Tribune
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Publié le 18 Janvier 2013

Shoah : le Sénat minimise-t-il la responsabilité de l’État belge ?

 

Jeudi 10 janvier 2013 dernier, la commission des affaires institutionnelles du Sénat belge a examiné la proposition de résolution visant à reconnaître la responsabilité des autorités belges dans la persécution des Juifs. Elle a voté un amendement, qui précise que "certaines" et pas "toutes" les autorités ont donné un coup de pouce aux nazis, diversement apprécié.

 

Interview croisée de Joel Kotek, professeur d'histoire à l'Université Libre de Bruxelles, et Philippe Markiewicz, président de la Communauté israélite de Bruxelles.

 

 

OUI pour Joel Kotek, professeur d'histoire à l'Université Libre de Bruxelles

 

L'amendement ajouté n'est pas un détail. Elio Di Rupo a explicitement parlé de faute de l’État belge et le Sénat revient en arrière. Bien sûr, il y a eu de "bons Belges", mais ils ont agi en tant qu'individus. Les autorités agissaient contre le bien des gens qu'elles devaient protéger. Il faut que les leçons de l'histoire soient dites, car les défis de l'acceptation de l'autre restent d'actualité.

 

Les membres de la commission des affaires institutionnelles du Sénat ont examiné, la semaine passée, la proposition de résolution visant à reconnaître la responsabilité des autorités belges dans la persécution des Juifs en Belgique. À l’unanimité, un amendement a été voté, qui précise que ce ne sont pas toutes, mais bien certaines autorités qui ont une responsabilité. Qu’en pensez-vous ?

 

Le texte initial, la "proposition de résolution visant à reconnaître la responsabilité des autorités belges dans la persécution des Juifs en Belgique" déposée notamment par les sénateurs Mahoux, Brotchi et Morael, est un très bon travail. J’ai moi-même participé aux auditions, et j’ai tenu à féliciter le Sénat pour la qualité de ce texte qui s’inscrivait bien dans les travaux du Ceges (Centre d’études et de documentation guerres et société) et à la suite du discours historique du Premier ministre Elio Di Rupo, faisant entrer la Shoah dans l’histoire de Belgique. Cela permettait de clôturer la douleur des Juifs de Belgique, car Elio Di Rupo a été très clair. Il a parlé de faute et de responsabilité de l’État belge. Ce sont les autorités qui étaient en place qui ont abandonné les Juifs à leur sort. Seulement un amendement au texte initial a donc été déposé, la semaine passée, lors d’une réunion à laquelle nous ne participions pas, qui fait l’impasse sur trente années de recherches et sur une déclaration exceptionnelle. Et cela m’attriste de voir que la plus haute autorité de notre pays, le Sénat, va à l’encontre et bien en deçà de l’histoire et des propos du Premier ministre.

 

Parce que les mots “certaines autorités” changent tout ? En quoi est-ce plus qu’une question de mots ?

 

Bien sûr. Cet amendement n’a rien de cosmétique, il est pernicieux. Son auteur, Francis Delpérée, continue à défendre ce que j’appellerais la Belgique de papa. C’est l’image d’une Belgique divisée, où des Belges s’opposent à d’autres Belges. Il veut préserver à tout prix l’image de la Belgique. Il y a des gens comme cela qui ne supportent pas de voir leur pays attaqué même quand il peut l’être. C’est pour cela qu’on parle peu du Congo belge en Belgique et de la famille royale. Bien sûr qu’il y a eu de bons Belges, la question n’est pas là. C’est beaucoup plus compliqué que cela ! Oui, il y a eu des Justes. C’est la raison pour laquelle seul un Juif sur deux a été assassiné pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais ces Justes ont agi en tant qu’individus, puisqu’ils ont pris des risques et c’est ce qui les honore, alors que les autorités communales, les secrétaires généraux, etc. agissaient contre le bien des gens qu’ils étaient censés protéger. C’était peut-être "certaines autorités", mais des autorités qui comptaient ce qui, encore une fois, n’a pas empêché de très nombreux Belges de protéger ceux qui étaient en danger. Je suis personnellement fils d’enfants cachés, donc je ne vous parlerais pas si des Belges n’avaient pas protégé séparément mes deux parents. Mais c’est à titre individuel. De la même manière, le cardinal van Roey n’a rien fait pour sauver les Juifs, ce qui n’a pas empêché mon père d’avoir été caché par des chrétiens. Vous comprenez la nuance ?

 

Selon vous, le Sénat minimise donc la responsabilité des autorités. En quoi est-il capital qu’il revienne sur cette position ?

 

Il n’y a que des signaux forts qui permettent de clôturer un chapitre et les vérités historiques nous disent que, alors que le gouvernement était à Londres, ce sont ceux qui étaient en charge de l’administration de la Belgique qui ont emboîté le pas aux occupants nazis. Or, ces secrétaires généraux, c’était bien l’État belge, l’autorité qui comptait. C’est bien ce qu’a dit Di Rupo, et maintenant on revient en arrière. Alors en quoi est-ce important ? L’histoire de la Shoah sert à mettre en garde la société contre elle-même. Cela signifie que les autorités ont des responsabilités. Que tout fonctionnaire doit agir de manière à ne pas commettre de faute qui pourrait être préjudiciable à des Belges comme à des étrangers, à les protéger. J’estime donc que le Sénat devrait reformuler la proposition. Est-ce possible ? Je n’en sais rien, mais il faut que les leçons de l’histoire (les Juifs ont été abandonnés et un sur deux a été tué) soient dites, car les défis de l’acceptation de l’autre restent d’actualité.

 

NON pour Philippe Markiewicz, président de la Communauté israélite de Bruxelles et vice-président de la Commission nationale de la communauté juive de Belgique pour la restitution et la mémoire.

 

Comme responsable communautaire, il convient de jeter le regard le plus complet possible sur la Shoah. Le vote de la proposition de résolution par le Sénat qui reconnaît la collaboration de certaines autorités complète de manière absolument pas contradictoire les excuses d'Elio Di Rupo mais aussi celles que fit avant lui Guy Verhofstadt à trois reprises.

 

Le Centre communautaire laïc juif, par la double voix de Nicolas Zomersztajn et de Joël Kotek – lire en page 11–, a réagi vivement au vote de la proposition de résolution du Sénat, plus particulièrement à propos de l’adoption unanime d’un amendement de Francis Delpérée estimant, à l’aune des recherches, qu’il ne fallait pas incriminer toutes les autorités belges dans la mise en œuvre de la Shoah. Est-ce vraiment une “interprétation pernicieuse”?

 

Francis Delpérée est un constitutionnaliste et un juriste éminent dont on sait qu’il exige la plus grande précision dans les textes officiels afin que l’on ne puisse pas les interpréter; avec bien d’autres observateurs de la communauté juive, je crois pouvoir dire qu’il n’a pas agi autrement dans ce débat.

 

Il y a eu indéniablement une grande responsabilité d’un nombre important d’autorités belges dans le processus de persécution des Juifs dans notre pays, mais il y a eu aussi des exceptions et des interventions courageuses et il faut donc que nous reconnaissions également le rôle positif de certaines autorités qui ont permis à divers échelons de sauver des Juifs des griffes nazies. Il me revient comme responsable communautaire de le dire honnêtement.

 

Il ne fait pas de doute que beaucoup de ces sauvetages ont été permis grâce à des démarches individuelles, mais il serait malhonnête de ne pas reconnaître que si la moitié des Juifs vivant chez nous ont pu échapper à la barbarie, ils le devaient aussi, pour un grand nombre d’entre eux, à certaines autorités qui n’ont pas voulu suivre les injonctions de l’occupant.

 

Sur son blog, le Centre communautaire laïc juif vous reproche aussi personnellement d’avoir minimisé la participation des autorités belges à la déportation.

 

Manifestement, le Centre communautaire laïcs juif me reproche d’avoir, lors de mon audition devant la commission des affaires institutionnelles, le 17 décembre dernier, évoqué le rôle des Justes, de tous ces Belges qui ont voulu sauver leur prochain. Cela me surprend d’autant plus que cette institution, qui a pu jouer un grand rôle moral dans la société belge grâce à feu David Susskind, ne cessa de marquer ses vives préoccupations pour autrui et manifesta toujours une grande ouverture.

 

Non, je ne minimise pas la collaboration belge et je ne pense pas que le Sénat le fasse non plus. Les sénateurs, par la qualité de leur travail, ont permis au contraire d’apporter une série de précisions dans le débat : oui, le sort des Juifs a été dramatique, mais il y a eu des gens courageux qui leur ont porté secours. La résolution que s’apprête à voter l’assemblée en plénière est d’autant plus importante qu’elle met en garde contre les extrémismes. Tous les extrémismes sont dangereux pour notre démocratie éclairée qu’il nous faut absolument préserver dans l’unité, quelles que soient nos appartenances religieuses ou philosophiques.

 

Qui plus est, c’est une bonne chose que le signal émane du Sénat pour qu’à l’avenir l’on enseigne mieux la Shoah !

 

Selon moi et au vu des auditions auxquelles j’ai personnellement pu assister, les sénateurs ont parfaitement perçu l’ampleur du drame subi par la population juive.

 

Contrairement à d’autres représentants de la communauté juive qui ont dit la même chose que vous, vous avez pourtant aussi été pris à partie par le Centre communautaire laïc juif...

 

C’est regrettable de voir le monde juif se diviser de la sorte face à des ennemis qui n’en demandaient certainement pas autant, mais je dois malheureusement constater que l’agressivité du CCLJ trouve peut-être sa source dans sa non-acceptation de la place du religieux dans la communauté juive, comme si elle était définitivement dérangeante. Il est aussi malheureux que déplorable qu’il le manifeste dans un dossier aussi sacré que celui de la Shoah !

 

Ce l’est aussi doublement parce que, selon nous, plus que jamais, l’avenir de la Belgique réside dans le respect de l’autre, le bien vivre ensemble, et cela, grâce notamment à une meilleure connaissance de notre histoire.

 

"Il ne fait pas de doute que beaucoup de ces sauvetages ont été permis grâce à des démarches individuelles, mais il serait malhonnête de ne pas reconnaître que si la moitié des Juifs vivant chez nous ont pu échapper à la barbarie, ils le devaient aussi, pour un grand nombre d’entre eux, à certaines autorités qui n’ont pas voulu suivre les injonctions de l’occupant."

 

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