Tribune
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Publié le 23 Juillet 2014

Les mots et les maux dans les manifestations pro- palestiniennes

Par Marc Knobel, Historien, Directeur des Études du CRIF

Ces derniers temps, il est beaucoup question des manifestations pro-palestiniennes et des militants qui arpentent en long et en large les rues de Paris et de province. Des manifestations ont été interdites après que des évènements gravissimes se soient produits devant deux synagogues, lorsque des activistes ont voulu les investir. Par la suite, le gouvernement a décidé d’interdire deux manifestations, celles de Barbès et de Sarcelles ce qui a provoqué une vraie polémique dans la classe politique. On a entendu ici ou là que les interdictions ne se justifiaient pas et que si ces manifestations avaient eu lieu, elles auraient été encadrées et aucun incident violent n’aurait été à déplorer, ce que nous contestons. 

Combien de manifestations encadrées dégénèrent ici ou là ?  Cependant, au-delà des violences physiques et des dégradations dont il a beaucoup été question ces derniers jours, se pose la question de l’irrationalité des réactions entendues ici ou là par rapport à ce conflit. Expliquons. Il y a là une particularité : tous les conflits du monde ne suscitent pas une telle passion, une telle crispation. Étrangement, le conflit israélo-palestinien semble cristalliser toutes les émotions parce que cette guerre est avant tout une guerre des images et des symboles. Comme toute guerre médiatique, la force des photos laisse des séquelles, qualifiant le type d’agression et l’agresseur présumé. Ce sont les images qui marquent les consciences, ce sont les images qui diabolisent les uns ou les autres. Ce sont ces images qui servent de prétexte. Du moins est-ce en leur nom et à ce qu’elles disent (des violences, de nombreux morts) que des jeunes s’identifient à ceux qu’ils pensent victimes pour frapper ceux qu’ils perçoivent comme bourreaux. Dans les manifestations pro-palestiniennes (en particulier, mais pas exclusivement) s’expriment alors toutes les facettes, des mots et des maux qui interrogent notre société et prouvent que le conflit est en train de s’importer. Prenons un exemple et laissons de côté pour le moment ce qui a pu être dit lors des manifestations qui ont été organisées en juillet 2014. Prenons du recul et tentons d'inscrire l'analyse dans une perspective historique de court terme. Examinons donc ce qu’il en a été d’une manifestation pro palestinienne en 2009 et tirons quelques conclusions provisoires intemporelles.

Les mots et les maux de la manifestation pro palestinienne de janvier 2009 :

La manifestation pro palestinienne du 10 janvier 2009, à Paris, laisse entrevoir la virulence, sinon le déchaînement des manifestants. Les images de cette manifestation ont été  filmées par le site Internet musulman Oumma.com (1). Nous extrayons de ces images quelques extraits symptomatiques et significatifs :

[Au début du reportage, une musique, une sorte de chant (en langue arabe) qui dure quelques secondes. Puis, distinctement, on entend : « Allah, Allah… »

Des manifestants brandissent un immense drapeau palestinien en scandant : « Gaza, Gaza, on est tous avec toi. » Puis, on entend : « Résistance, résistance ! ». Le cri « Crime de guerre » est scandé, suivi de nombreux : « Résistance ! Résistance ! »]

- Hind Khouri, déléguée générale de la Palestine en France est interviewée : « Assez, assez d’aliéner tout un peuple. Israël n’a absolument aucune justification pour commettre des crimes de guerre à Gaza ! »

- Jack Ralite, sénateur PCF au côté de Jean-Luc Mélenchon, déclare : « Israël depuis 67, fait toujours la même chose. Non ! Non ! Non ! Et je tue. Et le monde entier fait semblant de pleurer, range son mouchoir et rentre chez lui. »

- Omar Al Soumi, responsable de Génération Palestine hurle : « Chavez ! Hugo Chavez au Venezuela a expulsé l’ambassadeur d’Israël ! » [Clameur et cris multiples dans le public.]

- E. S., de Zone d’écologie populaire : « Nous disons à tous les Français, à toutes les Françaises, la responsabilité n’est pas seulement devant la télé, elle est active. Demandez à chaque Député, à chaque sénateur, d’agir et de refuser l’accord de coopération entre Israël et l’Union européenne. Aujourd’hui, nous sommes tous solidaires, aujourd’hui nous sommes tous des Palestiniens ! »

[Images du défilé. Quelqu’un crie (avec un haut-parleur) : « Tous ensemble ! », la foule répond : « Résistance », puis « Pour Gaza ! ». À nouveau, on entend distinctement le mot « Résistance ! »]

- Mouloud Aounit, Président du MRAP : « On veut lancer aussi un autre message. C’est qu’il y a une urgence de sortir Israël de cette logique où elle se trouve, c’est-à-dire l’impunité. De massacrer aujourd’hui depuis quinze jours, les populations civiles […]. Il y a non seulement une arrogance, il y a des crimes de guerre dans l’indifférence la plus totale. »

[Mouvement de foule. Un slogan : « Gaza, Gaza on est tous avec toi. »]

Nouvelle musique entraînante en arabe, avec des vues sur la manifestation.

Des gens qui hurlent brandissent des drapeaux palestiniens, des pancartes : une femme tient même deux poupées dans sa main.]

- Monique C., du Collectif féminin pour l’égalité : « [Je veux dire] toute ma solidarité de féministe et de femme, qui va aussi pour les femmes palestiniennes qui tiennent, qui résistent au quotidien depuis 60 ans, et qui aujourd’hui à Gaza notamment, mais aussi en Cisjordanie, vivent dans des conditions épouvantables. Qu’elles continuent et assurent la survie de la culture palestinienne, la transmission des valeurs de ce peuple, son histoire. »

Sur fond d’Internationale, Arlette Laguiller, à la tête d’une délégation de Lutte ouvrière explique : « Je suis là pour que cesse l’agression israélienne sur Gaza. Que tous ces meurtres d’hommes, de femmes et d’enfants cessent immédiatement […]. Quant à la position française, je parlerai seulement de la position des travailleurs de ce pays qui savent que si Israël peut se permettre cela, c’est parce qu’aussi bien Bush que Sarkozy, que toutes les puissances occidentales sont complices. »

[On entend « Israël, assassin ! » « Israël, assassin ».]

- Alain Krivine de la LCR : « Je crois que ce qui est en train de se passer est rare dans l’histoire, où on voit un État au mépris de toutes les décisions internationales qui n’agresse pas des terroristes comme ils disent, mais qui [est] en train de détruire une ville, d’assassiner une population, d’affamer une population ; mais je crois que c’est notre indignation que nous sommes en train de démontrer ici, pour arrêter immédiatement l’agression et permettre enfin au peuple palestinien d’avoir un pays, la liberté et l’indépendance… »

- Annick C., du syndicat Sud : « Nous sommes là aujourd’hui d’abord pour demander et exiger l’arrêt immédiat de l’agression israélienne sur Gaza. Pour demander que ce soit une solution politique et non pas d’une solution militaire et demander qu’il y ait l’arrêt du blocus de Gaza et en tout état de cause, pour redire notre solidarité au peuple palestinien et réaffirmer le droit du peuple palestinien de disposer d’un état de plein exercice. »

[Musique, cette fois lancinante. On voit de très nombreux manifestants, beaucoup d’enfants avec leurs parents, à un moment un panneau surmonté d’une poupée de bébé. Le bébé est coiffé de l’écharpe palestinienne avec la mention : « Israël tue des enfants ». On aperçoit une autre banderole un peu plus loin dans le défilé, celle « d’une autre voix juive ». Puis la caméra montre des gens assis par terre, d’autres brandissant des drapeaux palestiniens.]

- Alain Lipietz, Député européen : « Je suis là au double titre, de Vert et de parlementaire européen. Le Parlement européen a refusé le rehaussement des relations diplomatiques avec Israël, tant qu’Israël ne serait pas revenu dans le droit chemin […]. Malheureusement, il faut bien reconnaître que notre gouvernement qui occupait la présidence du Conseil européen ne veut absolument pas écouter ce discours. On continue à soutenir Israël malgré les crimes que ce gouvernement de transition d’Olmert est en train d’accomplir. Je crois qu’il est très important que tous les peuples d’Europe se dressent pour dire : cela suffit. »

- Cécile Duflot, secrétaire nationale des Verts : « Parce que je pense qu’il est très important d’envoyer deux messages. D’abord, un message de solidarité, aux habitants et habitantes de Gaza qui sont victimes […]. Ensuite, d’appuyer fortement une pression internationale pour défendre l’arrêt immédiat de tous les bombardements et de toutes les actions violentes d’Israël et l’obligation de se réengager dans un processus de paix exigeant que les Palestiniens puissent vivre correctement dans leur État. »

- Lhaj Themi Breze, Président de l’UOIF : « Il ne s’agit pas d’une guerre, parce que la guerre, c’est entre deux armées. Mais d’un génocide, d’un génocide, d’un génocide vraiment, qui s’exerce actuellement contre une population devant tout le monde. »

Quels enseignements pourrions-nous tirer de cette manifestation ?

Ainsi ce reportage montre-t-il incontestablement qu’il existe dans le défilé qui s’ébranle une tension. Elle est palpable et constante tout au long de ce cortège et s’exprime de différentes manières : par des cris, des slogans vengeurs ici ou là. Mais aussi par des gestes : des mains qui se tendent, des poings qui se ferment, des index pointés vers le ciel lorsque la foule hurle en cœur : « Israël assassin ! » ou « Résistance !» « Résistance ! ». Surtout, les uns et les autres et les personnalités politiques ou syndicales s’expriment librement. C’est là que se trouve le plus grand enseignement de ce film, dont on peut souligner les points suivants :

1- Les mots sont très durs. Aucun qualificatif n’est épargné pour parler de cette opération militaire : « génocide » pour Lhaj Themi Breze (mot qu’il répète trois fois). Déshumaniser Israël et le nazifier ? Le mécanisme a si bien fonctionné à Durban… L’UOIF n’avait-elle pas déjà qualifié l’offensive de Gaza de « génocide sans précédent contre la population palestinienne (2)» ? Des propos constamment martelés pour fidéliser ses troupes…

2- Que penser des déclarations enflammées de personnalités telles qu’Alain Krivine, qui va jusqu’à prétendre que la bande de Gaza serait entièrement détruite ? Que la population serait affamée ? Tout cela procède clairement de la même démarche : assimiler les Israéliens à des nazis. Il y a là une part de fantasme et de l’instrumentalisation.

3- Pourtant, ces manifestations de soutien à la cause palestinienne ou d’hostilité à la politique israélienne sont normales dans un pays démocratique. Chacun peut exprimer ce qu’il ressent, mais il conviendrait de le faire avec de la retenue, sinon cela peut desservir la cause que l’on prétend défendre.

4- En revanche, les débordements qui consistent à défiler sous les drapeaux du Hamas du Hezbollah et avec des maquettes Qassam doivent-ils être tolérés ? Que dire par ailleurs de hurlements et des cris et de la violence verbale qui est gratuite et inutile ? Conforte-t-elle la compassion que l’on peut avoir pour les Palestiniens ou la désapprobation devant l’opération israélienne ? Ne veut-on pas aller plus loin, et renforcer une détestation sans nom et sans fin d’Israël ?

5- Enfin, n’est-il pas surprenant de voir que des responsables politiques, des syndicalistes, des enseignants et des militants associatifs et laïcs, manifestent aux côtés d’islamistes ?

Rappelons ici que le poids des images avait été mis en cause par de jeunes responsables associatifs dès l’année 2000, comme Ali Rahmi, animateur de l’association Rencontres et Dialogue, à Roubaix, qui condamnait déjà à l’époque « fermement ces actes impardonnables ». Lallaoui ne coupait pas les cheveux en quatre : « Nous qui nous battons depuis des années contre le racisme, nous qui avons souffert, nous entendons des paroles inadmissibles dans certaines associations et à leur périphérie. L’émotion suscitée par certaines images ne justifie aucun dérapage. Nous nous devons de nommer les choses. Évidemment ces dérapages sont ultra-minoritaires, mais si nous, militants, ne disons rien, c’est un message que nous envoyons aux groupes les plus organisés, qui comprendront “On peut y aller”.

Comme le disait avec justesse Albert Camus : « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ! ».

Notes :

1. Le reportage d’Oumma.com était consultable à l’adresse suivante : http://www.muslimreunion.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=502%3Areportage-manifestation-pour-gaza--100-000-personnes-a-paris--&catid=56%3Aemissionsreportages&Itemid=57&lang=fr.

2. http://oumma.com/L-UOIF-denonce-la-barbarie-de-l.