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Publié le 10 Octobre 2019

Mémoire - « Eclats. Prises de vue clandestines des camps nazis », de Christophe Cognet : regarder l’horreur nazie en face

Dans son livre, le réalisateur Christophe Cognet a réuni les quelque 80 photographies qui nous sont parvenues, prises par des déportés dans les camps de la mort. Il dit ce qu’on peut savoir de chacune, les existences qui s’y tiennent. Pour « Le Monde », il commente trois d’entre elles.

Publié le 10 octobre dans Le Monde

La question de la place qu’oc­cupent les images dans notre connaissance du système concentrationnaire nazi et de la destruction des juifs d’Europe enfièvre le débat historien depuis des décennies. En refusant d’utiliser aucune archive pour construire Shoah (1985), Claude Lanzmann avait cristallisé une méfiance envers l’idée même de représentation directe, toujours susceptible d’entraîner une fétichisation, et donc une occultation du réel historique. Dans Eclats, l’enquête qu’il consacre aux photographies des camps de concentration et d’extermination prises clandestinement par des déportés, le cinéaste Christophe Cognet note que cette attitude a pu apparaître comme un « dogme ». Mais il n’y a pas de dogme sans hérétiques et, au début des années 2000, la controverse fit rage entre Lanzmann et les tenants de l’image comme source de savoir, au premier rang desquels Georges Didi-Huberman, qui en tira un livre important, Images malgré tout (Minuit, 2004).

S’il était naturel que Christophe Cognet finisse par revenir sur ces discussions, elles arrivent tard dans le livre – sa première approche par l’écrit de cette période historique, après avoir réalisé un documentaire sur le travail des artistes déportés dans les camps (Parce que j’étais peintre, 2013), et avant de traiter la matière d’Eclats dans un nouveau film, prévu pour 2020. C’est qu’il y a beaucoup à faire en amont, et que, en réalité, l’amont est son seul vrai sujet : la manière dont elles ont été prises, l’identité et l’histoire de leurs auteurs, leur composition, leur éclairage, la totalité des éléments qui y sont présents, élucidés autant qu’il est possible.

« Peut-être que trop souvent on a regardé ces photos sans se rendre compte qu’il y a tout un poids de la matière, des circonstances, qu’il faut maîtriser pour que les images existent »

Minutieux, tenace, virtuose dans l’usage des données historiques, Cognet passe à ce crible quelque 80 photographies – la totalité du corpus actuellement connu. L’ensemble s’échelonne du printemps 1943 à l’automne 1944, et entraîne des camps de Buchenwald, Dachau ou Ravensbrück à une zone de mise à mort d’Auschwitz-Birkenau. On y découvre les destins des photographes, de leurs modèles parfois. On entre dans le détail de l’organisation de prises de vue qui représentaient un risque mortel à chaque étape : trouver un appareil photo, le dissimuler, choisir le jour et l’heure adéquats, se mettre à l’abri, avec ou sans complicité, pour prendre les clichés… « L’aspect physique est une des choses qui m’ont le plus préoccupé », explique Christophe Cognet au « Monde des livres », qui lui a demandé de commenter certaines de ces photos (lire ci-dessous). Il ajoute : « Peut-être que trop souvent on les a regardées sans se rendre compte qu’il y a tout un poids de la matière, des circonstances, qu’il faut maîtriser pour que les images existent. »

Il ne s’agit plus, en somme, d’interroger le sens et la valeur des images, mais de comprendre, déjà, comment elles ont pu exister, et par là ce qu’elles sont. En cela, ­Cognet opère un dépassement de l’ancienne querelle. Mais un dépassement précautionneux, davantage inspiré de la grande méfiance lanzmannienne, qu’il réinvestit dans sa méthode même d’enquête, faite de rigueur et de doute systématique sur les apparences. Il ne prétend pas aller plus loin que ses prédécesseurs : il va plus près, dans une forme de silence interprétatif. Aussi fait-il de cette démarche une épreuve sensible et morale, où se trouve peut-être la clé de son livre. A propos des clichés réalisés par Alberto Errera sur le seuil d’une chambre à gaz de Birkenau, les plus connus de l’ensemble – ils étaient au cœur de la controverse –, il écrit ainsi : « Les circonvolutions théoriques, les dogmes, les positions de principe, les digressions “imaginantes” sont des protections que nous formons face à leur violence. »


Le savoir, que le travail admirable de Christophe Cognet oriente vers les photographies, au lieu de le chercher désespérément en elles, nous permet d’embrasser tout entier, en transparence, ce que recèle le cadre de chaque image, soit, note-t-il aussi, « des traces, humbles et parcellaires, mais immarcescibles, d’existences ». Que nous enseignent, sur le plus grand crime de l’histoire, 80 photographies ? Peu de chose. La gigantesque accumulation de connaissances historiques y pourvoit amplement. Mais il nous reste à voir, à voir vraiment, le reflet de ces vies, quand quelque chose en a été sauvé. Il reste toujours, au bout du compte, à regarder en face.

MARIA KUSMIERCZUK, RAVENSBRÜCK, OCTOBRE 1944

Maria Kusmierczuk, Ravensbrück, octobre 1944. Joanna Szydlowska/Musée de la Résistance et de la Déportation (Citadelle de Besançon), Anise Postel-Vinay, United States Holocaust Memorial Museum (Washington) et Anna Jarosky.

Maria Kusmierczuk, Ravensbrück, octobre 1944. Joanna Szydlowska/Musée de la Résistance et de la Déportation (Citadelle de Besançon), Anise Postel-Vinay, United States Holocaust Memorial Museum (Washington) et Anna Jarosky.

Photographie extraite d’« Eclats », page 231

La lecture de l’image par Christophe Cognet

« C’est une des cinq photographies réalisées par une jeune artiste polonaise, Joanna Szydlowska. Membre de la résistance polonaise, elle avait été arrêtée en 1941, et déportée à Ravensbrück, un camp de femmes. Elle faisait partie des détenues qu’on appelait les “femmes lapins”, qui étaient l’objet d’expériences pseudo-médicales atroces menées par les médecins nazis. On leur ouvrait des plaies, on y insérait des bactéries et on ­refermait, pour voir ce qui se passait. Certaines ont subi des ablations d’os. La plupart des victimes de la première série d’expériences ont été exécutées par les SS, de sorte que celles qui restent, en octobre 1944 – à cette date, les expériences sont terminées –, pensent qu’elles vont mourir et veulent laisser une trace des tortures subies.
Trois d’entre elles sont photographiées. Il s’agit ici de Maria Kusmierczuk. Née en 1920, également membre de la résistance polonaise, elle avait été déportée en même temps que Joanna, et avait été contaminée au-dessous du genou par le bacille du tétanos. Elle survivra et mènera après-guerre une carrière de radiologue.
Elle est appuyée contre la paroi d’une bâtisse, ­probablement le Block 32, où étaient affectées les “femmes lapins”. Elle tient dans ses mains ce qu’on devine être de la laine, sans qu’on puisse dire ce que c’est exactement. Contrairement aux deux autres femmes de la série, elle ne regarde pas l’appareil. Elle penche la tête vers le sol. Et elle avance sa jambe, où l’on voit une protubérance sur son mollet droit.
Ce qui est passionnant dans cette image, c’est la pose de Maria Kusmierczuk, cette manière de dévoiler tout en cachant. Elle a dénudé sa jambe : son bas est déroulé. Mais se montrer mutilée, et, à l’époque, montrer un peu de sa nudité, est un acte douloureux. Alors, il y a, en même temps, cette torsion du corps, ce mouvement de retenue, avec ce geste comme protecteur du bras droit. On voit le courage, la dignité de cette femme. »

« L’ARBRE DE GOETHE », BUCHENWALD, JUIN 1944

« L’arbre de Goethe », Buchenwald, juin 1944.

« L’arbre de Goethe », Buchenwald, juin 1944. Georges Angéli/Catherine Glasz & KZ-Gedenkstätte ­Buchenwald ­(Weimar).


Photographie extraite d’« Eclats », page 70

La lecture de l’image par Christophe Cognet

« Il y avait une légende à Buchenwald, autour de cet arbre qu’on appelait “l’arbre de Goethe”, parce que Goethe aimait se promener sur la colline où est construit le camp, au-dessus de Weimar : certains déportés disaient que quand cet arbre tomberait, le IIIe Reich serait fini. Et, de fait, il brûlera en août 1944, lors d’un bombardement allié, moins d’un an avant la chute du Reich.
Cette photo a été prise quelques semaines plus tôt, en juin. Elle est l’œuvre de Georges Angéli, déporté en juin 1943 après avoir tenté de rejoindre la France libre. Il travaillait au service photographique du camp, où il a subtilisé un appareil et des pellicules et, un dimanche, jour où l’on ne travaillait pas à Buchenwald, il a fait un long parcours à travers le camp pour témoigner de sa réalité par des photos.
Sur celle-ci, Angéli est sans doute au bord d’un block. Il fait le cliché au jugé, en tenant l’appareil au niveau de son ventre. Une dizaine de détenus marchent. On voit un grand bâtiment à étages, au fond : le dépôt. C’est là qu’on déshabillait les déportés à leur arrivée, qu’on les examinait, qu’ils recevaient d’autres ­vêtements. Le bâtiment sans étage, au centre, était la ­buanderie. Et, sur le bord droit de la photo, on aperçoit un pan de mur des cuisines.
Ce qui est étonnant, c’est que rien n’indique d’abord qu’on est dans un camp de concentration. On ne voit pas de tenues rayées, de détenus décharnés, de tas de cadavres. C’est une scène un peu banale. Mais quand on s’approche, on remarque, en particulier entre les cuisines et la buanderie, des détenus allongés, assis, ­accroupis, souvent torse nu. On suppose qu’ils sont en train de chercher de la nourriture, ou d’échanger des objets – un lacet, un bouton… Ils sont plusieurs dizaines. C’est ce que Jorge Semprun appelait “la cohorte de Buchenwald”, une multitude dont la précarité extrême, si l’on regarde bien cette photo dans sa profondeur, saute soudain aux yeux. »

UNE ZONE DE MISE À MORT, AUSCHWITZ-BIRKENAU, AOÛT (?) 1944

Une zone de mise à mort, Auschwitz-Birkenau, août (?) 1944.

Une zone de mise à mort, Auschwitz-Birkenau, août (?) 1944. Alberto Errera /Miejsce Pamieci Muzeum Auschwitz ­Birkenau (Oswiecim).


Photographie extraite d’« Eclats », page 309

La lecture de l’image par Christophe Cognet

« Cette photo fait partie d’une série de quatre images. On connaît depuis peu le nom du photo­graphe : Alberto Errera, un officier grec. ­Déporté à Auschwitz-Birkenau en tant que juif, il a été placé dans le Sonderkommando : des détenus choisis pour faire le sale boulot lié à la mise à mort, autour des chambres à gaz et des bunkers. C’est eux, notamment, qui brûlent les cadavres dans les fours crématoires ou les bûchers à ciel ouvert, comme ici.
Une exécution a eu lieu. Ce qu’on ne voit pas, c’est qu’il y a un mirador juste à gauche, et un autre à droite, un peu plus loin. Le danger, pour le photographe, est ­extrême. Pour ne pas être repéré (et parce que les SS n’y entraient jamais), il se tient dans une chambre à gaz, peut-être celle qui vient de servir. On sait qu’il est accompagné par trois camarades juifs, qui font partie, comme lui, de la résistance intérieure au camp.
Nous sommes au moment où, après avoir sorti les cadavres de la chambre à gaz et les avoir rassemblés, on les jette dans la fosse de crémation, dont on voit la fumée. Six membres du Sonderkommando, regroupés, regardent quelque chose qui semble leur poser un problème de logistique, ce qui paraît effrayant dans un instant pareil. J’ai compris peu à peu ce que ça signifiait. C’est une pause. On imagine toujours que tout se passait dans la précipitation. Or un corps met longtemps à brûler. La fosse doit être pleine. Ils ont peut-être un problème de transport, mais ils ont le temps d’en discuter.
Et il y a ce personnage en suspension, les bras écartés. De loin, il donne l’impression de marcher sur une mer de cadavres. Mais en réalité, si on regarde bien – je l’ai compris après avoir écrit le livre –, il prend garde à ne pas marcher sur les corps. Le fait que ces hommes qui sont habitués à traiter la mort puissent avoir de tels égards est un signe de délicatesse que je trouve bouleversant. Jusqu’au bout, il fait attention. Il n’oublie pas qu’il s’occupe d’êtres humains. »