Jean-Pierre Allali
À l’heure de la réconciliation Jérusalem-Ankara, retour sur l’histoire des Juifs de Turquie.
C’est à un extraordinaire retournement de situation auquel on a assisté le 10 mars dernier avec la rencontre chaleureuse et fructueuse entre le président de l’État d’Israël, Itshak Herzog, et son homologue turc, Recep Tayyip Erdogan. Qui l’eut cru il y a peu ? L’hymne national israélien l’Hatikva, a retenti dans les salons du palais présidentiel turc tandis qu’au loin, 21 coups de canon étaient tirés. Premier dirigeant israélien à se rendre en Turquie depuis 2008, le président Herzog a déposé une gerbe de fleurs sur la tombe du père de la nation, Mustafa Kemal Ataturk. Tout un symbole !
Et si les deux dirigeants, ont convenu qu’il « faut se mettre d’accord à l’avance sur le fait qu’on ne peut pas être d’accord sur tout », on est en présence d’un véritable virage à 180 degrés dans la relation entre les deux pays, relation jusqu’ici très tendue.
Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 2003, a, au fil des ans, manifesté une hostilité de plus en plus virulente à l'égard d'Israël. En mai 2010, l'affaire du « Mavi Marmara » avec l'abordage par la marine israélienne d'une « flottille pour Gaza » venue de Turquie, n'a pas été sans incidence sur la situation de la communauté juive turque. En 2014 et en 2015, nombre de jeunes Juifs turcs ont quitté par centaines le pays en direction de l'Europe, des États-Unis et d'Israël où vivent plus de 80 000 Juifs originaires de Turquie. Il a fallu attendre juin 2016 pour qu'Israël et la Turquie rétablissent leurs relations diplomatiques. Malheureusement, au même moment, un attentat attribué à Daesh a fait 43 morts et plus de 230 blessés à l'aéroport Ataturk d'Istanbul. À peine rassérénée, la communauté juive, par la voix du Grand rabbin Ytzhak Haliva, s'est déclarée à l’époque de nouveau inquiète tout en se sentant protégée par le gouvernement.
Retour sur l’histoire millénaire des Juifs de Turquie.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire au premier abord, la communauté juive de Turquie n’est pas née avec l’arrivée massive des Juifs séfarades fuyant l’Inquisition et l’Espagne de la très catholique Isabelle et du roi Ferdinand, son époux en 1492. Pour le plus grand profit du sultan Bayazid II (Bajazet) qui se serait alors exclamé : « Ces Espagnols sont fous ! Ils se débarrassent de leurs sujets les plus intéressants qui viennent trouver refuge chez nous. Tout le bénéfice est pour l’Empire ottoman ! ».
L’implantation juive, donc, est plus ancienne que cette arrivée d’Espagne et, par la suite, du Portugal, il y a plus de cinq cents ans. En fait, lors de la destruction du Temple de Jérusalem par les Romains, les Juifs se sont dispersés à travers le monde y compris en Turquie. C’est ainsi que dans la ville de Sarkis, les ruines d’une synagogue attestent d’une présence juive en Turquie en l’an 220 avant notre ère. Par la suite, au Moyen ge, des Juifs venus de Hongrie, de France, de Sicile ou encore de Bavière, se sont installés en Turquie. Lorsqu’ils sont accueillis par Bajazet, les Juifs séfarades, plusieurs dizaines de milliers, se joignent alors à la petite communauté déjà existante.
200 000 Juifs vivaient en Turquie au début du siècle dernier. Une grande partie d’entre eux, pour toutes sortes de raisons, décident de rejoindre la France vers 1920.
À l’aube de la création de l’État d’Israël, on compte environ quatre-vingt mille Juifs dans le pays (Ils étaient exactement 81 872 en 1927, année du premier recensement général de la République turque qui permettait alors l’identification selon la religion, ce qui n’est plus le cas). Entre 1948 et 1952, les plus pauvres d’entre eux et les jeunes idéalistes issus des mouvements de jeunesse, trente-trois mille personnes choisiront l’alyah rejoignant les quelque 7000 Juifs turcs déjà installés en Palestine avant 1948.
Il convient de rappeler ici qu’aux heures sombres de la Shoah, des diplomates turcs se sont honorés, en sauvant des Juifs en danger, au péril de leur vie, tel Salahettin Ülkümen, consul à Rhodes, qui obtiendra la médaille des Justes de Yad Vashem. La Turquie s’est également distinguée en accueillant des centaines d’universitaires allemands dont de nombreux Juifs sur son sol dans les années trente et quarante.
S’il n’existe pas de recensement officiel des Juifs de Turquie, on estime toutefois leur nombre actuel à environ 15 000 âmes vivant essentiellement à Istanbul, Izmir et Ankara. Leur caractéristique essentielle, notée par la plupart des observateurs et des sociologues, est d’être en quelque sorte « invisibles », de ne pas attirer l’attention sur eux, de ne pas faire de vagues.
Car, au fil des ans, des événements douloureux et inquiétants ont marqué les esprits. En juin-juillet 1934, des pillages et des émeutes antijuifs ont eu lieu dans la région de Thrace, à Edirne, Canakkale et Kirklareli. Plus tard, en mai 1941, on décida brusquement l’incorporation des non-musulmans, âgés de 27 à 40 ans, sous les drapeaux. Considérés comme des recrues de second ordre, les malheureux, dont de très nombreux Juifs, regroupés en « bataillons du travail », furent affectés aux tâches les plus ingrates et les plus avilissantes. Un an plus tard, le 11 novembre 1942, une taxe totalement injuste et discriminatoire, le Varlik Vergisi Kanunu fut imposée aux non-Musulmans. Puis il y eut le temps des crimes et des attentats. Deux importants synagogues d’Istanbul, Neve Shalom (22 morts en 1986, attentat revendiqué par le groupe Abou Nidal), dans le quartier de Galata et Beth Israël à Osmanbey, ont été visées. Même scénario en novembre 2003 où l’explosion de deux camionnettes piégées a fait 23 morts et 300 blessés (Attentats attribués à Al Qaïda). Un dentiste juif, Yasef Yahia a été assassiné au seul motif de sa judéité, une voiture piégée a tué Ehoud Seldan, responsable de la sécurité à l’ambassade d’Israël à Ankara, la capitale de la Turquie, des tentatives d’assassinat à la bombe ont visé des personnalités de la communauté juive, des ouvrages au caractère antisémite avéré paraissent régulièrement. La télévision turque ne fut alors pas en reste. Elle diffusa, en octobre 2009, à une heure de grande écoute, une fiction violemment antisioniste.
Quant aux relations entre Israël et la Turquie, elles ont évolué en dents de scie. La Turquie a été le premier pays musulman à reconnaître Israël dès sa création. Elle a été également en son temps le seul pays musulman à avoir signé un accord de coopération militaire avec Israël. Cela n’a pas empêché le rapprochement avec l’Iran d’Ahmadinejad et de ses successeurs, l'annulation de manœuvres militaires conjointes avec Tsahal et les envolées anti-israéliennes comme on l’a dit plus haut, de Recep Tayyip Erdogan, considéré comme un « islamiste modéré ».
En 1989, a été créée la Fondation du Cinquième Centenaire qui a organisé, en 1992, des cérémonies grandioses à travers tout le pays dont chacun garde le souvenir. De nos jours, un Grand rabbin de Turquie est toujours en fonction, le journal Şalom continue de paraître, un somptueux musée du judaïsme accueille les visiteurs, mais la communauté juive de Turquie, par ailleurs touchée par les mariages mixtes, était jusqu’à ces derniers jours, incontestablement inquiète pour son avenir.
Se confiant en novembre 2013 au quotidien turc « Hurryet », le vice-président de l'Association des Juifs de Turquie d'Israël, Nesim Güvenis, déclarait craindre un exode massif. Il faut espérer que la relation nouvelle et prometteuse entre Jérusalem et Ankara finira par donner des résultats tangibles et qu’une nouvelle ère s’ouvre pour le judaïsme de Turquie.
Jean-Pierre Allali
Illustration : Synagogue Neve Shalom d’Istanbul