Tribune
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Publié le 20 Février 2013

Antisémitisme : rétrospective 2000-2013 – Interview de Marc Knobel

 

Historien, chercheur au CRIF et spécialiste de l’antisémitisme en France. Marc Knobel a publié en janvier 2013 un remarquable ouvrage de 350 pages intitulé « Haine et violences antisémites. Une rétrospective 2000-2013 », publié aux éditions Berg International Editeurs.

 

Question : vous êtes chercheur au CRIF et vous venez de publier « Haine et violences antisémites. Une rétrospective 2000-2013 ». Quels ont été vos objectifs en faisant cette rétrospective ?

 

Marc Knobel. Je suis historien de formation. J’accorde donc une importance toute particulière à ce que les faits, les événements soient enregistrés, consignés, retracés et rappelés avec la plus grande précision, la plus grande méticulosité. Je parlerai à cet égard de mise en perspective historique. Par ailleurs, je me suis rendu compte que lorsque nous parlons de ce sujet, nous oublions de rappeler certains faits, même s’ils ont marqué les esprits. Il s’est passé tant de choses et l’on ne peut pas tout garder en mémoire.

 

Au-delà de cette constatation, je me suis posé un certain nombre de questions. Dans la France des années 2000, l’hostilité à l’endroit des Juifs ne s’est-elle pas largement développée chez les jeunes qui vivent dans des quartiers dits sensibles et qui, discriminés et très souvent victimisés, sont en quête d’identité ? Ces jeunes ne s’identifient-ils pas (quelquefois) aux Palestiniens, qu’ils pensent « venger » lorsqu’ils s’en prennent aux Juifs ? Si tel devait être le cas, ce comportement ne devrait-il pas être dénoncé ? Quelle est cette logique ? À moins qu’il s’agisse d’un « nouveau lumpenprolétariat, issu de l’immigration, endoctriné à la haine des Juifs et plus largement de l’Occident, comme le suppose le philosophe Pierre-André Taguieff ? Plutôt, ces jeunes ne sont-ils pas motivés par une haine implacable des juifs pour s’en prendre ainsi à des cibles juives (écoles, lieux de cultes, magasins, particuliers, etc.), tout simplement ? N’y a-t-il pas finalement dans cette rage antijuive, une culture de l’antisémitisme ?

 

Je me suis également demandé si le conflit israélo-palestinien joue un rôle très important? Au-delà, ce conflit ne sert-il pas aussi d’alibi à l’expression de l’antisémitisme dans des milieux socialement plus privilégiés ? Bref, le conflit israélo-palestinien n’est-il pas un (faux) prétexte qui a fait sauter et de façon durable le tabou de l’antisémitisme ? Les islamistes font-ils des banlieues défavorisées le lieu préféré de diffusion de leurs pseudothèses ? Dans les prêches ou à travers l’Internet, présentent-ils une vision d’un Islam qui serait assiégé, menacé par les Américains, les Européens et les juifs ? Cette vision complotiste serait-elle d’autant plus grave que des jeunes entendent et lisent régulièrement cette propagande, s’en nourrissent, en pensant y trouver l’explication de leur désarroi, de leur peine, de leur peur ? Mais, ne devrions-nous pas arrêter avec les discours qui prévalent ici ou là selon lesquels si des jeunes (convertis ou non) deviennent par la suite des islamistes, ce serait en quelque sorte de la faute de la société qui n’auraient pas su les intégrer ou parce qu’ils sont au chômage et souffrent de relégation sociale ? Ces gens sont-ils « motivés par une idéologie et une haine doctrinale des Juifs », comme le remarque le sociologue Shmuel Trigano ? Et, est-ce la misère physique ou morale qui créé le terrorisme ou l’endoctrinement, l’obscurantisme et le fanatisme ? Et puis, il y a ces stéréotypes infâmes. Le meurtre tragique d’Ilan Halimi est-il le fruit, le résultat de la survivance d’un antisémitisme structurel qui s’appuie sur de vieux clichés nauséeux, les mêmes qui perdurent depuis des siècles : les Juifs travaillent forcément dans les banques, les médias ou la politique, ils ont l’argent et le pouvoir (sic) ? Autant de généralités que nous lirions ici ou là ? Aussi, depuis l’an 2000, les Juifs de France sont-ils désemparés ? Et, auraient-ils imaginé un seul instant qu’il en coûterait d’être juif en ce début de XXIe siècle ?

 

Toutes ces questions sont importantes, j’essaye d’y répondre.

 

Question : qu’est-ce qui caractérise cette nouvelle période de l’histoire de l’antisémitisme à laquelle votre livre est consacré?

 

MK. Depuis le début de la seconde Intifada (en 2000), une violence antijuive a déferlé de façon quasi simultanée en France et dans les démocraties occidentales.

 

-Premièrement. Des individus sont animés par un sentiment d’hostilité à Israël plus ou moins diffus, exacerbé par la médiatisation d’affrontements au Proche-Orient. Ceci facilite leur projection dans un conflit, qui à leurs yeux, reproduit des schémas d’exclusion et d’échec dont ils se sentent eux-mêmes victimes en France. En 2000 déjà, Mehdi Lallaoui, réalisateur, figure du mouvement associatif, militant dans les banlieues depuis plus de trente ans et figure de la Marche pour l’Égalité organisée en 1983, l’explique fort bien : « Pour moi, c’est une identification dans un monde de l’image. Ces jeunes gens voient des affrontements très violents à la télé ; ils se sentent solidaires et, par amalgame, s’attaquent à des symboles juifs, à défaut de cibles israéliennes », déclare-t-il avec justesse. Quant à Malek Boutih, ancien Président de SOS Racisme (1999-2003), il a cette observation très intéressante : « Les jeunes ont un discours déstructuré. Ils glissent très vite de l’antisionisme à l’antisémitisme, d’Israël à Juifs. » Avec lucidité donc, des militants associatifs répètent que l’on ne doit pas importer le conflit sur le territoire national et que l’on ne saurait viser des lieux de culte de la communauté juive (pas plus que de la communauté musulmane). Ils lancent aussi un avertissement, parce qu’ils pressentent que ces agressions pourraient se multiplier. D’ailleurs, en quoi aide-t-on la cause palestinienne lorsqu’en France, de petits voyous viennent agresser de jeunes Juifs ? De quel soutien s’agit-il ? La cause palestinienne s’en trouvera-t-elle encouragée, fortifiée ? Bien sûr que non. Disons-le clairement : rien ne justifie que l’on attaque un magasin casher, rien ne justifie que l’on agresse un adolescent juif. Faut-il le rappeler ici ? Alors, n’y aurait-il pas là d’autres raisons ? N’y aurait-il pas une « culture » de l’antisémitisme dans certaines banlieues ? Ces jeunes ne sont-ils pas motivés plutôt par la haine des juifs pour s’en prendre ainsi à des cibles juives (écoles, lieux de cultes, magasins, particuliers, etc.), tout simplement ? Par ailleurs, ne sont-ils pas encouragés et/ou endoctrinés par des agitateurs islamistes ou des prêcheurs de haine ? Bref, le conflit explique-t-il tout ? Non. Il peut expliquer certaines choses, mais pas cette envie d’en découdre forcément avec les juifs en France, lorsque cela pète au Proche-Orient.

 

-Deuxièmement. Cet antisémitisme a conquis son droit de cité planétaire en août 2001, à Durban, en Afrique du Sud, lors de la Conférence de l’ONU contre le racisme, la xénophobie et l’intolérance. Le conflit israélo-palestinien, qui n’avait rien à y faire, a occupé tous les participants : on a mis Israël au ban des nations, et des manifestants ont défilé en criant : « One Jew, one bullet » (un juif, une balle), slogan repris du « One settler, one bullet » (un colon, une balle) des années d’apartheid. À Durban, l’antisémitisme s’est dépouillé de sa gangue raciste pour s’énoncer dans la belle langue cristalline de l’antiracisme. « Les Juifs, ces racistes », dit-on maintenant.

 

-Troisièmement. Il est important de donner un aperçu de la réaction de la communauté musulmane à cette époque. Nous voulons aussi mesurer à quel point et éventuellement des musulmans ont pu être entraînés dans ces violences dès octobre 2000.  Dans notre ouvrage, nous évoquons cette gêne des politiques et des médias, embarrassés à l’idée de dénoncer les actes antisémites sous prétexte que certains auraient pu être commis par des musulmans. D’où cette question : pourquoi devrions-nous forcément taire le fait que des agressions ont ou auraient été commises par de jeunes arabo-musulmans ? Serait-il politiquement incorrect de le dire ? En ce qui nous concerne, nous pensons que, quand un individu agit au nom d’une religion, d’une identité ou d’une idéologie pour porter préjudice à un individu en raison de sa religion, de son identité ou de son idéologie, le public doit en être informé. Mais nous tenons à éviter tout amalgame. Il serait en effet injuste et particulièrement choquant de faire porter à l’ensemble de la communauté arabo-musulmane de France les violences commises par quelques individus. Des brebis galeuses, il y en a partout, nous ne le répéterons jamais assez. Il faut donc les dénoncer. Mais on ne peut pas faire, on ne doit pas faire d’amalgame avec l’Islam. Nous insistons sur ce point.

 

Ceci étant dit. Que se passe-t-il ? On ne peut reprocher à des musulmans de soutenir la cause palestinienne. Chacun est libre d’exprimer son point de vue, de soutenir une cause et d’affirmer une solidarité. Il en est de même pour les Juifs qui soutiennent Israël. Cependant, il y a un risque lorsqu’on quitte le terrain du débat démocratique et qu’on se laisse attirer, fasciner, voire subjugué par des discours ou des prêches enflammés qui, avec rage, parlent d’Israël – ou, à l’inverse des Palestiniens. À force d’entendre, de lire, de porter attention à quelques prêcheurs (de haine), on risque d’être entraîné dans une spirale. Elle sera forcément douloureuse. Or, des musulmans réagissent dès lors qu’il est question du conflit israélo-palestinien – bien plus qu’ils ne s’intéresseraient à d’autres conflits : l’Irak, la Tchétchénie, le Cachemire, la Bosnie, le Sahara et le Front Polisario… Mais cette focalisation n’est-elle pas excessive ? À force de lire, d’entendre, et finalement de rabâcher que les Israéliens se comportent comme des monstres, à force, à l’inverse, d’idéaliser la cause palestinienne, érigée en nouvelle lutte des peuples, certains esprits faibles s’en prennent, à défaut d’Israéliens, aux Juifs. Ces malheureuses cibles sont assimilées aux Israéliens, c’est-à-dire aux oppresseurs. Pour « venger » leurs frères palestiniens, ils frappent des Juifs. Mais, cette explication ne nous semble pas suffisante. Nous émettrons alors quelques autres hypothèses. Elles permettent également de comprendre pourquoi les choses s’enveniment à ce point dès l’année 2000 et quelles sont les autres (éventuelles) motivations des agresseurs.

 

-Quatrièmement. En un sens, les agresseurs pensent que les Juifs sont protégés, ils les imaginent tous riches et puissants. Les vieux stéréotypes sont là. Le meurtre tragique d’Ilan Halimi résulte bien de la survivance d’un antisémitisme structurel qui s’appuie sur de vieux clichés nauséeux – les mêmes depuis des siècles : les Juifs travaillent forcément dans les banques, les médias ou la politique. Ils ont de l’argent et le pouvoir (sic) – comme si aucun Juif ne pouvait être nécessiteux, voire pauvre, artisan ou petit commerçant. Ce sont ces stéréotypes racistes, colportés par de petites frappes et de petits voyous, qui provoqueront la mort d’Ilan Halimi.

 

-Cinquièmement. Les islamistes travaillent les banlieues, ils savent désigner l’ennemi ou les ennemis (les Juifs, la France…). Pour eux, les Juifs et, dans une moindre mesure, les Chrétiens ont rejeté le Prophète et l’islam. Dans les prêches ou sur Internet, ils présentent ainsi une vision complotiste d’un islam supposé assiégé, menacé par les Américains, les Européens et les Juifs. Ils sont minoritaires certes (quelques milliers, tout au plus), mais ils pèsent de plus en plus lourd. De petits groupes islamistes (les salafistes) ont lancé l’offensive auprès des musulmans de France. Souvent violents et antisémites, ils prétendent imposer à tous leur conception de l’islam. De fait, les responsables de la lutte antiterroriste estiment que c’est bien de leurs rangs que sortiront les prochaines générations d’activistes radicaux.

 

Ainsi, à partir de 2002, face à la montée sensible de cet islam radical, les pouvoirs publics décident de renforcer leur vigilance à l’égard des prêcheurs étrangers. Des mesures coercitives sont prises, souvent médiatisées, afin de sanctionner des propos incitant à la violence, au djihad, à l’antisémitisme et au racisme. Or, on se rend très vite compte qu’Internet est devenu un nouveau mode de propagande privilégié des islamistes. C’est ainsi qu’à la fin de l’année 2004, quinze sites francophones sont suivis par les policiers. De même que les cassettes vidéo, Internet permet aussi aux salafistes de différentes régions de tisser des liens entre eux. Rappelons que, dès la fin des années 1990, de gros moyens ont été mis en œuvre pour lutter contre des cellules islamistes qui se sont implantées sur notre territoire, susceptibles à terme de perpétrer de nouveaux attentats en France ou de frapper des intérêts français à l’étranger. Prenons l’exemple du réseau islamiste dit des « filières tchétchènes » qui, on l’a rappelé, prépare en 2001 et 2002 toutes sortes d’attentats contre des cibles touristiques : le Forum des halles ou la Tour Eiffel. Si ces attentats avaient eu lieu, il aurait probablement fait de nombreux morts et blessés, à l’instar du double attentat des Galeries Lafayette et du Printemps Haussmann, le 7 décembre 1985 (43 blessés), de l’explosion de la FNAC Sport du Forum des halles, le 5 février 1986, qui fait 22 blessés. Celui du 17 septembre 1986 devant le magasin Tati de la rue de Rennes (VIe arrondissement), entraîne lui la mort de 7 personnes, 55 blessés. Les cibles des terroristes, bien identifiées, très symboliques, sont particulièrement vulnérables. Au début des années 2000, les responsables politiques et institutionnels ont pris conscience que la France ne sera pas épargnée et qu’un jour ou l’autre, des terroristes frapperont à nouveau la capitale. Il ne s’agira pas des mêmes terroristes, le contexte sera différent et les motivations ne seront pas forcément les mêmes.

 

Les services de renseignements et de police entreprennent donc de surveiller certains individus – par exemple ceux qui se rendent fréquemment en Irak, en Afghanistan ou au Pakistan. Il s’agit aussi de disposer d’informations fiables sur leurs activités, leur famille et leur entourage. Certaines mosquées font l’objet d’une attention rapprochée, de même que les sites Internet qui font l’apologie du djihad et endoctrinent des jeunes. Les services ont infiltré des réseaux acquérant ainsi une solide réputation en la matière et empêchant l’exécution d’attentats dans nos villes. Les salafistes d’alors étaient des étrangers installés en France, dans certaines cités. C’est de là qu’ils ont commencé à endoctriner les jeunes. Des jeunes en rupture avec la société, sans avenir et souvent déjà fichés auprès de la police… Petits délinquants ou trafiquants, ils ont organisé et noyauté leur territoire : des immeubles, un parking, des caves ou des cages d’escalier. Les guetteurs, des gamins, prennent leur part au commerce de la drogue. La police les surveille, mais ils intéressent aussi les salafistes, alléchés par l’opportunité d’utiliser ces gamins sans repères en les convertissant à une idéologie politico-religieuse. C’est ainsi que, de délinquants, ils deviennent djihadistes et tournent le dos à la drogue et aux trafics. Cette radicalisation peut se faire en quelques mois. C’est alors que la police perd leur trace, qu’ils disparaissent. Mohamed Merah était l’un d’entre eux. Refuge identitaire pour les jeunes perdus ou stigmatisés des banlieues défavorisées, pour les adolescents en rupture familiale, l’islam apporte bien des solutions et des réconforts à ceux qui cherchent des repères, répondant à leurs questionnements sur la famille, l’autorité. En venant à la mosquée, des jeunes convertis retrouvent un environnement, une démarche communautaire, ils se sentent entourés. D’ailleurs, le converti salafiste est souvent un homme de 18 à 35 ans, qui habite dans les banlieues difficiles des grandes villes françaises, « en souffrance » : « Ils ont généralement un parcours de vie difficile, ils sont déclassés socialement, en situation d’instabilité affective et vivent dans des lieux où il y a de la violence, des problèmes de transport, de logement, du chômage », dit le spécialiste Olivier Bobineau.

 

Certes, les convertis ou de nombreux jeunes qui vivent dans les banlieues et certaines cités sont déclassés socialement. Les politiques ont échoué, c’est un fait. Que la République ait abandonné ses banlieues est vrai et c’est une honte. Mais, ce n’est pas parce que l’on vit dans la misère que l’on doit devenir forcément un djihadiste. Ce n’est pas la misère physique ou morale qui transforme un homme en un « parfait » terroriste, en un monstre insensible, déshumanisé et froid, mais bien l’endoctrinement, l’obscurantisme et le fanatisme. Ajoutons qu’un homme (ou une femme) qui vit dans un milieu aisé peut être entraîné dans le giron du djihadisme. Ce ne sera donc pas là un problème social, mais un choix délibéré. Le terrorisme est un choix conscient, et il n’est en aucun cas une obligation sociale.

 

Et l’antisémitisme dans tout cela ? Les prédicateurs du salafisme s’inscrivent dans un contexte arabe dominé par la problématique du conflit israélo-palestinien. Ils surfent sur cette vague pour mobiliser. Ils se solidarisent, par devoir, avec le combat des populations palestiniennes, selon Dominique Thomas, chercheur à l’Ehess. Certes, mais cette explication n’est pas suffisante : un antisémitisme profond et primaire caractérise l’islam radical, mais il traverse toutes les communautés musulmanes, explique Samir Amghar. Outre les liens avec le conflit israélo-palestinien qui demeure « un abcès de fixation », c’est aussi le produit d’un « antisémitisme des pays d’origine auquel se mêle l’héritage antisémite traditionnel français des années 1930 ». Dans un entretien de Pierre-André Taguieff par Violaine de Montclos : « Taguieff : ces islamistes malades de la haine des Juifs », parue dans Le Point, du jeudi 11 octobre 2012, pp. 36-37., le philosophe revient magistralement sur ce sujet. Ses connaissances sont telles, qu’il livre une analyse juste de ce phénomène. Que dit-il ? À la question de savoir s’il n’y a pas d’islamisme radical sans antisémitisme, Pierre- André Taguieff répond : « Dans l’histoire des formes de judéophobie au XXe siècle et au début du XXIe, le phénomène majeur, après l’épisode nazi, aura été l’islamisation du discours antijuif. Cette islamisation ne se réduit pas à l’invocation de versets du Coran ou de certains hadiths. Elle consiste à ériger, explicitement ou non, le jihad contre les Juifs en sixième obligation religieuse que doit respecter tout musulman. Tel est l’aboutissement de la réinterprétation doctrinale de l’islam commencée dans les années 1930 par les idéologues des Frères musulmans, à commencer par Hassan al-Banna (1906-1949), ainsi que par le grand mufti de Jérusalem Haj Amin al-Husseini (1895-1974), leader arabo-musulman ayant déclaré la guerre aux Juifs dès les années 1920, avant de s’installer à Berlin durant la Seconde Guerre mondiale, pour collaborer notamment à la propagande antijuive à destination du monde musulman, après sa rencontre avec Hitler le 28 novembre 1941. L’islamisation croissante de la ‘‘cause palestinienne’’, cause victimaire universalisée par le jeu de propagandes croisées, a conféré à cette dernière le statut symbolique d’un front privilégié du djihad mondial, poursuit Taguieff. C’est pourquoi la dernière grande vague judéophobe se caractérise par une forte mobilisation du monde musulman contre Israël et le ‘‘sionisme mondial’’, s’accompagnant, chez les prédicateurs islamistes, d’une vision apocalyptique du combat final contre les Juifs.»

 

Depuis le début des années 2000, comment l’antisémitisme en France a-t-il évolué ?

 

En France, tout commence réellement le 1er octobre 2000. Que se passe-t-il ce jour-là ? Des fidèles sortent de la synagogue d’Aubervilliers. Une petite voiture de couleur blanche se met alors à foncer brusquement sur eux. Les gens s’écartent, il n’y a aucun blessé, et la voiture s’éloigne rapidement. La police, prévenue, se rend sur place, mais repart très vite. Quelques heures plus tard, les fidèles présents dans la synagogue sont aspergés de liquide, projeté depuis l’aire de jeux mitoyenne. Affolés, ils sortent paniqués. En une dizaine de jours, 70 incidents sont recensés de Toulouse à Paris et de Lille à Rouen : inscriptions antisémites, agressions verbales ou jets d’engins incendiaires ici ou là. Il s’agit là d’un fait sans précédent et d’une incroyable gravité.

 

Que se passe-t-il ensuite ? Entre janvier et juillet 2001, on note une légère baisse des violences antisémites. Mais en juin 2001, les agressions remontent (on en compte 23) ; 29 sont commises en août, 65 en septembre et 42 pour le seul mois de décembre 2001. Dans son rapport annuel, la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) note que les violences et incidents recensés au cours des deux dernières années en France (2000-2001) laissent clairement apparaître un lien direct avec les événements internationaux, plus particulièrement avec ceux liés au problème palestinien. En effet, à l’exception d’une agression imputable à l’extrême gauche, les exactions impliquent fréquemment des acteurs originaires des quartiers dits « sensibles », souvent issus de l’immigration, souvent impliqués dans la délinquance de droit commun, et qui paraissent se projeter dans le conflit du Proche-Orient : celui-ci, à leurs yeux, reproduit les exclusions et les échecs dont ils se sentent eux-mêmes victimes, note la CNCDH. L’analyse est juste. Et de 2002 à 2012 ? En relation avec le ministère de l’Intérieur, le Service de protection de la communauté juive (SPCJ) -qui travaille remarquablement sur le sujet- dresse chaque année la liste des types d’actes antisémites (actions violentes et menaces et actes d’intimidation) répertoriés sur le territoire français. Nous obtenons les chiffres suivants : 936 actes répertoriés en 2002, 601 en 2003, 974 en 2004, 508 en 2005, 541 en 2006, 402 en 2007, 474 en 2008, 832 en 2009, 466 en 2010, 389 en 2011 et 614 en 2012. Soit un total de 6737 actes (actions violentes et menaces), de 2002 et 2012. Ce qui est considérable.

 

La typologie des actions violentes correspond le plus souvent à des atteintes aux personnes ou des mineurs peuvent être pris pour cible. Le reliquat concerne des atteintes aux biens  (dégradations) visant des biens privés (domiciles et véhicules) ou des incendies. Les atteintes visent aussi les lieux de culte, des cimetières ou des lieux du souvenir. La plupart des actions sont recensées en Ile-de-France, viennent ensuite (loin derrière) : les régions Rhône-Alpes, Provence-Alpes- Côte d’Azur et Alsace.

 

Pour les menaces et les actes d’intimidation, ces faits se répartissent le plus souvent en inscriptions, agressions verbales contre les personnes, constituées de propos, gestes menaçants et démonstrations injurieuses ou distributions de tracts, courriers et collages d’affiches dans la capitale et la petite couronne. Enfin, notons que la majorité des inscriptions a été relevée sur des habitations ou des véhicules privés et dans une moindre mesure, sur des locaux professionnels ou associatifs et sur des bâtiments institutionnels ou publics. Elles sont majoritairement commises en Ile-de-France devant Rhône-Alpes, PACA, Alsace et Nord-Pas-de-Calais.

 

Bref, ces actes et ces menaces reflètent les différentes dimensions de l’antisémitisme d’aujourd’hui, de ses racines, connues, et de confluences politiques ou sociales plus récentes, complexes, mais que nous savons analyser.

 

Question : Quel bilan faites-vous de la lutte contre l’antisémitisme ?

 

On a d’abord noté une gêne inexplicable. Durant une première période (d’octobre 2000 au 27 mai 2003), les agressions antijuives ont lieu dans un relatif désintérêt de l’opinion publique et de la classe politique ; au sein de la communauté juive, elles suscitent un sentiment d’abandon et de déréliction. L’empressement politique à relativiser ces agressions et leur minoration médiatique ne traduisent-elles pas la peur d’importer chez nous « les passions du Moyen-Orient », selon la formule de Lionel Jospin ?  Cependant, le 27 mai 2003, les choses changent. Jacques Chirac, à l’occasion du 67e anniversaire du CRIF, prononce dans le cadre solennel du palais de l’Élysée un discours combatif dans lequel il martèle le message suivant : « Aujourd’hui, vous n’êtes plus seuls. Contre l’antisémitisme, la France est avec vous. Car c’est bien la France qui est agressée sur son sol. Car c’est bien la France qui est insultée quand une synagogue brûle sur son sol. Car c’est bien la France qui est humiliée quand, sur son sol, un enfant juif est obligé de changer de collège pour échapper aux brimades, aux intimidations et aux insultes. La République doit à tous ses enfants la protection de la loi. L’antisémitisme est contraire à toutes les valeurs de la France. Il est insupportable. Les actes antisémites doivent être combattus sans relâche et punis avec la plus grande sévérité […]. Nous ne laisserons pas faire l’apologie du crime et de la haine. La France n’est pas un pays antisémite ». Les paroles qui sont prononcées sont fortes, l’émotion est palpable. Le Président touche son auditoire, il trouve les mots justes pour apaiser et rassurer. Par la suite, d’autres Présidents (et hommes politiques) dénonceront l’antisémitisme. Nicolas Sarkozy fait de la lutte contre la recrudescence d’actes antisémites en France une de ses priorités. Exemple : en 2009, Nicolas Sarkozy condamne fermement les « violences inadmissibles » commises en France sous prétexte du conflit au Proche-Orient. Il assure que ces crimes ne doivent pas rester impunis. En présentant ses vœux aux autorités religieuses, il « exprime (également) sa plus vive solidarité envers les victimes directes et indirectes de ces comportements indignes de notre pays, indignes du XXIe siècle ». Et François Hollande ? Il prend la mesure du danger islamiste. C’est ainsi, par exemple, que François Hollande ne s’est pas contenté d’affirmer que la sécurité des juifs est une cause nationale. Ce sont déjà des paroles fortes. Il admet que l’assassinat d’un juif, parce qu’il est juif, puisse devenir aussi l’affaire d’Israël. « Nous vivons un moment exceptionnel parce qu’ici s’est produit une tragédie exceptionnelle », déclare François Hollande, présent à Toulouse pour une cérémonie d’hommage aux victimes de la tuerie de Mohammed Merah. « C’était le 19 mars 2012. La France était saisie d’effroi devant ce drame. J’étais venu à Toulouse ce jour-là exprimer ma compassion. Je revois encore les visages bouleversés, tordus de chagrin du directeur et de son épouse. Je me souviens des parents qui m’avaient accueilli, partagés entre dignité […] et inquiétude, de savoir qui, comment, pourquoi. J’entends encore les cris et les pleurs, je me souviens du courage de ces parents, je ne les ai jamais oubliés ». « La vie est plus forte que tout, et elle ne cède devant aucune menace, aucune tragédie. Les parents ici en sont le témoignage, ils ont fait confiance à leur école, à la France », a dit François Hollande. « Nous retiendrons leurs mots comme autant de leçons, a-t-il ajouté en faisant référence aux proches des victimes. « Ohr Torah, cette école qui représente la souffrance, mais aussi l’espérance […]. C’est cette espérance dont la France sera digne avec vous dans les prochaines années » a ajouté Hollande. « C’est dans l’unité que nous devons combattre le terrorisme. L’islamisme radical n’est pas l’islam. Le terrorisme concerne tous les Français », ajoute-t-il.

 

Malgré toutes ces déclarations, les actes antisémites n’ont pas cessé et la place de l’antisémitisme dans les préoccupations des Français est très faible (2 à 3% dans les sondages d’opinion), car dans l’imaginaire collectif contemporain, explique Stéphanie Dassa, Chargée de mission au CRIF, les Juifs sont perçus comme étant bien moins vulnérables qu’ils ne l’ont été par le passé. Pis, un certain nombre de nos compatriotes pensent qu’ils sont ou qu’ils pourraient être protégés. À l’inverse, si d’autres savent que les Juifs continuent d’être agressés, cela ne suscite ni ne suscitera pas plus d’émotion. Les Juifs sont menacés, et alors ? rétorquent certains. Ne menacent-ils pas eux aussi les Palestiniens (sic) ?

 

Alors que faire ?

 

Il faut lutter contre ce que nous appelons « l’esprit de Durban ». La Conférence de Durban a officialisé, légitimé l’antisémitisme. Lutter contre l’esprit de Durban, c’est pointer du doigt l’esprit criminel qui prévalait lors de cette conférence, et qui a prévalu depuis, faisant d’Israël, des Juifs, des sionistes, les responsables de tous les maux de l’Humanité, la quintessence du mal, d’un mal absolu. Il est donc nécessaire qu’au CRIF nous continuions de désigner les multiples vecteurs de haine que sont les sites extrémistes sur Internet, les programmes antisémites diffusés par des télévisions arabo-musulmanes, les tracts et follicules antisémites ou négationnistes, les manifestations propalestiniennes qui dégénèrent, les « Mort aux Juifs ! » que l’on entend ici ou là, les prétendus sketchs où l’on « bouffe du Juif », l’inquiétante montée de sentiments antisémites chez les jeunes de banlieue, les accusations perfides et infamantes, les grandes « messes » racistes comme à Durban, les stéréotypes et tous les clichés nauséeux, les islamistes qui menacent la République. Car quelle étrange défaite de la démocratie ce serait de laisser les extrémistes ou les islamistes envahir nos vies et régler notre monde. Quelle étrange défaite ce serait de courber l’échine et de tolérer l’intolérable.

 

N’oublions jamais ceci : ce qui est menacé aujourd’hui par l’Islamisme et l’antisémitisme, c’est bien la République elle-même, ses principes, ses valeurs et sa culture, car ce qui menace les Juifs LA menace.