Tribune
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Publié le 10 Avril 2014

Etre de quelque part…

Tribune de Talila, publiée dans le hors série des Études du CRIF anniversaire des 70 ans du CRIF

Le  CRIF a publié un recueil de textes en hommage au 70e anniversaire du CRIF, qui a été offert aux invités lors du 29e Dîner de l’institution. Ce recueil est composé de trente articles rédigés par des intellectuels, écrivains, journalistes, sociologues, philosophes... Nous reproduisons ci-après le 27e article de ce recueil : la tribune de Talila, chanteuse et comédienne.

Quelquefois, je ressens un étrange sentiment de bonheur : celui d’être d’un pays, mais plus encore d’une ville, surtout quand je suis dans un autobus qui traverse la Seine et que la lumière de Paris m’étreint, que je dis bonjour au chauffeur et qu’il me répond. Les rues de ma ville me manquent dès que je suis ailleurs plus de trois jours, les cafés où l’on se donne rendez-vous et où l’on reste des heures à ne rien faire, les magasins dont on lèche les vitrines et où l’on n’achètera rien. Mes parents aussi aimaient les villes.

À la campagne, ils avaient toujours l’air un peu déplacés, trop apprêtés, trop élégants, bien décidés à ce qu’on ne les confonde pas avec les autochtones ce en quoi il n’y avait aucun risque. Lorsqu’ils arrivaient dans une campagne riante, sous le soleil de l’été, ils s’exclamaient avec une certaine emphase yiddish : « Comme c’est beau !». Le deuxième jour, le ton était plus mesuré : « Me ken nisht zogn – on ne peut pas dire –, s’iz shayn – c’est beau!» Le troisième : « On rentre à Paris !» Il y avait trop de mouches, trop de moustiques, sans parler des souris et des rats des champs, qui bien que campagnards, n’en étaient pas moins effrayants. Les paysans, le travail de la terre, les animaux, tout cela devait leur rappeler une Pologne agricole et hostile, un monde dont ils n’étaient pas, fait de racines profondes et d’héritages de fermes.

En 1936, ils avaient choisi Paris. Une tante y était déjà installée. Mais aussi parce qu’ils avaient entendu dire que les mots « Liberté, Égalité, Fraternité » étaient inscrits au fronton des mairies. Et puis ma mère avait lu Victor Hugo et Émile Zola en yiddish : ça faisait quand même beaucoup de raisons d’aimer la France. Car ils l’aimaient, ce pays. Malgré tout. Ils étaient devenus français et même leur nom avait pris des couleurs normandes. Gutwilig était devenu Guteville, qu’ils avaient toujours autant de mal à prononcer, le « u » étant un obstacle infranchissable. J’étais née « bonne volonté » et je me retrouvais « bonne ville », ce que je dus expliquer en rougissant à l’administration du lycée Jules Ferry quand j’étais en 6e. Ce fut dès lors un voyage incessant entre les deux rives de notre nom et nous mîmes du temps à nous familiariser avec le normand. Au fond, nous restions des « bonnes volontés » et ce patronyme me plaisait pour ce qu’il signifiait, bien sûr, mais aussi pour l’élégance de son « w » et son air étranger, unique en son genre.

J’aime toujours cette ville comme mes parents l’avaient aimée. Comme eux, j’y fais de beaux voyages et quand je lève les yeux sur les frontons des mairies, les trois mots que j’y vois gravés me donnent de l’espoir et me rappellent que j’y suis chez moi.

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