Tribune
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Publié le 5 Décembre 2005

Ce « petit juif » qui a fait bouger le Vatican

Lundi 13 Juin 1960. C’est la Saint Antoine. Au Vatican, en ce début d’après-midi, personne ou presque ne prête attention à la présence d’un petit homme. Vêtu d’un veston noir, cet octogénaire fatigué et malade n’entend pas très bien ce qu’on lui dit. Vraiment, il ne paie pas de mine, Jules Isaac !



La veille, une lettre de l’ambassade de France l’a informé que l’audience tant attendue - un entretien privé avec le pape Jean XXIII - aurait lieu le lendemain vers 13 heures. M. de Warren, secrétaire d’ambassade, viendra chercher l’historien et le conduira au Vatican. En raison de la surdité de Jules Isaac, il est convenu que M. de Warren assistera à l’audience. Dans la nuit de dimanche à lundi, Jules Isaac dort peu. Il met au point un memorandum, et répète son argumentaire. Le souverain pontife, dit-on, est assez bavard. La brève entrevue pourrait tourner court à cause des digressions papales !
Au Vatican, les portes s’ouvrent. Les hallebardiers suisses présentent les armes. L’officier salue. Jules Isaac et son accompagnateur pénètrent à pas lents par une longue galerie de salon en salon, toujours salués, jusqu’à la dernière salle qui précède le bureau-bibliothèque où Jean XXIII reçoit.
« Sa Sainteté est fatiguée ! ». Réveillé depuis minuit, le Pape qui doit accorder de nombreux entretiens, est en retard. En l’attendant, M. de Warren présente à Jules Isaac le colonel commandant la garde pontificale, puis le Camérier majeur, descendant de Lucien Bonaparte. Les hommes causent de tout et de rien. L’attente se prolonge, Jules Isaac s’angoisse. A quoi pense t-il, alors que des minutes aussi longues que des siècles s’écoulent ? A Charles Péguy, son compagnon de combat militant ? Aux siens, déportés à Auschwitz ? A tous ses efforts pour réformer l’approche chrétienne du judaïsme ? A sa présence dans cette enceinte, lui, ce Juif qui se revendique libre-penseur ? A son cheminement personnel, depuis sa naissance à Rennes le 18 novembre 1877 ?
Jules Isaac est né dans une vieille famille israélite, dans laquelle l’amour de la patrie avait pris le pas depuis des générations de croyances religieuses. Le grand-père de Jules Isaac, cuirassier-trompette dans la Grande Armée, a combattu à Waterloo. Il a été décoré de la Légion d’honneur, tout comme son fils, le père de Jules Isaac, qui a opté lui aussi pour la carrière des armes. En dépit de ses sympathies prorépublicaines, il est nommé chef d’escadron sous le second Empire. Jules Isaac, lui, a pris une autre voie, bien que fantassin pendant la guerre de 1914-1918.

Réfugié au Chambon-sur-Lignon

Jules Isaac poursuit des études classiques, avec une préférence pour le grec. Il lit l’Iliade dans le texte. Elève d’Henri Bergson, Jules Isaac devient l’ami de Charles Péguy. Ensemble ils sont dans les camps des dreyfusards, au moment de l’Affaire. Au nom de la recherche de la justice, Jules Isaac ne choisit-il pas pour devise « pro veritate pugnator » « combattant de la vérité ». En 1902, agrégé d’histoire, il prend son premier poste à Nice et tente de donner un ton nouveau à l’enseignement, en y associant activement ses élèves. Bien vite, il gravit tous les échelons. En 1920, Jules Isaac rédige son Nouveau cours d’Histoire en sept volumes, sur lequel « plancheront » plusieurs générations d’élèves. En 1933, il publie 1914, le problème des origines de la guerre. Un débat historique. Il y dénonce les passions nationalistes et les divisions suicidaires de l’Europe, n’excluant pas la France de ses responsabilités. Toujours cette recherche de la vérité. En 1936, Jean Zay nomme Jules Isaac, inspecteur général de l’Instruction publique. En 1939, il est choisi pour présider le jury de l’agrégation d’histoire. Le maréchal Pétain en fait son biographe. Mais quelques mois plus tard, les lois anti-juives sont mises en place. Jules Isaac est destitué de toutes ses fonctions et chassé de l’Université. Commandeur de la Légion d’honneur, il en est radié. En 1941, Jules Isaac se réfugie avec sa famille à Aix-en-Provence, dont il fait sa ville d’adoption. Mais, en 1942, les Allemands franchissent la ligne de démarcation. Jules Isaac gagne le Chambon-sur-Lignon, où sa famille est réunie pour la dernière fois. Daniel, le fils aîné s’engage dans la Résistance et quitte la France. Souffrant de l’isolement, Jules Isaac s’installe à Riom, sous le nom de Marc. Le drame s’abat. Jean-Claude, le fils cadet, sa fille Juliette et son gendre, sont arrêtés par la Gestapo, au cours d’une réunion de résistants. Mme Isaac est prise dans l’hôtel où habite la famille. Jules Isaac qui était parti chez le coiffeur, échappe miraculeusement à la rafle. L’historien se livre au quartier-général de la Gestapo dans l’espoir de retrouver sa famille. Mais les officiers qui se préparent à une randonnée en montagne, ne veulent pas de lui ! Jules Isaac passe alors le restant de la guerre à se cacher dans plusieurs régions du centre de la France. A la libération, Louis Joxe, ami du gendre de Jules Isaac, et secrétaire général du Gouvernement provisoire, fait rétablir l’historien dans ses fonctions d’inspecteur général. Il retrouve son fils Daniel, officier de commandos dans la 1ère armée française, grièvement blessé au cours d’un combat en Forêt-Noire.
La Deuxième Guerre mondiale, les mesures d’exclusion dont sont victimes les Juifs, la déportation et les massacres, la propagande, rapprochent Jules Isaac du judaïsme, bien avant que ne s’abatte sur lui le drame personnel de 1943.

En pleine Shoah, Isaac « veut changer l’enseignement du mépris »
En 1941, Jules Isaac, entre en relation avec des rabbins et des Juifs religieux de la région d’Aix-en Provence, tout en relisant les Evangiles. Ses idées, il les jette sur le papier et rédige une étude : Quelques constations basées sur la lecture des Evangiles. Dans ce texte, qui marque le début de la réflexion de Jules Isaac sur les relations judéo-chrétiennes, l’historien souligne les divergences entre les textes évangéliques et leur enseignement, qui présentent une version déformée du judaïsme. Encouragé par le pasteur Trocmé, il décide d’écrire son œuvre maîtresse : Jésus et Israël, dont il commence la rédaction en 1942-1943.
Du camp de Drancy, antichambre d’Auschwitz, Mme Isaac fait parvenir ce message : « (…) Finis ton œuvre que le monde attend. » Jules Isaac se donne désormais cette « mission sacrée » : amener les chrétiens à revoir leur vision du judaïsme enseignée dans le catéchisme.
Jules Isaac a déjà remis son manuscrit à son éditeur quand soixante dix-sept personnalités chrétiennes et juives, venues de dix-sept pays, se réunissent à Seelisberg, une petite ville suisse, le 30 Juillet 1947, pour étudier les causes de l’antisémitisme et les moyens de les combattre, par la promotion « d’une coopération entre chrétiens et Juifs ». Une commission de travail est chargée d’étudier les « tâches des Eglises » dans la lutte contre l’antisémitisme. Présidé par le R.P. Calliste Lopinot venu de Rome, le comité comprend quatorze personnes dont le rabbin Jacob Kaplan et Jules Isaac. Celui-ci soumet un mémoire en dix-huit points qui seront repris en conclusion de Jésus et Israël, « pour un enseignement chrétien digne de ce nom ». Les discussions sont longues et passionnées. Deux ans après la fin de la guerre mondiale, les chrétiens n’ont pas pris conscience de l’ampleur de la Shoah et ne sont pas prêts à reconnaître leurs responsabilités. « Je n’ai pu faire introduire le mea culpa que je souhaite », écrit Jules Isaac à son ami Sam Lattès[1]. Les Juifs se retirent de la commission, laissant aux chrétiens, protestants et catholiques le soin de rédiger le texte de synthèse. La résolution finale est adoptée en session plénière après avoir été soumise à la partie juive, sous la forme d’un message aux Eglises chrétiennes. « En hâte, car le temps manquait, on a abordé le problème essentiel du redressement de l’enseignement chrétien, et malgré tous les heurts, abouti à un résultat[2] ». La conférence définit en effet « les dix points de Seelisberg », qui reprennent en grande partie les propositions du patriarche d’Aix-en-Provence. « C’est le même Dieu vivant qui parle à tous dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament », affirme le communiqué final qui rappelle que « Jésus est né d’une mère juive ». Les délégués invitent les Eglises à éviter d’user du mot « juif » au sens exclusif « d’ennemis de Jésus » ou « de présenter la Passion de telle manière que l’odieux de la mise à mort de Jésus retombe sur tous les Juifs ou les Juifs seuls ! En effet, ce ne sont pas tous les Juifs qui en sont responsables car la Croix qui nous sauve tous, révèle que c’est à cause de ses pêchés que le Christ est mort ».

Avec Edmond Fleg, fondation de l’amitié judéo-chrétienne
Le congrès international extraordinaire propose en conclusion des suggestions pratiques : « Introduire ou développer dans l’enseignement scolaire et extra-scolaire à tous les degrés une étude plus objective et plus approfondie de l’histoire biblique et post-biblique du peuple juif ainsi que du problème juif. Promouvoir en particulier la diffusion de ces connaissances par des publications adaptées aux différents milieux chrétiens ; veiller à rectifier dans les publications chrétienne, surtout dans les manuels d’enseignement, tout ce qui s’opposerait aux principes énoncés plus haut. »
Cette résolution rejoint la préoccupation essentielle de Jules Isaac dont Jésus et Israël d’abord titré Chrétiens, n’oubliez pas ! sort enfin en 1948. Il faut réformer l’enseignement du judaïsme. D’autres ouvrages suivent, dans lesquels l’historien développe ses thèses : Genèse de l’antisémitisme (1956), et l’Enseignement du mépris (1962). Lors d’une conférence prononcée le 15 Décembre 1959 à la Sorbonne, et qui sera publiée par la suite par Fasquelle sous le titre L’Antisémitisme a t-il des racines chrétiennes ?, Jules Isaac résume le sens et les résultats de son combat. Contrairement à l’antisémitisme païen qui s’est caractérisé par son « absurdité », l’antisémitisme chrétien ainsi que l’a écrit Marcel Simon, l’auteur de Verus Israël revêt, depuis le IVème siècle, « du fait qu’il est entretenu par l’Eglise, un caractère officiel, systématique et cohérent (…). Il est au service de la théologie et est nourri par elle (…). A la différence de l’antisémitisme païen qui traduit le plus souvent une réaction spontanée, exceptionnellement dirigée et organisée, il poursuit un but très précis : rendre les Juifs odieux ». Nouvelle venue, « l’Eglise considérait qu’elle avait le devoir de préserver de toute influence juive (et le judaïsme était encore très influent) les masses chrétiennes, souvent très sommairement christianisées. De là, l’extrême rigueur des méthodes employées : je les ai nommées à bon droit : « l’enseignement du mépris » et le système de l’avilissement »[3] ».
Cet enseignement forgé principalement au IVème siècle, au temps de Constantin et de la fondation de l’Empire chrétien, à partir d’une interprétation orientée des Evangiles, véhicule des thèmes qui visent à discréditer définitivement le judaïsme et à le rendre « méprisable, haïssable » : le judaïsme était « dégénéré » au temps de Jésus ; les Juifs ont refusé de reconnaître le Messie et l’ont tué ; la Dispersion (mythe du « Juif errant ») est une conséquence de la Crucifixion….
« Deux mille ans ou presque d’une prédication » antisémite se sont accompagnés d’une mise à l’index physique du peuple déicide : « spoliations, expulsions en masse, livres saints jetés au feu, baptêmes forcés, enfants arrachés à leurs parents, dénonciations calomnieuses de profanation d’hosties, de crimes rituels (prétendus meurtres d’enfants chrétiens), tortures, supplices, autodafés de l’Inquisition, innombrables et affreux massacres appelés plus tard du nom russe de « pogromes »[4]. » Immense responsabilité de l’antisémitisme chrétien qui a préparé le terrain au nazisme. Rudolf Hess, le commandant en chef d’Auschwitz, né dans une famille catholique pratiquante, avait été tenté par une carrière ecclésiastique.
En 1959, « si le système d’avilissement tend à disparaître, on ne peut pas en dire autant de l’enseignement du mépris », qui continue à être distillé dans les livres de catéchisme. Dans un ouvrage pour enfants, l’auteur écrit : « Imaginez la mentalité du peuple auquel Jésus s’adressait : il cherchait son bonheur dans l’or et l’argent, dans les basses sensualités, dans la dispute et la vengeance. » Un autre manuel : « Depuis plus de dix-neuf siècles le peuple juif est dispersé dans le monde entier et garde la flétrissure de son déicide, c’est-à-dire du crime abominable dont il s’est rendu coupable en faisant mourir son Dieu. » Amer, Jules Isaac laisse tomber à sa conférence de la Sorbonne : « Rien de vraiment décisif n’a été fait depuis Seelisberg. Un programme, c’est bien, son application c’est mieux ! » Pourtant, en 1948, Jules Isaac à Aix-en-Provence et Edmond Fleg à Paris, ont regroupé des militants de plusieurs confessions pour fonder l’Amitié judéo-chrétienne, digne successeur de l’Amitié chrétienne, qui à Lyon, autour du Père Chaillet[5] et du pasteur Le Pury, a sauvé des enfants juifs pendant la Shoah. L’Amitié judéo-chrétienne de France se donne pour « tâche essentielle de faire en sorte qu’aux malentendus séculaires, aux traditions d’hostilité entre judaïsme et christianisme, se substituent le respect, l’amitié de la compréhension mutuels ».
Malade, fatigué, usé Jules Isaac continue de se battre pour le rétablissement de la justice. De Rome, lui vient un espoir. Le nouveau pape, Jean XXIII, dans une de ses déclarations proclame : « Il est un principe vital, c’est de ne jamais déformer la vérité. La vérité fondamentale pour tous les hommes responsables. Elle doit toujours dominer ! » Jules Isaac en est persuadé. Pour obtenir des changements significatifs dans la tradition catholique il faut tout d’abord convaincre le Pape. Mais comment y arriver ? « Un seul homme peut ouvrir les portes du Vatican : c’est Jean-Pierre Bloch ! » lui répondent des amis qu’il questionne. Depuis quelques années, l’ancien ministre dirige, en accord avec Bernard Lecache et avec l’aide de Cletta Mayer, la femme de Daniel, un bureau à Paris, dont le but est la révision des rapports entre chrétiens et juifs et la lutte contre toute discrimination raciale. Jean Pierre-Bloch et Jules Isaac se connaissent depuis 1953. Ils se sont vus régulièrement depuis, soit à Aix-en-Provence, soit à Paris à l’hôtel Terminus de la gare Saint-Lazare, où chez les enfants de l’historien à la Madeleine, ou encore à Neuilly à la résidence de Jean Pierre-Bloch, Jules Isaac est accompagné de Georges Jacob et de Gaston Kahn, les responsables français du B’nai B’rith, l’organisation juive humanitaire. La publication de Jésus et Israël en 1948 est presque passée inaperçue. Un peu plus de 500 exemplaires ont été alors vendus. Jean Pierre-Bloch propose une réédition de cet ouvrage fondamental. Fasquelle étant tombé en désuétude, Jean Pierre-Bloch se charge de récolter les fonds nécessaires pour le rachat des droits d’auteur et de trouver un nouvel éditeur : Albin Michel. Pour assurer la promotion médiatique du livre, il demande à son ami Pierre Corval, un ancien résistant qui anime l’émission « Table ronde » à la télévision, d’inviter l’historien. L’émission connaît un retentissement extraordinaire. Le lendemain, plusieurs centaines de livres sont vendus à Paris.

« Je veux voir le Pape »

Jules Isaac veut voir le Pape. Il insiste auprès de Jean Pierre-Bloch. Mais pas lors d’une audience générale, ou il n’aurait aucune chance de développer ses thèses. Jean Pierre-Bloch rend visite à Vincent Auriol qui accepte d’écrire à Jean XXIII pour lui demander d’accorder un entretien privé à Jules Isaac. Le Saint-Père ne saurait refuser quoi que ce soit à l’ancien président de la République qui était intervenu pour l’obtention de son chapeau de cardinal. Rendez-vous est pris avec le Saint-Siège. Jules Isaac ne veut pas y venir les mains vides et demande la traduction en italien de documents dont le coût revient à 100 000 F.
Jean Pierre Bloch organise un dîner de collecte de fonds chez Marcel Bleustein-Blanchet, président de Publicis, et membre de la L.I.C.A. Le B’nai B’rith apporte également sa contribution financière.
Le grand jour arrive. Jules Isaac, 83 ans ne peut entreprendre seul le voyage à Rome. Jean Pierre-Bloch est franc-maçon. Sa présence au Vatican risque de gêner le succès de l’entrevue avec le Pape. Gaston Kahn et sa femme décident d’accompagner Jules Isaac qu’ils vont « couver » pendant les dix jours que dure la visite de l’historien.
Ce Lundi 13 Juin 1960, à 13h15, l’attente de Jules Isaac est à son terme. Le moment tant espéré et redouté est arrivé ! Les portes du bureau-bibliothèque s’ouvrent. Le Pape se tient debout. M. de Warren, le secrétaire de l’Ambassade de France à Rome, fléchit le genou, Jules Isaac s’incline. Jean XXIII lui donne tout simplement la main. Jules Isaac se présente comme non chrétien, promoteur des Amitiés judéo-chrétiennes en France, et un vieil homme très sourd. Le Pape prie ses visiteurs de bien vouloir s’asseoir dans des fauteuils, tous proches les uns des autres. « Jean XXIII est la simplicité même », songe Jules Isaac qui dénote d’emblée une « évidente bonté qui inspire confiance ».
Comme prévu, c’est le Saint-Père qui engage la conversation. Il évoque son culte pour l’Ancien Testament, les Psaumes, les Prophètes, le Livre de la Sagesse. Il parle de son nom, qu’il a choisi en pensant à la France. Jules Isaac cherche la transition. Il fait référence aux mesures qu Jean XXIII a prises récemment et qui ouvrent des perspectives d’espoir. En 1959, le Saint-Père a en effet supprimé les termes « perfidis et perfidiam » appliqués au Juifs et au judaïsme, de la prière du Vendredi Saint. L’année suivante, le Pape a fait supprimer dans l’Acte de consécration au Christ-Roi la phrase : « Regardez enfin avec miséricorde les enfants de ce peuple qui fut jadis votre préféré. Que sur eux aussi descende mais aujourd’hui en baptême de vie et de rédemption, le sang qu’autrefois ils appelaient sur leurs têtes ».
Jules Isaac se lance. Il ose dire au Pape que si le « peuple de l’Ancien Testament » attend de lui davantage encore, n’est-ce pas lui-même qui en est responsable par sa grande bonté ? Jean XXIII éclate de rire. Sentant la bienveillance papale, Jules Isaac expose sa requête concernant l’enseignement. Dans un raccourci aussi bref et frappant que possible, il identifie aux deux extrémités de l’ère chrétienne, d’une part un antisémitisme païen, inconsistant et absurde dans ses accusations, d’autre part, l’antisémitisme nazi, non moins inconsistant et absurde. « Mais, entre les deux, le seul qui ait de la consistance et sur lequel on ait prise, c’est celui qu’a engendré une certaine théologie chrétienne, sous la pression des circonstances, parce que la négation juive était le principal obstacle à la propagande chrétienne dans le monde païen. Ainsi s’est formé ce que j’ai appelé « l’enseignement du mépris » et, comme il s’est exercé pendant des siècles et des siècles, la mentalité chrétienne en a été profondément imprégnée. »
Jules Isaac précise : « Il existe aujourd’hui heureusement un contre-courant, purificateur qui se renforce de jour en jour. Cependant, des enquêtes récentes ont montré que « l’enseignement du mépris » subsiste toujours. Entre ces deux tendances contraires, l’opinion catholique est divisée, reste flottante. Voilà pourquoi il est indispensable qu’une voix s’élève d’en haut, du plus haut, du « sommet » - la voix du Chef de l’Eglise – pour indiquer à tous le bon chemin et condamner solennellement cet « enseignement du mépris », en son essence antichrétienne. »

Jean XXIII à Jules Isaac : « Vous avez droit à plus que de l’espoir »
Pratiquement, comment s’y prendre ? Jules Isaac présente une mémoire sur le « redressement nécessaire de l’enseignement chrétien concernant Israël », un dossier historique et théologique et la note conclusive manuscrite rédigée la veille de l’entretien. Il n’a plus le temps d’argumenter. Tout juste peut-il suggérer la création d’une commission spéciale chargée de cette question. L’audience est terminée. Il est 13 h 45. En remerciant le Pape de l’avoir reçu, Jules Isaac lui demande s’il peut partir avec quelque parcelle d’espoir. Jean XXIII promet d’étudier les textes qui lui ont été remis et ajoute en souriant : « Vous avez droit à plus que de l’espoir. Je suis le chef. Mais il me faut aussi faire examiner par les bureaux les questions soulevées, ce n’est pas ici la monarchie absolue. » Les deux homme prennent congé l’un de l’autre après une « bonne » poignée de mains.
Dans les jours suivant sa visite au Pape, Jules Isaac rencontre d’autres personnalités du Vatican qui lui promettent d’assurer le suivi de son entrevue avec Jean XXIII. « Impossible de savoir si (ces démarches) aboutiront à un résultat positif. J’ai fait de mon mieux et crois avoir plaidé la juste cause d’Israël avec assez de force et de conviction pour qu’il en reste trace » écrit Jules Isaac au terme de ce voyage à Rome organisé par Jean Pierre-Bloch, qui représente pour le président de la L.I.C.R.A. « la plus grande fierté de sa vie [6]»
Trois mois après la visite de Jules Isaac, le Pape confie au cardinal Bea qui avait rencontré lui aussi avec chaleur l’ « octogénaire en mission », le soin de rédiger une déclaration sur les Juifs à l’occasion du Concile Vatican II que Jean XXIII inaugure en 1962.
Les discussions sont vives à l’intérieur de la Curie où s’opposent partisans et adversaires des thèses de Jules Isaac, tandis que la Ligue arabe s’efforce de dissuader les prélats de voter en faveur de toute déclaration « tentant d’innocenter les Juifs du crime de la crucifixion du Christ ». Après cinq ans de tractations, le texte sur la question juive est englobé dans un document plus général « Nostra Aetate » qui traite des relations avec les religions non chrétiennes. Cette déclaration adoptée en octobre 1965 ouvre la porte à un dialogue entre juifs et chrétiens « qui sort à peine de l’âge des cavernes[7] ». « Hélas, écrit Jean Pierre-Bloch[8], ni Jules Isaac qui a voulu faire connaître les Juifs aux chrétiens, ni Edmond Fleg, qui a voulu faire connaître les chrétiens aux Juifs, n’auront vu lever le grain qu’ils ont semé. Aujourd’hui je peux dire que Jean XXIII et Jules Isaac sont morts trop tôt[9]. »
Depuis Vatican II, d’autres textes se sont révélés encourageants comme les « Orientations de l’Episcopat français » (1973) ou les « Notes pour une correcte présentation des Juifs et du judaïsme dans la prédication et dans la catéchèse de l’Eglise catholique » (1985). Le pontificat de Jean Paul II qui a multiplié les gestes de bienveillance envers les Juifs, de sa visite à la synagogue de Rome à son pèlerinage à Jérusalem, a donné une impulsion irréversible à ce nouveau dialogue entre Juifs et catholiques. Son successeur Benoit XVI entend le poursuivre.
Comment ne pas faire sienne la réflexion de René-Samuel Sirat, alors Grand Rabbin de France qui avait déclaré en 1986 « La voie suivie est positive. Il y a un cheminement pour transformer ce que Jules Isaac avait appelé « l’enseignement du mépris », vers ce que le Grand Rabbin Kaplan appelle « l’enseignement de l’estime ». Il est évident que vingt ans constituent fort peu de choses par rapport à deux mille ans de rapports conflictuels. Les changements de mentalité demandent beaucoup de temps et de patience[10]. »

Haïm Musicant

Notes :


[1] « Dans l’amitié de Jules Isaac », in Cahiers de l’Association des Amis de Jules Isaac, Aix-en-Provence, 1981, p.20.
[2] Idem
[3] Jules Isaac, L’antisémitisme a-t-il des racines chrétiennes ? Paris, Fasquelle, 1960, p.14.
[4] Jules Isaac, L’antisémitisme a-t-il des racines chrétiennes ? Paris, Fasquelle, 1960, p.18.
[5] Voir son rôle dans l’affaire Finaly (chap. XI).
[6] Entretien avec Haïm Musicant, 26 octobre 1986.
[7] Discours du cardinal Roger Etchegaray à l’occasion de la remise du prix international de l’œcuménisme « Ladislas Latz » à l’université David Ben Gourion de Beersheva, 1985.
[8] Jean Pierre-Bloch, Jusqu’au dernier jour, Albon Michel, Paris, 1983, p. 245
[9] Jules Isaac, Edmond Fleg et Jean XXIII sont tous trois décédés en 1963.
[10] Le Droit de Vivre, janvier 1986.