Tribune
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Publié le 10 Avril 2012

Marine Le Pen, Israël et ses ennemis. Et vous.

Par Jean-Pierre  Bensimon

 

Savez-vous à quel point ils vous ont bernés ?

 

Peu nombreux et dispersé, l’électorat juif français conserve cependant un certain attrait pour les candidats en lice à la présidentielle. Il donne un certificat de « moralement correct » à ceux qui recueillent ses suffrages. Mitterrand s’en était bien servi. En mal de dynamique politique une fois dissipé le« rêve » qu’il avait su distiller en 1981, il put neutraliser ses adversaires de droite en leur lançant dans les jambes le Front national de Jean-Marie Le Pen, présenté comme la réincarnation du péril nazi. L’électorat juif se réjouit beaucoup, croyant identifier grâce à la martingale du président un vrai ami et un vrai ennemi. En fait, l’édile madré bernait les naïfs : il allait participer de façon décisive à la transmutation du terroriste Arafat en un notable d’état débonnaire, et lui sauver la vie à deux reprises. Son meilleur proche, René Bousquet, était un expert en déportation d’enfants juifs. Le second, Roland Dumas, mariait ses fonctions nationales éminentes et une assiduité presque filiale envers un archi antisémite sanguinaire, le syrien Mustapha Tlass.

Pour conjurer l’accusation éventuelle d’antisémitisme alors qu’il s’apprêtait à lancer sa virulente politique arabe, Jacques Chirac reconnut en 1995 la responsabilité de l’état français dans la déportation des Juifs. Il fut adulé comme ami courageux, mais sa compassion pour les Juifs morts inaugurait une agressivité inégalée envers les Juifs vivant dans la fournaise du Moyen-Orient, à partir de 1996. Il espérait obtenir de son antisionisme extrême ce qu’il convoitait plus que tout : l’estime et le soutien des dictatures et théocraties arabes. Il remit dans la foulée les affaires du Moyen-Orient entre les mains de son chaleureux ami Rafic Hariri, par ailleurs vizir de la cour saoudienne. C’est sous le règne de l’ami Chirac que les Juifs français connurent tout à la fois, en écho de l’Intifada palestinienne, des milliers d’agressions antisémites et le feu de la diffamation la plus monstrueuse de l’état hébreu.

 

Tenaillé par de forts sentiments d’insécurité et désorienté par le piétinement obsessionnel de l’image d’Israël, l’électorat juif dans sa diversité mit ensuite ses espoirs dans Nicolas Sarkozy. Les premières saveurs amères ne tardèrent pas. Quelques jours après son élection, le nouveau président proposait le portefeuille des affaires étrangères à l’antisioniste radical Hubert Védrine. C’était l’annonce de la reconduction de la politique moyen-orientale de son prédécesseur, dans un nouvel emballage.

 

Et voilà que de nombreux regards se portent aujourd’hui sur Marine Le Pen. Son discours ferme sur la sécurité, sa dénonciation de l’islam radical et de l’effacement de la République, son opposition à la dilution de la souveraineté nationale, ont un écho réel dans le pays, mais aussi dans un certain électorat juif.

 

Compte tenu des naïvetés passées et pour éviter de mordre trop facilement à de nouveaux hameçons, il n’est pas superflu d’examiner plus précisément où se situe réellement Marine Le Pen sur les sujets qui préoccupent souvent l’électorat juif.

 

Sous la direction de Marine Le Pen, le Front national a-t-il rompu avec sa tradition antisémite ? S’oppose-t-elle réellement à l’islamisation antisémite de la France, illustrée par l’émergence d’un Mohammed Merah ? Est-elle prête à affranchir la relation entre la France et Israël des biais proarabes issus du gaullisme ? Et au-delà des déclarations conjoncturelles, les desseins à long terme de Marine Le Pen sont-ils conformes aux vœux de beaucoup d’électeurs juifs pour la démocratie française ?

 

Dédiabolisation ou « délepénisation » ?

 

Dès son élection à la présidence du FN en janvier 2011, Marine Le Pen mettait en tête de ses priorités la « dédiabolisation », la normalisation de sa formation, seule issue pour étendre le périmètre de ses alliés traditionnels. Elle dut mettre de l’eau dans le vin du FN, modérer le ton des déclarations, arrondir son vocabulaire et argumenter un peu plutôt que vitupérer.

 

Sur le fond, pour coller à l’air du temps, les positions du FN se firent avec elle, moins tranchées sur l’avortement et l’homosexualité. Mais Marine Le Pen devait surtout convaincre qu’elle mettait un point final au racisme, la marque de fabrique de son parti. Comme directrice de campagne de son père pour les présidentielles de 2007, elle avait fait confectionner un jeu d’affiches illustrant la diversité des électeurs potentiels du FN. L’une d’entre elles représentait une jeune maghrébine. Mais sa démarcation soigneusement contrôlée du discours de son père sur la Shoah allait être plus décisive. Elle refusa par exemple que les chambres à gaz aient été un « point de détail », déclarant même au Monde : « Le nazisme fut une abomination. Il m’arrive de regretter de ne pas être née à cette période, pour avoir pu le combattre. »

 

Le passage de la parole à l’acte se résuma à l’exclusion de quelques militants coupables de déclarations antisémites, de fréquentations compromettantes, ou photographiés le bras tendu dans le salut nazi. Il y eut aussi une poignée de main à un ambassadeur israélien, une tentative de voyage dans l’état hébreu et quelques perches tendues aux Juifs français.

 

Tout ce qu’il y a de cosmétique, de minimal, et de formel dans le tournant de la fille du fondateur du FN, saute aux yeux. La composition des cercles dirigeants du FN depuis les débuts et le style de la « percée » qui en a fait un parti redouté, sont des données lourdes et accablantes. Jean-Marie Le Pen a bâti la notoriété de sa formation et cimenté ses rangs en moquant, niant, et ridiculisant sans répit l’indicible douleur de l’histoire récente des Juifs. Il a été l’éditeur des chants et des discours nazis bien des années après leur défaite. Il a soutenu toutes les expressions du négationnisme.

 

Comment quelques déclarations d’apaisement ou sourdement flatteuses pourraient-elles masquer que la « dédiabolisation » n’est qu’une tactique et qu’un vrai changement aurait exigé en lieu et place une « délepénisation »? Une authentique délepénisation devrait amener le FN à rédiger des études sur l’antisémitisme et le racisme dans sa propre doctrine et ses déclarations, à retirer ses responsables impliqués dans cette infamie, et à soumettre systématiquement ses nouveaux membres à des sessions de formation à l’histoire du judaïsme et de l’antisémitisme français.

 

Nous en sommes très loin, d’autant que le naturel revient au galop et que les gens de confiance sont trop rares pour que l’on renonce aux vieilles complicités.

 

D’abord il y a le style. Marine Le Pen reste fidèle à ce goût du décalage sémantique que l’extrême droite a hérité du nazisme. Elle parle de « mondialisme », elle dénonce les « banksters » anglo-saxons de la finance, elle fustige Mme Lagarde, « l’Américaine à passeport français. » Il faut dire qu’Éric Besson en disait autant de Sarkozy avant son départ du PS. On comprend que deux petites semaines après son élection à la tête du FN, Marine Le Pen ait adoré le bal des Burschenschaften, le jour anniversaire de la Shoah. Elle était en compagnie du chef du FPÖ, ce carrefour de l’extrême droite autrichienne, des antisémites et des nostalgiques du nazisme. Elle profitait de l’occasion pour inaugurer son mandat de présidente du FN, en rencontrant à Vienne les frères de toujours de son parti, les dirigeants de plusieurs formations de l’extrême droite européenne ?

 

Elle était dans la marmite où elle est née, dans le milieu de vie où elle a grandi. Le responsable d’une bonne partie de la communication du FN et l’un de ses conseillers de l’ombre est un certain Frédéric Châtillon, ancien président/fondateur  du GUD, le mouvement étudiant d’extrême droite. Ce leader de la droite française la plus radicale est un très ancien ami du général syrien Tlass évoqué plus haut, le bras droit sanguinaire de Hafez el Assad qui a maté Hama au prix de dizaines de milliers de morts en 1982. Tlass est aussi un grand éditeur de littérature antisémite traduite en arabe. Farouche adversaire de l’état juif, Châtillon a amené le GUD sur des positions antisionistes extrêmes. Ami du Hezbollah, il anime aujourd’hui le site Infosyrie de soutien à Bachar el Assad. Il a participé à la manifestation parisienne en faveur du régime syrien en octobre 2011, et face à la vague insurrectionnelle il déclarait à Bachar el Assad en mars 2011 : «  Le lobby sioniste (aux ordres duquel est la presse française) rêve de déstabiliser votre magnifique pays. »

 

Avec un tel ancrage idéologique, incarné par des amis de cette eau, et sans aucun travail de fond, comment donner une autre signification que tactique aux rares propos où Marine Le Pen se démarque des philippiques antisémites de son père ?

 

Les options internationales de Marine Le Pen

 

Si l’on envisage les affaires du monde d’un point de vue occidental, le positionnement de Marine Le Pen est assez paradoxal. Elle exprime son admiration pour Vladimir Poutine « Je ne cache pas que dans une certaine mesure j’admire Vladimir Poutine… » (Kommersant, 13 oct 2011), mais elle exècre l’oncle Sam par tous ses pores ; évoquer les États-Unis la crispe immédiatement. Marine Le Pen est anti américaine jusqu’au bout des ongles, sur tous les sujets. Mais d’où provient cette implacable hostilité? Il y a en France, trois sortes d’antiaméricanisme, bien distinctes. L’anti-américanisme d’inspiration communiste, mais Marine Le Pen est loin du communisme. L’anti-américanisme d’inspiration gaulliste, mais elle en est encore plus loin. Enfin, l’antiaméricanisme nazi et postnazi héritier de l’hostilité obsessive d’Hitler envers les Anglo-saxons, qui finirent par liquider son régime. Comment ne pas rattacher celui de Marine Le Pen à ce dernier courant où elle a baigné toute son existence ?

 

L’admiration pour Poutine et l’exécration de l’oncle Sam se déclinent sur les plus grands problèmes de l’époque.

 

Concernant la Syrie, Marine Le Pen n’a jamais formulé une condamnation claire des massacres perpétrés par Bachar al Assad dans la tourmente du régime. Elle ne se démarque jamais vraiment des engagements de Frédéric Châtillon le plus actif des partisans français de la lignée alawite au pouvoir.

 

Sur l’Iran, sujet encore plus crucial, les positions de Marine Le Pen sont en phase avec celles de son père, celles des Russes et des mollahs eux-mêmes. Elle considère que l’Iran a le droit national de définir sa politique de défense, et à ce titre de posséder un armement nucléaire. Elle prétend que l’arme nucléaire est une « arme défensive », et que si les mollahs voulaient l’utiliser ils seraient instantanément vitrifiés par l’Occident.

 

L’Iran nucléaire, un problème? Non. Marine Le Pen fait mine de ne pas reconnaitre l’arc iranien et son pouvoir de déstabilisation de tout le Moyen-Orient. Elle fait mine d’ignorer que la sanctuarisation nucléaire de l’Iran serait la couverture idéale de ses offensives conventionnelles et non conventionnelles, menées directement par ses forces ou à travers les commanditaires qu’il a éparpillés au nord comme au sud de la zone. Elle fait mine d’ignorer que la bombe iranienne serait suivie des bombes turque, égyptienne, saoudienne… Elle néglige aussi que la position d’Israël, sous menace conventionnelle et nucléaire combinée, serait immédiatement intenable. En un mot, voilà Marine Le Pen alignée de facto sur l’axe Iran/Syrie/Russie, et ce n’est pas par hasard.

 

Il suffit pour le comprendre d’étudier la nature des relations entre les dictatures arabo-musulmanes et l’extrême droite européenne. Faute de base populaire et d’ancrage dans l’élite bureaucratique et économique, l’extrême droite a toujours trouvé des moyens de financement auprès des pays arabes qui avaient reçu et intégré les nazis en fuite après la guerre. En échange de l’argent des Arabes, l’extrême droite leur offre son anti-américanisme, son antisémitisme et surtout son antisionisme radical. Elle leur garantit aussi une complaisance à toute épreuve pour les régimes en place, quels que soient leurs forfaits. Les relations entre Châtillon et la Syrie ressemblent à s’y méprendre à celles qu’entretenait le clan Le Pen avec Saddam Hussein. Le modèle dans lequel s’inscrit Marine Le Pen demeure donc celui des extrêmes droites européennes antisémites d’après guerre, - pro arabisme antisémite contre espèces sonnantes et trébuchantes - celui qu’elle a hérité de son père. L’admiration pour Poutine, la complaisance contre vents et marées envers les el Assad de Syrie et les mollahs d’Iran, la détestation de l’Amérique, tout cela est en pleine cohérence avec le modèle extrémiste, mais en contradiction frontale avec les intérêts essentiels de l’Occident, de l’Europe et bien sûr d’Israël.

 

Marine Le Pen et Israël

 

L’établissement de bons rapports avec Israël est un objectif important de la stratégie de dédiabolisation du FN, le certificat de sa rupture avec le racisme antisémite tant reproché à sa formation. Marine Le Pen a vainement essayé d’obtenir de Jérusalem une invitation officielle, mais seul son compagnon a pu s’y rendre en simple touriste. Sous son égide, le FN parle très peu d’Israël et ne s’associe pas au concert antisioniste français. Dédiabolisation. Mais quand on gratte un peu ce silence calculé, on découvre un antagonisme retenu, mais irréductible.

 

Les positions du FN légitimant l’arme nucléaire iranienne constituent le plat principal de l’antisionisme non verbalisé de l’actuelle présidente. Il n’est pas conjoncturel. Déjà, en 2006, à l’ombre de son père, elle refusait de condamner l’infâme « Conférence sur la Shoah » organisée à Téhéran par Mahmoud Ahmadinejad. Aujourd’hui ses positions vis-à-vis d’Israël sont sans équivoque sur le fond :

 

- elle demande l’internationalisation de Jérusalem, au nom des libertés religieuses que justement, la souveraineté israélienne aura été la seule à réellement garantir à tous les cultes ;

 

- pour elle, Israël a le droit de répondre aux attaques, mais en évitant la « disproportion », comme disait Chirac;

 

- elle s’est déclarée favorable à la reconnaissance par l’ONU d’un état palestinien, malgré le consensus occidental désireux de ne pas enterrer toute perspective de règlement négocié. Or l’arc iranien ne veut pas de négociations.

 

Marine Le Pen sait aussi cultiver un grand silence : nulle réaction quand le sud d’Israël est criblé de fusées Kassam qui mettent des centaines de milliers de personnes dans des abris des jours durant ; nulle réaction non plus quand les Fogel, une famille israélienne de cinq personnes dont trois enfants est égorgée de nuit par des « résistants », le bébé décapité. Pas d’indignation non plus quand les exécuteurs palestiniens regrettent publiquement de n’avoir pas vu deux autres enfants qui dormaient. Silence toujours, devant les promesses d’anéantissement d’Ahmadinejad, du Hezbollah ou du Hamas.

 

Marine Le Pen réalise l’exploit de feindre un rapprochement avec Israël au nom de la dédiabolisation à laquelle elle tient, tout en couvrant activement les projets de ceux qui ont juré de le « rayer de la carte ».

 

Marine Le Pen et l’avenir de la démocratie française

 

Les thèmes « porteurs » de Marine Le Pen sont la dénonciation du « mondialisme » et des périls de « l’immigration/islamisation ». Ces deux thèmes rejoignent les sentiments de désespoir d’une bonne partie des Français face aux risques sur leur sécurité et leur survie économique au quotidien. Marine Le Pen a su identifier ce désespoir, en donner une interprétation et désigner des coupables. À travers les solutions qu’elle propose et la fermeté qu’elle affiche, elle a donc conquis un capital de confiance au sein du peuple français.

 

Or tout au long de sa longue campagne présidentielle, elle a ciblé Nicolas Sarkozy, avec tout son pouvoir rhétorique et sa force de conviction. Elle l’a fait en sachant qu’en toute hypothèse le succès de son option ne pouvait aboutir qu’à un seul résultat concret, l’élection de François Hollande, qu’elle soit ou non présente au second tout. Le vote FN est mécaniquement un vote Hollande.

 

Quant aux résultats, la campagne de Marine Le Pen n’est rien d’autre qu’une campagne pour Hollande au pouvoir et une droite en miettes. Et elle sait parfaitement que le programme de Hollande consiste en un maintien du fameux « mondialisme » et en une tolérance pour « l’immigration/islamisation », égalée seulement par les Verts et Mélenchon. Si l’on en croit son analyse des maux de la France, en donnant l’Élysée à Hollande elle accepte sans ciller que les drames et turpitudes vécus par les Français s’aggravent, puisque sous la baguette de ce dernier il y aura encore plus de mondialisme, et plus d’immigration-islamisation.

 

Marine Le Pen ment donc en permanence aux Français. Son objectif n’est pas de faire vraiment reculer la concurrence déloyale des pays émergents ou de contrôler les flux migratoires. Elle veut d’abord provoquer dans la droite un cataclysme qui ferait de son parti le seul axe solide de recomposition. Son succès équivaudrait donc, au sein de la droite française, à une poussée majeure du courant anti anglo-saxon, antisémite et pro arabe au détriment de la droite keynésienne incarnée par Sarkozy et ses prédécesseurs. Est-ce vraiment l’option de l’électorat juif sensible à la petite musique de la fille de Jean-Marie Le Pen ?