Tribune
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Publié le 12 Mars 2014

Regards croisés de survivants

Edité par Marc Knobel, Chercheur et Directeur des Etudes du CRIF

Charles Baron, rescapé d’Auschwitz et Annick Kayitesi, survivante du génocide des Tutsis : « Répétons jusqu’à l’épuisement le nom de nos disparus. »

Le Rwanda s’apprête à commémorer les 20 ans du génocide des Tutsis. Entre le 7 avril et la mi-juillet 1994, près d’un million de personnes sont mortes assassinées au Rwanda : en moins de trois mois, les trois quarts de la population tutsi ont péri au cours du dernier génocide du XXe siècle. A l’occasion de cette commémoration, le CRIF republie des extraits d’un échange qui avait eu lieu entre Charles Baron, rescapé de la Shoah et Annick Kayitesi, survivante du génocide des Tutsi, dans la revue Sur paroles (1), le magazine de la nouvelle école de journalisme de sciences politiques de Paris avait alors consacré son numéro de juin 2005 à l’héritage d’Auschwitz. 

Les étudiants avaient rencontré les survivants de l’horreur : Henryk Mandelbaum, un des rares rescapés des Sonderkommandos, ces prisonniers chargés par les nazis de sortir les cadavres des chambres à gaz et de les brûler ; Jules Fainzang (88 ans) déporté à Auschwitz et à Buchenwald et qui participe chaque année à des séminaires sur la transmission de l’histoire de la Shoah ; Martha Czerewska, une Polonaise non-juive qui se battait pour la mémoire de son frère Janosz, déporté à Auschwitz parce qu’il était artiste peintre ; Dorotha Rischka qui, tous les matins, se rend dans les camps. Son métier ? Raconter la Shoah aux visiteurs ; Charles Baron, un déporté français membre de la Commission du souvenir du CRIF, qui retourne souvent en Pologne avec des étudiants ou des lycéens et Annick Kayitesi qui est rescapé du génocide des Tutsis.

Les propos avaient été recueillis par Milana Bakhaeva :

Annick Kayitesi : Quand je me suis réveillée hier, sachant qu’on allait à Auschwitz, j’étais terrorisée. Et pourtant je ne m’imaginais pas l’effroi que procure ce lieu. Comment faites-vous pour revenir ici ?

Charles Baron : Ça me rend malade à chaque fois. Mais témoigner est un devoir, une mission envers le passé et l’avenir. Non pas pour que les gens se souviennent d’un vieux monsieur rescapé ou pour les rendre meilleurs. Mais, pour inscrire en eux la mémoire de tous ces enfants morts que je porte en moi, pour que la mémoire de ces petits anges me survive.

Annick Kayitesi : Au Rwanda, dans les cérémonies de rescapés, nous répétons jusqu’à l’épuisement le nom de nos proches disparus. Parce que les oublier, ce serait les tuer une seconde fois. C’est vrai que c’est important… Mais au bout de dix ans, je n’arrive toujours pas à m’habituer à ce vide, et témoigner est une douleur de plus en plus grande…

Charles Baron : (…) Tu ne dépasseras jamais cette souffrance. Mais tu vivras.

Annick Kayitesi : Moi, j’ai l’impression que je me sauve par la haine, la colère. Je suis toujours en colère. Vous semblez si doux, si calme.

Charles Baron : Je lutte avec moi-même. Ne crois pas que je n’éprouve pas de haine. J’ai encore de la haine ? Non pas contre les jeunes Allemands qui n’ont rien à se faire pardonner. Mais contre ceux qui nous ont fait cela. Le pardon n’est pas quelque chose qui se distribue comme cela. Pardonner au nom des morts est impossible. Mais ta haine, tu dois vivre avec, prendre ce qui te fait vivre en elle sans y succomber.

Annick Kayitesi : Je suis heureuse de ce que vous dites sur le pardon. Car, souvent on s’étonne que je ne veuille pas pardonner, que je ne veuille pas parler de réconciliation. Et en ce sens, je suis vraiment chanceuse, car vous nous avez précédés. Je peux apprendre de vous. Les Tutsis peuvent apprendre des Juifs. Vous aviez le même âge que moi lorsque c’est arrivé. Vous êtes déjà passé par là et vous avez reconstitué une famille, vous avez redonné de l’humanité et du sens à votre vie…

Note :

Sur paroles, 117, boulevard Saint-Germain. 75006 - Paris.