Tribune
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Publié le 27 Mars 2014

Jünger, la France et deux guerres mondiales

Tribune de Michaël de Saint-Cheron

Pour le centenaire de la Première Guerre mondiale, Bourgois publie les Carnets de guerre 1914-1918  d’Ernst Jünger dans la traduction de Julien Hervier, qui a traduit une grande partie de son œuvre en français en particulier les deux tomes des Journaux de guerre dans la Bibliothèque de la Pléiade et sa Correspondance avec Martin Heidegger – pour être son incomparable connaisseur. Mais Julien Hervier publie aussi ou surtout sa biographie attendue  avec comme sous-titre : Dans les tempêtes du siècle. (1) 

Entre Hervier et Jünger (1895-1998) ce fut une longue amitié de près de quarante ans. Lauréat du prix Sévigné en 2011, germaniste et professeur émérite, sa page Wikipédia ne vous dira rien sur lui mais tout sur ses traductions (essentiellement de « son » auteur avec aussi un Nietzsche et un Heidegger et quelques autres…) et ses ouvrages autant que ses éditions (consacrées à Pierre Drieu la Rochelle et Jünger).

Avant d’aborder sa biographie, il est difficile de ne pas dire un mot sur les Carnets de guerre. Jünger est sur le front français ou belge durant la guerre avec le grade de lieutenant, il fut ainsi officier commandant de Sturmtruppen, ou commandos d’assaut dans l’armée impériale allemande au cours de la Première Guerre mondiale.

On sent chez cet officier une authentique compassion pour ses hommes, ses soldats. Il n’est pas Joffre ni sans nul doute tel autre officier anglais ou allemand entre 1914 et 1918 qui pouvait envoyer sans ciller des milliers d’hommes à la mort !

Lisons simplement quelques courts passages de ces Carnets pour en sentir de loin l’odeur qui nous imprègne longtemps par le souffle de la guerre, de la blessure, de la mort – et de l’écrivain qui n’a d’autre outil pour dire l’horreur, pour dire l’apocalypse.

Prenons la page 307, où nous trouvons ces lignes :

« Tous les villages que l’on traversait ressemblaient à d’immenses maisons de fous. Les hommes poussaient les murs pour les renverser. (…) Partout on dévastait méthodiquement et radicalement, non seulement en détruisant ce qui pouvait être nécessaire à l’ennemi (…]

Chaque village est un monceau de ruines, chaque village un monceau de ruines, chaque route minée, chaque puits empoisonné.

Knigge m’a confectionné aujourd’hui un café avec de l’eau puisée dans un trou d’obus. […] Je nomme ce breuvage délicieux du « bouillon de cadavre ».

Si nous devons tomber demain, profitons d’aujourd’hui. »

Puis au fil des pages :

« Un jeune gars étendu sur le dos ses yeux bleus révulsés fixaient obstinément le ciel » (59).

« Tel est le visage de la guerre. C’était un spectacle sinistre, cette récupération des cadavres dans la cave obscure et dévastée » (322).

Sa description de la bataille du 2 août 1917 est fracassante.

« Les pertes en hommes étaient horrifiantes.

En gros, l’expérience de cette journée, c’est que la vie est quand même plus belle que l’on pensait, et qu’on est bien content d’avoir réussi à la sauver. Ou bien est-ce le danger surmonté qui rend la vie digne d’être vécue ? Il faudrait alors rechercher le danger » (404).

Il ne fait aucun doute qu’avant-guerre Jünger fut fasciste. J. Hervier le redit. Qui pourrait d’ailleurs l’occulter ? Mais une chose est sûre : après l’avènement du nazisme et le début du second conflit mondial, Jünger devient hostile au régime, lui qui n’a jamais adhéré au parti. Mais il fit en sorte de ne commettre aucune faute, de ne laisser aucune trace de son opposition. Julien Hervier définit bien sa position que l’on peut juger ambiguë, lâche, tout ce que l’on veut : « Son comportement sous le nazisme a été d’une dignité parfaite, et il a clairement rejeté toute compromission avec le régime […] Il a toujours refusé de revendiquer une quelconque appartenance à un mouvement de résistance (2) […].» C’est justement ce que nous pouvons lui reprocher au regard des conjurés du 20 juillet 1944, dont certains furent très proches de lui, même s’il approuva leur tentative d’attentat contre Hitler… Mais le destin le rattrapa, si l’on ose dire, à travers son fils Ernstel. Quand celui-ci – âgé de dix-sept ans - fut arrêté pour dénonciation sans doute calomnieuse, de propos visant ouvertement la pendaison du Führer, son père usa de tout son pouvoir, encore plus ou moins intact, pour le faire libérer. Lorsqu’il se fit tuer au combat, Jünger pensa qu’il fut de facto assassiné.

Dans un texte écrit à la mémoire de son fils, il dit : « Cher petit. Depuis l’enfance, il s’appliquait à suivre son père. Et voici que, du premier coup, il fait mieux que lui, le dépasse infiniment (3).»

Les Carnets de guerre comme Les Journaux, d’une part, la biographie, d’autre part, sont fort intriqués, mais l’intérêt d’une biographie tient à ce qu’elle nous en apprend beaucoup plus sur les non-dits, les oublis, les arrangements avec l’histoire, sur les options politiques, sur un nombre incalculable de choses, qui tiennent au personnage, à l’auteur, à l’homme ou à la femme dont on parle.

On dit parfois qu’un auteur de biographie qui fut trop proche de « son » auteur, peut manquer d’objectivité et édulcorer les faces sombres de son personnage. Si cela a pu être vrai au siècle dernier et jadis plus encore, la critique moderne en matière de biographie interdit aujourd’hui – pour le sérieux même du genre littéraire qu’est la biographie – une subjectivité par trop envahissante, par trop lourde, qui entraverait l’étude de celui ou de celle à qui le livre est consacré. On peut ajouter a contrario que plus le critique est bon, plus son regard se fait lucide sur son sujet qui devient son objet. Les biographies ne sont plus des vies de saints et Julien Hervier ne se départit jamais de son œil critique pour analyser les livres de Jünger qu’il a traduits, sans parler de l’homme dont il fut proche, comme je l’ai dit.

C’est là le plus grand intérêt d’un tel livre que d’allier une connaissance rare de l’homme avec une connaissance critique de l’œuvre, qui n’ôte rien à l’admiration, à l’intérêt profond qui nous attache à l’œuvre.

Si l’attitude de Jünger durant les deux conflits reste un sujet capital ici comme ailleurs, J. Hervier consacre aussi moult pages aux rapports de l’écrivain avec  l’écriture, la philosophie et l’histoire, puis avec ses égaux.

En 1930 – neuf ans avant la publication de son grand livre Sur les falaises de marbre – il publia une anthologie Krieg und Krieger (Guerre et guerriers) comprenant son essai La Mobilisation totale, qui lui valut une vive réaction de la part de Walter Benjamin. Dans sa réponse « Théorie du fascisme allemand » (Theorien des deutschen Faschismus), Benjamin écrit : « nous n’admettrons pas que vienne nous parler de la guerre celui qui ne connaît que la guerre. […] D’où venez-vous ? Et que savez-vous de la paix ? Vous êtes-vous jamais heurtés à la paix – dans un enfant, un arbre, un animal – comme vous vous êtes heurtés sur le champ de bataille à un avant-poste ennemi (4) ?»

Parmi ses grands contemporains, Jünger eut un dialogue approfondi avec – parmi d’autres – Heidegger ou le poète Gottfried Benn, « un temps compromis avec le nazisme » note Hervier (375), Benn, avec qui il participe dès 1951 à des séances sur les drogues. Mais au lendemain de la guerre, Thomas Mann écrivit à une amie ce jugement sans concession : « il a ouvert la voie à la barbarie et il s’en délecte avec une froideur glaciale (5).» Le plus surprenant est qu’en 1951 Paul Celan (1920-1970) adressa à Jünger, faisant fi de l’opinion toujours critique qui entourait l’écrivain dans ces années d’après-guerre, son livre Der Sand aus des Urnen (Le sable des urnes) – publié à Vienne en 1948 encore sous son nom de naissance Paul Antschel - où se trouve le si puissant poème « Todesfugue – Fugue de la mort», avec ce vers « La mort est un maître d’Allemagne ». Pour notre biographe il s’agirait du manuscrit, ce qui paraît douteux. Jünger remercie le poète juif roumain.

Hervier date de 1955 la sortie du purgatoire pour l’écrivain, dont l’importance n’avait pas échappé quatre ans auparavant au critique Paul Parisot dans un numéro de Preuves (oct. 1951), saluant le Journal comme pouvant « être la plus sérieuse contribution à une compréhension franco-allemande » (p. 378).

En avançant dans le temps, on s’aperçoit d’ailleurs qu’au fur et à mesure, qu’il vieillit, Jünger paraît en France comme l’une des figures d’écrivain allemand les plus saluées, les plus respectées, avec ou après Hermann Hesse sans doute et bien sûr Thomas Mann.

Pour conclure, nous voulons encore ajouter deux ou trois traits du caractère de Jünger. Si son intérêt pour la religion est profond à l’intérieur de son agnosticisme, il n’a en revanche aucun souci du patrimoine ni du monde des musées, que J. Hervier définit comme « le passage du créatif au culturel »… Notons qu’à la place du « Dieu est mort » de Nietzsche, il opta pour la parole de Bloy : « Dieu se retire ». Quand il débarquait dans un nouveau pays, il allait en priorité à la rencontre des vivants, au marché, puis des morts, au cimetière. L’ancien officier aimait beaucoup voir les beautés de la nature, la beauté du monde animal. Sans avoir le culte des religions ou spiritualités d’Asie, qui respectent beaucoup plus que les nôtres, la nature et le monde animal, il exécrait le lointain souvenir de « matelots chrétiens débarquant dans une île : l’une des images terrifiantes de notre monde. » Julien Hervier fait le lien ici avec ces équipages hollandais débarquant sur l’île Maurice et massacrant, voici quelques siècles, les drontes, « gros oiseaux inoffensifs et non comestibles » (p. 426).

Avant de poser un point final, il faut encore saluer le travail formidable de Julien Hervier et dire combien nous partageons sa dénonciation de l’aveuglement, de la cécité totale dans laquelle Jünger a pu tomber – ou dans laquelle il était naturellement en tant qu’Allemand ayant combattu dans les deux Guerres mondiales au nom d’une vision supérieure de l’Allemagne – lorsque dans La cabane dans la vigne – Journal 1945-1948 (6), il ose comparer la situation des millions de victimes du nazisme, de la Gestapo, exterminées par millions dans les camps, dans les conditions ignominieuses, inhumaines que l’on connaît, avec celle des Allemands anonymes de l’automne et de l’hiver 1945-46. Si seulement il parlait des victimes d’Allemagne de l’est déportées au Goulag ! Mais comment comparer ? Outre le fait qu’il utilisa Isaïe pour étayer sa thèse insensée, il osa écrire à la date du 13 novembre 1945, que les victimes assassinées dans les « sinistres cachots où s’éteignaient leurs vies n’en étaient pas moins, de l’autre côté du globe, objets de pitié et d’amour. Ils avaient leurs défenseurs. Les anonymes sans nombre qui subissent aujourd’hui le même destin sont privés d’intercesseurs. Leurs râles d’agonie se perdent dans une affreuse solitude. » Jünger, mort à 104 ans, emporta dans la tombe sa vision démentielle de l’histoire et de la défaite allemandes qu’il pouvait nourrir, quand bien même il avait été antinazi.

Un siècle après le début de la Première Guerre mondiale, soixante-dix ans après le débarquement de Normandie et la libération de Paris - Paris où il arriva au jeune officier de la Wehrmacht de saluer l’étoile juive quand il la vit pour la première fois portée par trois jeunes filles et qu’il saluera à nouveau   (cf. p. 326) - la figure souvent contestable de Jünger, n’en demeure pas moins celle d’un écrivain allemand, qui laissa plus souvent encore sa noble empreinte dans notre mémoire de ce passé si présent.

Notes :

1. Fayard, 540 pages, 26 €.

2. J. Hervier, op. cit., p. 8.

3. Pléiade II, 13 janvier 1945, 792 sq. Cité par J. Hervier, p. 330 de sa biographie.

4. Œuvres II, trad. Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Gallimard, « Folio essais », p. 209.

5. Cité par Julien Hervier p. 342.

6. Traduction de l’allemand par Maurice Betz revue par Julien Hervier, Christian Bourgois éditeur, 2014, « Titres ».

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