Tribune
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Publié le 14 Mars 2014

L’identité à l’épreuve de la judéité

Tribune de Nathalie Heinich publiée dans le hors série des Études du CRIF anniversaire des 70ans du CRIF

Le CRIF a publié un recueil de textes en hommage au 70e anniversaire du CRIF, qui a été offert aux invités lors du 29e Dîner de l’institution. Ce recueil est composé de trente articles rédigés par des intellectuels, écrivains, journalistes, sociologues, philosophes... Nous reproduisons ci-après le 9ème article de ce recueil : la tribune de Nathalie Heinich, sociologue, Directrice de recherche au CNRS, au sein du Centre de Recherche sur les Arts et le Langage (EHESS). Nous publierons par la suite l’ensemble de ces textes.

Marc Knobel, Directeur des Études du CRIF

Lorsque j’ai commencé à faire de la sociologie, à la fin des années 1970, la notion d’« identité » était à peu près inconnue dans ma discipline. J’ai mis longtemps à en comprendre l’intérêt et le sens, à mesure que je la voyais s’installer dans le discours ambiant. J’ai mis longtemps aussi à comprendre les raisons personnelles qui m’ont amenée à l’utiliser, puis à tenter de la théoriser. Car tout chercheur, lorsqu’un thème lui tient à cœur, y met probablement une part de lui-même, de sa propre histoire.

Il m’a donc fallu longtemps pour comprendre que mon intérêt pour l’identité ne venait pas seulement du fait que j’avais collaboré, au milieu des années 1980, aux travaux du regretté Michael Pollak sur les crises d’identité en situation concentrationnaire(1) (lui qui, issu d’une bonne famille catholique autrichienne, avait découvert adolescent, grâce à Nuit et brouillard , l’existence de ce qu’on n’appelait pas encore la Shoah et en avait conservé à vif le traumatisme (intensifié peut-être par le sentiment de complicité avec les stigmatisés, qu’il était lui-même en tant qu’homosexuel). Ce n’était pas non plus du seul fait que mon père, ayant voulu à quarante ans vendre sa chemiserie pour devenir écrivain, avait vécu plusieurs années sans identité professionnelle avouable, pour ma plus grande inquiétude (d’où, sans doute, la question liminaire que je poserais, vingt-cinq ans plus tard, aux écrivains que j’interrogeais dans le cadre d’une enquête : « Quand on vous demande ce que vous faites dans la vie, qu’est-ce que vous répondez ? »). Ce n’était pas non plus seulement en raison du goût de ma mère pour l’art, qui avait motivé, dès ma thèse, mon intérêt pour le statut d’artiste et pour les conditions auxquelles on peut se dire et être dit « artiste ». Et ce n’était pas non plus encore seulement parce que, analysant au début des années 1990 les structures de l’identité féminine, je fus amenée à comprendre en quoi ma vie de « femme non liée » rompait radicalement avec celles de ma mère et de ma grand-mère qui, comme tant de femmes depuis des siècles, étaient passées de l’état de « fille » à celui de « première », puis de « tierce », en tâchant soigneusement d’éviter la case infamante de « seconde »(2).

Non : si la question de l’identité est devenue un fil rouge de mon travail, c’est d’abord parce qu’elle était pour moi à la fois une question théorique et un problème pratique. Car l’identité – et cette découverte, elle non plus, n’a rien eu d’immédiat – n’existe, ou du moins n’est perceptible, que dans la mesure où elle est un problème : l’identité fait partie de ces thèmes qui ne font sens que négativement, par le manque. Et plus encore que des problèmes latents d’identité, ce sont les crises d’identité qui en révèlent l’existence, et la nature : ces crises qui accompagnent les situations extrêmes, l’épreuve des limites, les moments de basculement entre deux statuts. De quoi donc est faite une crise d’identité ou, plus sourdement, un problème d’identité ? Le petit modèle élaboré à propos de l’identité féminine m’a permis de le comprendre, et de saisir ainsi en quoi cette question m’affectait personnellement. Une crise d’identité advient lorsque se produit une distorsion entre les trois « moments » de soi-même : le moment de l’autoperception, qui est la façon dont on se représente qui l’on est, pour soi-même ; le moment de la représentation, qui est la façon dont on se montre à autrui ; et le moment de la désignation, qui est l’image de soi qu’autrui nous renvoie.

Ce modèle ternaire rompt avec deux conceptions de l’identité plus ordinaires et, à mon avis, insuffisantes. La première est la conception de sens commun, fondamentalement univoque : l’identité de quelqu’un, c’est ce qu’il est – ne cherchons pas plus loin. La seconde est la conception qui s’est peu à peu développée ces trente dernières années dans les sciences humaines et sociales : une conception binaire, opposant l’intériorité et l’authenticité de l’identité « pour soi » à l’extériorité et à la construction de l’identité « pour autrui »(3). Quoiqu’un peu plus sophistiquée que la précédente, elle présente deux gros défauts : le premier est d’être implicitement normative, en opposant une « bonne » identité (« personnelle ») à une « mauvaise » identité (« sociale ») ; le second est de méconnaître le clivage existant, à l’intérieur même de l’identité « personnelle », entre deux images de soi, l’une tournée vers soi-même (autoperception), l’autre tournée vers autrui (représentation). Cette méconnaissance empêche de saisir toute la subtilité des jeux identitaires par lesquels le sujet peut manipuler, par la représentation, sa désignation par autrui, mais peut aussi voir son autoperception affectée par cette désignation , l’amenant peut-être à modifier encore sa représentation, dans le sens d’une sur- ou d’une sous-représentation, etc.

Cette indissociabilité entre le moment subjectif de l’identité autoperçue et ces moments objectivés que sont l’identité représentée vers autrui et l’identité réfléchie par autrui, interdit de poser comme première et fondatrice l’autoperception ou, en d’autres termes, l’« identité pour soi », l’« identité sentie ». De même n’y a-t-il pas lieu de privilégier ce qui relèverait du « personnel » par rapport au « social », ou encore de l’« individu » par rapport au « groupe » – voire à « la société », pour emprunter le langage du sens commun.

Tout cela peut paraître bien oiseux à ceux qui n’ont pas de problèmes d’identité, c’est-à-dire pour qui aucune distorsion n’existe entre ces trois moments de soi-même – et sans doute ne comprendront-ils même pas de quoi il est question. En revanche, ceux pour qui autoperception, représentation et désignation ne coïncident pas exactement saisiront parfaitement que la question de l’identité existe bien : « L’identité existe, je l’ai rencontrée – et d’ailleurs, justement, j’allais vous demander : pour mon petit problème d’identité, vous n’auriez pas une solution ? ».

Pas de solution toute faite, non, mais juste un diagnostic, qui aide à mettre des mots sur ce qui fait souffrir, et à redonner un peu de jeu dans ce qui grippe, un peu de maîtrise dans ce qui bloque. Pour résoudre ou, du moins, atténuer un problème d’identité, il faut réduire la distorsion entre autoperception, représentation et désignation.

Reste que « tout le monde n’a pas la chance d’avoir des problèmes d’identité ». Encore faut-il pour cela que les catégories qui organisent le sentiment d’identité (sexe, sexualité, nationalité, profession, religion, ethnie, etc.) posent elles-mêmes problème : peu de risques de crise d’identité professionnelle chez un notaire fils de notaire (sauf accident existentiel), de crise d’identité religieuse chez un catholique de famille catholique dans un pays catholique (sauf à perdre la foi), de crise d’identité nationale chez un Français de parents français (sauf événement politique grave). Or le principal problème qui peut se poser en matière d’identité, c’est la stigmatisation : se voir marginalisé, infériorisé, voire persécuté en raison d’un trait identitaire, est une raison majeure de distorsion entre les moments de soi-même, parce qu’on aura intérêt à produire une représentation de soi suffisamment éloignée de son autoperception pour ne pas risquer une désignation disqualifiante, voire dangereuse ; ou parce qu’une telle désignation amène à la conscience une autoperception jusqu’alors si évidente, si peu interrogée qu’elle était transparente.

Les cas de marquage négatif du statut mettent en évidence l’utilité de distinguer entre ces trois moments du travail identitaire, témoignant de la complexité des conditions nécessaires à la construction d’une cohérence de soi. Celle-ci apparaît alors non comme une condition normale de l’existence, mais comme un privilège ou, lorsqu’il n’est pas donné d’emblée, comme le fruit d’un travail complexe, permettant de maintenir un « sentiment d’identité » relativement vivable, qui ne soit pas sujet à une crise permanente ou définitivement insoluble.

Toute catégorie sociale stigmatisée constitue donc un terrain de prédilection pour les crises d’identité. Pensons aux homosexuels du temps (fort proche voire encore actuel) où l’homosexualité était considérée comme une grave entorse à la morale ; et pensons – bien sûr – aux Juifs.

Ici, me voilà butant une fois de plus sur ce choix cornélien : faut-il écrire « Juifs », comme je viens de le faire, ou « juifs » ? En d’autres termes, s’agit-il là d’une catégorie ethnique (un « ethnonyme ») donc avec majuscule, ou d’une catégorie religieuse, donc avec minuscule ? Ce classique problème typographique est l’indice d’une propriété qui fait des membres de cette catégorie (ne disons pas « communauté », car le mot est piégé, lui aussi) des proies toutes désignées pour les problèmes, voire les crises d’identité : c’est qu’ils peuvent se définir non seulement par leur appartenance à une religion, mais aussi par leur appartenance à un peuple.

Nous le savons tous : il y a plusieurs façons (mais pas une infinité) d’être juif, donc plusieurs raisons de s’autopercevoir, de se représenter ou d’être désigné comme J/juif (d’où, sans doute, notre grande aptitude à la réflexivité). Ce peut-être parce qu’on pratique la religion (on est « israélite ») ; parce qu’on a des parents juifs (enfin, surtout une mère, selon la loi rabbinique) ; parce qu’on a un nom juif (là, c’est le père qui compte) ; parce qu’on est juifs de pères (ou plutôt de mères) en fils depuis la nuit des temps ; parce qu’on pratique les rites juifs (ou du moins les principaux) ; parce qu’on est désigné et (mal)traité comme J/juif (ce fut la thèse, bien fruste décidément, de Sartre dans ses Réflexions sur la question juive ) ; parce qu’on porte kippa ou perruque ; ou encore, tout simplement, parce qu’on se sent juif. L’identité juive, c’est donc ce feuilletage compliqué, rendu problématique non seulement par la stigmatisation ambiante, facteur de distorsion entre les moments de soi-même (distorsion parfois tragique, comme lorsque, pendant la dernière guerre, quelqu’un se découvrait « J/juif » le jour où il était arrêté comme tel), mais aussi par la multiplicité des degrés et des modalités de l’appartenance au judaïsme, marquée par la duplication originelle entre pratique religieuse et appartenance ethnique – duplication que complexifie encore la déclinaison de celle-ci en références culturelles, patronymes, idiomes, inscriptions corporelles, pratiques culinaires et vestimentaires…

Qui dit pire ?

Moi : je dis « il y a pire », lorsque cet embrouillamini identitaire, propre à tout le monde juif, s’aggrave d’une particularité propre à certains : celle de n’avoir qu’un seul parent juif.

Et même là, c’est encore un peu plus compliqué. Car nous connaissons tous la différence entre, d’une part, avoir une mère juive et un père non-juif – dans ce cas, on sera juif pour les Juifs et non-juif pour les non-Juifs (puisqu’on porte un nom non-juif) ; et, d’autre part, avoir un père juif et une mère non-juive - dans ce cas, on sera non-juif pour les Juifs - ou du moins les plus intégristes - (et juif pour les non-Juifs puisqu’on porte un nom juif). Bref : l’on peut être soit un vrai Juif caché, soit un faux Juif désigné comme juif.

Ça a l’air d’une histoire juive, mais je vous jure que ce n’est pas une blague. Un faux Juif désigné comme juif : ce dernier cas est le mien, que je partage avec beaucoup d’autres Juifs de père, mais pas de mère. Un cas qui s’aggrave encore lorsqu’on est une femme, parce qu’il n’y a même pas le marquage corporel de la circoncision pour arrimer l’appartenance identitaire. De sorte que, plus que quiconque, la Juive-de-père est vouée à ne jamais vraiment appartenir, rejetée de l’un et l’autre côté comme n’étant pas-tout-à-fait-des-nôtres.

Faut-il alors s’étonner que j’aie mis aussi longtemps à me sentir et à me dire juive, alors que la question était soigneusement enterrée dans ma famille, où l’on préférait éviter les sujets qui risquent de fâcher ? Et alors que je n’ai pas de religion (ce pourquoi je choisis d’écrire « Juif » avec majuscule), n’ai jamais lu la Bible et ne connais les rituels que par le peu que j’en ai appris à l’âge adulte ?

Et faut-il s’étonner, enfin, que j’aie mis si longtemps à comprendre pourquoi cette question de l’identité, si radicalement mise à l’épreuve par la judéité, a tant occupé mon travail, mon désir de comprendre, mon effort pour penser ?

Notes :

1. Voir Michael POLLAK, L’Expérience concentrationnaire,Paris, Métailié, 1990.

2. Nathalie HEINICH, Être écrivain. Création et identité, Paris,La Découverte, 2000 ; du même auteur, Du peintre à l’artiste, Paris, Éditions de Minuit, 1993 ; du même auteur, Être artiste, Paris, Klincksieck, 1995 ; du même auteur, L’Élite artiste, Paris, Gallimard, 2005 ; du même auteur, États de femme. L’identité féminine dans la fiction occidentale, Paris, Gallimard, 1996.

3. Qu’on me permette de ne pas donner ici de références : elles seraient trop nombreuses, et les collègues concernés m’en voudraient de devoir s’y reconnaître…