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À la campagne, ils avaient toujours l’air un peu déplacés, trop apprêtés, trop élégants, bien décidés à ce qu’on ne les confonde pas avec les autochtones ce en quoi il n’y avait aucun risque. Lorsqu’ils arrivaient dans une campagne riante, sous le soleil de l’été, ils s’exclamaient avec une certaine emphase yiddish : « Comme c’est beau !». Le deuxième jour, le ton était plus mesuré : « Me ken nisht zogn – on ne peut pas dire –, s’iz shayn – c’est beau!» Le troisième : « On rentre à Paris !» Il y avait trop de mouches, trop de moustiques, sans parler des souris et des rats des champs, qui bien que campagnards, n’en étaient pas moins effrayants. Les paysans, le travail de la terre, les animaux, tout cela devait leur rappeler une Pologne agricole et hostile, un monde dont ils n’étaient pas, fait de racines profondes et d’héritages de fermes.
En 1936, ils avaient choisi Paris. Une tante y était déjà installée. Mais aussi parce qu’ils avaient entendu dire que les mots « Liberté, Égalité, Fraternité » étaient inscrits au fronton des mairies. Et puis ma mère avait lu Victor Hugo et Émile Zola en yiddish : ça faisait quand même beaucoup de raisons d’aimer la France. Car ils l’aimaient, ce pays. Malgré tout. Ils étaient devenus français et même leur nom avait pris des couleurs normandes. Gutwilig était devenu Guteville, qu’ils avaient toujours autant de mal à prononcer, le « u » étant un obstacle infranchissable. J’étais née « bonne volonté » et je me retrouvais « bonne ville », ce que je dus expliquer en rougissant à l’administration du lycée Jules Ferry quand j’étais en 6e. Ce fut dès lors un voyage incessant entre les deux rives de notre nom et nous mîmes du temps à nous familiariser avec le normand. Au fond, nous restions des « bonnes volontés » et ce patronyme me plaisait pour ce qu’il signifiait, bien sûr, mais aussi pour l’élégance de son « w » et son air étranger, unique en son genre.
J’aime toujours cette ville comme mes parents l’avaient aimée. Comme eux, j’y fais de beaux voyages et quand je lève les yeux sur les frontons des mairies, les trois mots que j’y vois gravés me donnent de l’espoir et me rappellent que j’y suis chez moi.