Tribune
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Publié le 1 Avril 2014

D’une condition qui doit nous être commune : l’écart à la communauté

Tribune de Dominique Reynié, publiée dans le hors série des Études du CRIF anniversaire des 70 ans du CRIF

Le CRIF a publié un recueil de textes en hommage au 70e anniversaire du CRIF, qui a été offert aux invités lors du 29e Dîner de l’institution. Ce recueil est composé de trente articles rédigés par des intellectuels, écrivains, journalistes, sociologues, philosophes... Nous reproduisons ci-après le 19e article de ce recueil : la tribune de Dominique Reynié, Professeur des Universités à Science Po, Directeur général de la Fondation pour l’innovation politique (1).

Je voudrais attirer l’attention du lecteur sur ce qui me semble constituer une évolution insidieuse dans la perception de l’antisémitisme. De plus en plus souvent, la dénonciation de l’antisémitisme paraît susciter en retour un type de réactions donnant à penser que le combat contre cette menace ne serait que l’affaire de ceux qu’elle désigne, c’est-à-dire des Juifs. On devine aussitôt le danger que représenteraient la propagation et l’installation d’une telle perception. Je voudrais ici souligner un point particulier par lequel on peut illustrer l’impérieuse nécessité qu’il y a à combattre l’antisémitisme en tant qu’il menace aussi celles et ceux qui, comme moi, ne sont pas juifs.

Le point est le suivant : l’antisémitisme porte la négation d’une façon d’être dans la Cité que je vais nommer ici l’écart à la communauté. Par cette idée, je cherche à désigner une forme d’appartenance nationale incluant une distance avec la communauté. C’est cette distance qui conditionne la capacité à repérer le possible pervertissement du pouvoir et dans ce cas à s’y opposer.

L’antisémitisme est d’abord une négation de l’écart à la communauté fondé sur les différences entre les membres qui la composent. À la fin du XIXe siècle, Léo Pinsker partait de l’ancienneté de l’antisémitisme pour pointer la manière dont il est sans cesse relancé comme détestation de l’Autre(2) : l’autochtone déteste le Juif qu’il regarde comme un allogène, le nationaliste le déteste comme apatride, le sédentaire comme nomade, le riche comme pauvre, le pauvre comme riche et jusqu’au vivant qui voit en lui un revenant, Pinsker croyant alors saisir un trait psychique de l’humanité, la démonophobie dont le peuple juif serait devenu l’objet idéal parce que, malgré toutes les souffrances et les disparitions, « il n’a jamais cessé de vivre en nation(3) ».

L’antisémitisme est aussi une négation de l’écart à la communauté fondé, cette fois, sur une forme de retenue dans l’appartenance. Jean-Jacques Rousseau nous aide à le comprendre en désignant le « spectacle étonnant » que constitue le fait de voir « un peuple épars, dispersé sur la terre, asservi, persécuté, méprisé de toutes les nations, conserver pourtant ses coutumes, ses lois, ses mœurs, son amour patriotique et sa première union sociale quand tous les liens en paraissent rompus(4) ». Ici, Rousseau trace la figure d’un individu qui ne se confondra jamais entièrement avec la Cité dont il est pourtant un membre loyal. C’est aussi cet écart à la communauté, ce refus de céder à l’injonction d’appartenance exclusive à la nation, que vise l’antisémitisme.

Or, si cet écart peut être, pour le Juif, la condition de sa condition, il est aussi certainement pour nous tous l’une des formes du refus de l’appartenance exclusive exigée par l’idéologie nationaliste au nom d’un communautarisme potentiellement fusionnel où l’individu n’est en vérité pas autre chose que la partie d’un tout. Cet holisme radical promet à tous, comme un avenir radieux, de mettre fin à la question du « qui suis-je ? », tandis qu’il s’accomplit volontiers dans l’anéantissement de chacun comme être singulier.

De là vient l’intense agressivité de l’idée nationaliste à l’égard de la condition juive, jusqu’à la production d’un antisémitisme d’État. C’est le nationalisme qui va donner à l’antisémitisme la forme et la force d’une autorisation ; c’est lui qui rendra possible l’aménagement de la haine des Juifs en demande souveraine émanant de la puissance publique – tel est bien l’événement qui se joue dans la Nuit de Cristal, où l’on voit un État nation organiser la persécution des Juifs, sans que les autres nations décident pour autant de voler au secours des victimes ni même seulement d’ouvrir leurs frontières pour accueillir celles et ceux qui cherchent à fuir la fureur nazie.

Assurément, le nationalisme ne peut se prémunir contre une interprétation fanatique de l’appartenance à la nation ou de l’égalité entre ses membres. En ce sens, l’idée d’une « identité nationale » pèse lourdement sur l’idéal démocratique, et le menace en mobilisant un fondement identitaire qui non seulement soustendrait le collectif, mais plus encore prétendrait lui donner tout son contenu et réunir chacun des membres, non pas en les associant, mais en les absorbant dans une identité collective qui n’admettrait plus d’autres composantes, refusant les identités singulières. En réalité, il est impossible de combiner, à proprement parler, l’idée d’une identité nationale et l’idée démocratique ; c’est l’une ou l’autre. La politique démocratique est née de l’ambition d’organiser une forme de vie collective qui ne demande pas aux individus et aux groupes qui décident de vivre ensemble de ne plus avoir de raisons de se séparer. La politique démocratique ne vise pas à faire disparaître les différences et les singularités, mais à fonder la communauté sur leur reconnaissance, leur existence et leur pérennité.

Dans l’histoire de l’idée de nation, c’est le grand intérêt de la contribution française que d’avoir repensé le problème en imaginant une nation tramée par l’universalisme, comme si nous avions compris alors la nécessité d’échapper à la folie communautariste contenue dans le nationalisme – en 1791, l’émancipation des Juifs a coulé depuis cette source, dans un esprit dont l’édit de tolérance de 1787 avait été le précurseur. C’est en ce sens que l’idée européenne peut être interprétée comme le prolongement de l’idée française de nation ; elle offre un modèle historique d’institutionnalisation d’une association politique fondée sur un écart à la communauté, l’aménagement d’une imparfaite adéquation, qu’il s’agisse de la relation de l’individu à sa nation ou de la relation de la nation à l’union des autres nations partenaires. L’idée européenne ne peut s’accomplir sans la présence de cet écart à la communauté ni de cette acceptation de l’hétérogénéité. En cela, elle nous émancipe de l’avilissante, sinistre et redoutable figure du troupeau, où l’existence d’un individu ne tient qu’à un fil et où chacun n’a pour seule raison d’être que de fournir le tantième d’un tout, si bien que l’apparition d’un seul « mouton noir » est perçue comme une aberration et suffit à faire craindre la dislocation. Penser une association politique suppose d’aménager un écart à l’appartenance et un écart à la communauté en consacrant la reconnaissance des singularités, comme différences et comme liberté.

C’est pourquoi, en juillet 1943, la renaissance d’une communauté juive française organisée, à travers le CRIF, constituait un événement déterminant pour les survivants ; un événement déterminant pour l’interprétation française de la nation, qui faillit être engloutie avec la destruction projetée des Juifs, le triomphe de l’homogénéisation signant la fin du modèle politique associatif ; enfin, un événement déterminant pour l’Europe, puisque la construction pouvait commencer en réaffirmant la primauté de l’individu et la légitimité des singularités, en aménageant cet écart à l’appartenance nationale et cette nouvelle retenue désormais demandée dans l’obéissance due à l’État. Émerge ainsi l’idée d’un vivre ensemble authentique, résultant de l’obligation de se placer sous la même loi, c’est-à-dire d’y soumettre les nations elles aussi, et de la nécessité d’admettre que la singularité des individus et la spécificité des groupes qu’ils constituent s’expriment avec une liberté dont les limites sont contenues dans l’obéissance à la loi, en manifestant une différence les uns avec les autres, mais aussi une certaine distance avec la communauté elle-même, cultivant donc cette part d’extériorité qui conditionne des formes d’appartenance et de loyauté plus exigeantes encore pour les parties prenantes puisque moins exclusives.

Faire fond sur un écart à la communauté suppose de reconnaître les singularités. Cependant, toute conception de l’individualisme ne fournit pas pour autant la clé de l’écart à la communauté. Ainsi, prenons garde à cet individu abstrait que promeut un républicanisme dogmatique ne cherchant à définir l’individu que par des droits et des devoirs que chacun possèderait avec tous les autres au titre d’une égalité stricte ; ici, l’égalité entre les individus n’apparaît possible qu’à la condition de faire surgir des sujets sans individualité, sans autre contenu que cette égalité, à nouveau privés des différences qui les distinguent et les émancipent relativement les uns des autres, sans pouvoir atteindre cette modalité de l’appartenance contenant un écart à la communauté.

Rappelons-nous que Tocqueville, dans De la Démocratie en Amérique , observe que là où l’égalité sociale est affirmée avec le plus de force, les femmes et les hommes n’en persistent pas moins à énoncer des différences et à hiérarchiser les individus et les groupes d’individus, mais en se reportant sur des modalités racialistes de différenciation qui se concluent par la hiérarchisation raciste. Nationalisme et égalitarisme pensent de même la communauté politique sous un régime d’appartenance exclusive, d’égalité et d’homogénéité radicale, tout au moins entre les membres que la communauté juge légitimes. L’accouplement du nationalisme et de l’égalitarisme donne le jour à ces formes de pouvoir qui accèdent au dernier degré de la tyrannie.

L’idée que nul individu n’est assignable à une seule dimension, à une seule appartenance, fut-ce à sa nation, fut-ce à sa religion, et que pour être membre d’une nation ou pour être d’une religion, nous n’en restons pas moins, tous et chacun, en tant qu’individu, irréductibles à cela, que nous sommes donc aussi autre chose, cette idée de l’écart à la communauté est aussi ce que cherche à détruire l’antisémitisme et ce que nous devons défendre.

Notes :

1 www.fondapol.org.

2 Léon Pinsker, Autoémancipation !Avertissement d’un Juif russe à ses frères, 1882. Paris, Mille et une nuits, 2006, traduction d’André Neher, postface de Georges Bensoussan, p. 30. Citation reprise de Rudolph Loewenstein, Psychanalyse de l’antisémitisme , Paris, Presses universitaires de France, 1952 (p. 60 de la nouvelle édition, en 2001, comprenant une préface de Nicolas Weill).

3 Léon Pinsker, Autoémancipation !Op. cit., p. 16.

4 Jean-Jacques Rousseau, Fragments politiques, cité par Bruno Karsenti en ouverture de son importante étude Moïse et l’idée de peuple. La vérité historique selon Freud, Paris, Cerf, 2012, p. 9.

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