Tribune
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Publié le 26 Mars 2014

Mohamed Merah, le tumulte et le silence

Tribune d’Eric Marty, publiée dans le hors série des Études du  CRIF anniversaire des 70ans du CRIF

Le CRIF a publié un recueil de textes en hommage au 70e anniversaire du  CRIF, qui a été offert aux invités lors du 29e Dîner de l’institution. Ce recueil est composé de trente articles rédigés par des intellectuels, écrivains, journalistes, sociologues, philosophes... Nous reproduisons ci-après le 17e article de ce recueil : la tribune d’Eric Marty, Professeur de littérature française contemporaine à l’université Paris VII-Denis Diderot, membre de l’Institut Universitaire de France. Nous publierons par la suite l’ensemble de ces textes.

Marc Knobel, Directeur des Études du CRIF

Personne n’est sans doute en mesure de penser le silence qui entoure, hante et habite l’événement que constituent les assassinats de Toulouse, et principalement ceux des trois enfants juifs de l’école Ozar Hatorah le 19 mars 2012. Silence qui est tout aussi bien celui de la prudence, de la peur, de la lâcheté, de la sagesse, de la tristesse extrême, de la dénégation ou de la résignation.

Pourtant, ce silence, malgré sa complexité, repose sur un acte unique de langage (car c’est toujours le langage qui est la source du silence), et dont l’opérateur évident est la substitution. Aux morts, on a substitué la figure écran du meurtrier. Et cela au point d’effacer la mémoire, voire l’existence même des victimes. Que disent les noms d’Arieh (5 ans) et de Gabriel (4 ans) Sandler, ou celui de Myriam Monsenego (8 ans), poursuivie dans la cour de l’école, assassinée d’une balle dans la tête, tandis qu’on l’immobilisait en la saisissant par les cheveux ? Que disent ces noms face à celui que nous avons tous à l’esprit, Mohamed Merah ? Silence donc d’autant plus terrible qu’il éloigne de notre mémoire ceux à qui il faudrait penser et inscrit à la place l’obsession malsaine de l’assassin et de son image.

Cette substitution est fascinante. Elle a probablement pour point de départ la diffusion presque immédiate – dès le 22 mars – à la télévision d’une vidéo le mettant en scène lors d’un rodéo, dans un terrain vague, surgissant d’une voiture, dans le soleil et la poussière, avec un sourire éclatant de toute puissance. À l’événement s’est substitué le discours du pur fantasme dont cette image troublante a sans doute eu fonction d’amorce et de support. Ce que l’on a consommé alors, c’est l’image du meurtrier, dévoilée sous la forme parfaite du mythe : meurtrier solaire, lumineux, sauvage.

Simultanément à cette prise de pouvoir de la mimésis sur l’événement s’opérait l’autoeffacement de toute image du côté juif. Au lendemain de leur assassinat, les victimes avaient silencieusement disparu, loin de Toulouse, et étaient inhumées à Jérusalem, au cimetière de Har Hamenouhot.

Néanmoins, on le sait, les images des enfants assassinés existent, et même les images de leur mise à mort, puisque le meurtrier possédait une caméra fixée sur son corps, œil divin, enregistrant le sacrifice simultanément à l’acte, et cela dans la grande tradition de la jouissance djihadiste qu’illustre par exemple la vidéo de la décapitation du journaliste juif américain Daniel Pearl au Pakistan, et qui fascinait apparemment Merah en son miroir. Au miroir de l’enregistrement de ses meurtres dont il fit le montage, et qu’il fit parvenir à la chaîne qatari al-Jazeera.

Pourtant, le narcissisme pervers et phallique, constitutif de l’acte djihadiste comme Jean Genet le laisse transparaître dans ses inoubliables portraits de kamikazes palestiniens du Captif amoureux , comble aussi la demande d’images puissantes émanant de notre société du spectacle française. Ce jeu des images a permis le silence politique en transformant les meurtres bien réels qui ont été accomplis en un geste imaginaire. Et c’est seulement par là que la société française a pu accéder à une forme de lâche apaisement sur l’effacement des victimes, mais aussi sur l’effacement de la nature politique de l’acte.

Cet effacement a réuni tout le monde : la police qui, en la personne de Bernard Squarcini, s’est exonérée de toutes ses erreurs en énonçant que le problème était plus médical que politique, ou Jean-Luc Mélenchon pour qui Mohamed Merah n’était qu’un « dégénéré ». Comment pourtant ne pas se souvenir de sa tonitruante colère, quand Jean-Marie Le Pen a cité un poème de Robert Brasillach ? Mélenchon nous renvoyait alors à l’appel de ce dernier, au moment des déportations des Juifs, en 1942, « à ne pas oublier les petits » ? La phrase exacte de Brasillach dans Je suis partout était « Il faut se séparer des Juifs en bloc et ne pas garder les petits ». Mais qu’importe ! Aujourd’hui, la question est moins celle de l’exactitude des propos rapportés que celle du manque de sérieux et de profondeur de cette colère. En effet, par une coïncidence temporelle stupéfiante – et qui n’est sans doute pas une simple coïncidence –, Mohamed Merah, en pénétrant dans l’école Ozar Hatorah, en y assassinant d’abord deux enfants juifs, puis en poursuivant une troisième, en la prenant par les cheveux et en la tuant d’une balle de pistolet en pleine tête, a appliqué à la lettre le mot d’ordre attribué à Brasillach par Jean-Luc Mélenchon quelques semaines auparavant, et qu’il stigmatisait justement : « N’oubliez pas les petits !». Mais rien de tout cela n’est réapparu.

Or je crois que l’amnésie de Jean-Luc Mélenchon – à l’égard de propos qu’il n’avait pourtant tenus que quelques semaines plus tôt – n’est que le symptôme d’un déni extraordinairement profond qui touche, hélas, une grande partie de la classe intellectuelle et politique. Oui, sans doute, ce sont des actes fous, des actes illisibles.

Mais illisibles parce qu’on ne veut pas les lire. Je ne sais si Mohamed Merah est ou non un psychopathe. Je sais seulement que, tel un nazi ou un « collabo » de 1942 abreuvé de propagande antisémite, tuer des enfants juifs n’est en rien un acte de folie pour quelqu’un qui regarde aujourd’hui sur internet les prêches quotidiens de certains imams du Moyen-Orient, puisque les Juifs y sont décrits comme des porcs, des singes, des êtres inférieurs animés d’obscurs desseins contre les musulmans, et qui passent leur temps à tuer, à empoisonner, à corrompre, à torturer, à chercher à asservir l’humanité entière. La charte du Hamas n’incite-t-elle pas à tuer les Juifs et à faire de leur meurtre un acte sacré ? Pour qui baigne dans un tel climat de haine, est-il si anormal de passer à l’acte ? L’idée que l’État israélien est un État criminel est si familière à l’opinion qu’on a pu laisser dire à Leïla Shahid, sans réagir, qu’en tuant des enfants juifs pour venger « les enfants de Gaza », Mohammed Merah n’avait fait qu’assassiner ces derniers une seconde fois, comme si les morts occasionnées par les guerres pouvaient être, un seul instant, comparées aux meurtres délibérés, individuels, intentionnels de Toulouse. Jusque dans la réprobation des meurtres de Merah, régnait le parfum répugnant d’un antisionisme qui légitimait ce qu’il feignait de déplorer.

Pourquoi Mohamed Merah s’est-il rendu à l’école Ozar Hatorah pour y tuer des enfants ? Certains disent que c’est par hasard. Ce serait faute d’avoir trouvé la cible qu’il avait choisie – deux policiers – qu’il se serait rabattu sur une école juive. Peutêtre. Mais est-ce par hasard qu’il a poursuivi dans la cour de l’école sa dernière victime, cette petite fille qu’il a pourchassée pour la tuer au nom des « enfants de Gaza » ? Les psychologues ont sans doute mille idées là-dessus : « fou furieux », « dégénéré », « criminel absurde ». Moi, je dis une chose très simple : Mohammed Merah a tué cette enfant à cause des mensonges, des innombrables et quotidiens mensonges dont Israël est l’objet, à cause des appels au meurtre visant les Juifs… Et tout le reste est littérature.

Enregistrer les meurtres de Mohamed Merah comme réels n’est-ce pas leur donner une réalité ?

N’est-il pas plus simple de les effacer ? N’est-ce pas moins dangereux ? Moins risqué ? Y compris pour les victimes elles-mêmes ? N’est-il pas en leur intérêt d’avoir été victime d’un « dégénéré » plutôt que d’une action antisémite, pensée, désirée, accomplie avec un esprit de système ? Et si, au fond, tout cela n’était que fiction ? L’événement devient alors pur simulacre. « Moi, Mohamed Merah » peut écrire Salim Bachi à la une du Monde des livres.

On retiendra du silence qui entoure les victimes et du tumulte bavard que suscite Mohamed Merah cet étonnant lapsus de la romancière Virginie Despentes qui, dans le compte-rendu d’un roman de politique fiction, écrit à propos de la critique de la justice qui y est faite : « L’enquête qu’il détaille pourrait tout aussi bien évoquer Tarnac1 que l’affaire Merah » (Le Monde du 11 mai 2012). Non, l’équation Tarnac=Merah n’est pas un lapsus, elle est le poncif largement partagé sans lequel le meurtre de trois enfants juifs ne serait pas un crime parfait.

Notes :

1. Il s’agit d’une affaire de sabotage de caténaires de ligne

TGV à Tarnac, en Corrèze, en 2008.