Eichmann, qui se tient en Israël, en avril 1961. Alors que le procès de Nuremberg, en 1945, avait mis en avant les documents et les preuves, celui d’Eichmann va donner la parole aux survivants. Le procureur israélien, Gideon Hausner, choisit de faire dire l’histoire par ceux qui l’ont subie. Il fait de ces derniers des acteurs de l’histoire. On peut donc parler d’un avènement du témoin avec ce procès qui a un retentissement immense, aux États-Unis ou, dans une moindre mesure, en France. Grâce à de très grands chroniqueurs présents au tribunal, dont Joseph Kessel, le monde entier va entendre la voix des survivants. Depuis lors, on leur a assigné un rôle, qui va au-delà d’avoir seulement vécu. Un témoin doit dire l’histoire et surtout, porter la mémoire. Dans la foulée du procès Eichmann, de nouveaux livres vont paraître. L’œuvre de Primo Levi est enfin traduite en français, des recherches se mettent en route. Et cela ne s’est plus jamais arrêté.

"1978, L’Express fait paraître une grande interview de Louis Darquier de Pellepoix, l’ancien commissaire aux questions juives, dans laquelle il affirme qu’« à Auschwitz, on n’a gazé que des poux" Annette Wieviorka

Les négationnistes ont aussi joué un rôle moteur dans la prise de parole des anciens déportés…

En 1978, L’Express fait paraître une grande interview de Louis Darquier de Pellepoix, l’ancien commissaire aux questions juives, dans laquelle il affirme qu’«à Auschwitz, on n’a gazé que des poux». Dans la foulée, Le Monde, alors perçu comme un journal de référence, publie une tribune de Robert Faurisson, qui parle de la «rumeur» d’Auschwitz. Les deux textes créent un électrochoc parmi les survivants. Et les amènent à prendre la parole.

Quel a été l’effet du feuilleton américain Holocauste, sorti en 1978?

C’est la première fiction à se saisir de cette histoire dans sa totalité, et elle obtient un succès d’audience considérable. Aux États-Unis, Holocauste va tout de même soulever des protestations chez certains juifs venus d’Europe de l’Est, qui ne se reconnaissent pas dans la famille allemande juive assimilée et bourgeoise mise en scène. En réaction, beaucoup vont vouloir raconter leur expérience. Et l’université américaine de Yale va démarrer la première collecte de témoignages filmés. Elle sera précurseur de biens d’autres collectes, dont celle menée par le réalisateur Steven Spielberg, qui rassemble quelque 55.000 témoignages. En France, la série Holocauste engendre moins de controverses. Mais, à l’époque, on considère encore que les «vrais» déportés ont été les résistants, et non pas les déportés «raciaux», comme on disait après-guerre. Rappelons-nous que lors de la nomination de Simone Veil au gouvernement Chirac, en 1974, Valéry Giscard d’Estaing se trompe et la présente comme «une ancienne déportée de Ravensbrück», et non pas d’Auschwitz. C’est dire à quel point le sujet n’était pas encore considéré comme important… Le passé concentrationnaire de Simone Veil est alors méconnu du grand public. Or, il se révélera en grande partie à l’occasion d’un débat télévisé autour du feuilleton Holocauste, auquel elle participe. Simone Veil disait que son envie de raconter avait toujours été là, mais qu’on n’était pas prêt à l’écouter. À partir de ce moment, cela n’a plus été vrai.

Comment évolue, dans le temps, la parole des survivants de la Shoah?

En 1945, on ne sait presque rien des camps et les survivants veulent documenter leur expérience. Le premier texte de Primo Levi est un rapport détaillé, qui se veut scientifique. Quarante ans plus tard, ce besoin n’existe plus. On sait déjà «tout» sur ce sujet. On demande donc aux derniers témoins un récit plus psychologique, plus individuel. À force de se répéter, certains ont par ailleurs simplifié leur discours, se sont centrés sur ce qui est compris, ont gommé des détails ou une part jugée trop sombre ou trop complexe. Tout témoignage, quel qu’il soit, évolue dans le temps. La mémoire est fragile, elle oublie des faits, sans qu’on puisse forcément parler de refoulement.

Certains témoins multiplient les prises de parole. N’y a-t-il pas un risque de lassitude de leur part? Et de la part de leur auditoire?

Le sujet de la Shoah est tellement lourd qu’il «lassait» déjà dans l’après-guerre! Il donne un sentiment de saturation avant même d’avoir été abordé. Et pourtant, l’intérêt du public ne se dément pas. Les derniers témoins le savent et une partie d’entre eux racontent leur histoire depuis vingt ans avec une énergie évidente. En un sens, le grand témoin de la Shoah incarne celui qui peut édifier la jeunesse, au nom du «plus jamais cela». Ils sont transmetteurs d’un message.

"La Shoah a un poids symbolique immense en France, qui n’est pas près de disparaître" Annette Wieviorka

Une frange de la jeunesse rejette pourtant cette mémoire…

Elle se demande pourquoi on met la Shoah au centre de tout, alors qu’il y a eu tant d’autres événements pendant cette période, et depuis. Cette rancœur a un petit goût amer pour moi. Car elle est en quelque sorte la rançon du «succès» de cette mémoire, qui est fondé sur la destruction de toute une population et d’une civilisation. Les survivants ont assigné à leur témoignage la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Or, on voit bien que leurs paroles, leurs écrits, tout comme l’enseignement d’ailleurs, ne suffisent pas. Il conviendrait d’y réfléchir.

Que se passera-t-il lorsque les derniers survivants auront disparu?

À cause du rôle qu’on leur a assigné, celui de porteur de la mémoire, il s’est créé une angoisse singulière face à la disparition des derniers survivants. On pense qu’il n’y aura plus d’histoire quand il n’y aura plus de témoins. Pourtant, on enseigne bien la Saint-Barthélemy ou la Première Guerre mondiale! Une nouvelle génération de chercheurs prend déjà le relais des derniers survivants. La Shoah a un poids symbolique immense en France, qui n’est pas près de disparaître.