Jean-Pierre Allali
Histoire, mémoires et représentations des Juifs d'Odessa, Un vieux rêve intime, par Isabelle Némirowski (*)
Le conflit entre la Russie et l’Ukraine a mis en avant ce dernier pays jusqu’ici peu connu des Français. Le travail extraordinaire d’Isabelle Némirovski, docteur de l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO) et Pésidente-fondatrice de l’association « Les Amis d’Odessa », nous permet d’avoir un éclairage exceptionnel sur la ville ukrainienne d’Odessa et sur sa communauté juive.
Dans ce beau livre, on va de découverte en découverte. On apprend, par exemple, qu’avant sa fondation en 1794 par l’Impératrice russe Catherine II, cette ville était une bourgade turque qui répondait au nom de Khadjibeï. Dans l’Antiquité, elle fut habitée par les Cimmériens, les Scythes, les Sarmates et les Grecs. Au XIIIème siècle, elle fut le fief des Oulitchi et des Tivertsy avant d’être conquise par les Tatars. Des Moldaves, des Juifs et des Caraïtes viendront peu après s’ajouter à la population. Avant sa conquête, en 1789, par l’Amiral José de Ribas, des communauté juives sont présentes dans la ville comme en témoignent de nombreuses sépultures. Les guerres successives entre les Russes et les Ottomans vont peu à peu modifier la démographie de la ville que l’on surnomme « Odessa la Métisse » et qui va, d’une certaine manière, être bâtie par deux étrangers, José de Ribas et le hollandais Franz de Volland, ingénieur colonel. C’est un Français qui, plus tard reprendra le flambeau : le duc Armand Emmanuel du Plessis de Richelieu (1766-1822) dit « Le Diouk », Odessite d’honneur qui voudra faire de la ville un « Petit Paris » et, de fait, la capitale de la Nouvelle Russie. Lui succèderont Alexandre Louis Andrault de Langeron puis Mikhaïl Semionovitch Vorontsov. Odessa, c’est bien sûr les 200 marches des escaliers Primosrsky du film culte de Sergueï Eisenstein, « Le cuirassé Potemkine » (1925). C’est aussi le fief du flamboyant bandit juif, Benia Krik, prince des bas-fonds de la Moldavanka cher à Isaac Babel qui nous le décrit dans ses « Contes d’Odessa ». On ne compte plus les célébrités dont le nom, de près ou de loin, est associé à cette cité : les banquiers Ashkénazi et Ephrussi, Mendele Moïkher Sfarim, Ahad-ha-Am, Haïm Nahman Bialik, Cholem Aleikkem, Vladimir Jankélevitch, Vladimir Jabotinsky, Vassili Kandinsky, Simon Doubnov, Joe Dassin, Michel Polnareff, Claude et Jacques Lanzmann, Irène Nemirovsky. Sans oublier Pouchkine, Tolstoï, Gogol, Gorki, Troyat et Sviatoslav Richter.
Malgré les pogromes récurrents dont est victime la communauté juive et la conscription obligatoire (les Cantonistes) sous Nicola Ier, les Juifs d’Odessa connaissent une croissance démographique remarquable. En 1830, la ville compte 40 000 âmes dont trois cents familles juives, venues, pour l’essentiel de Galicie, les Galitsianer ou Juifs de Brody et un grand nombre de Karaïtes et de Juifs rabbanites, les Krimtchaks. Quinze ans plus tard, en 1845, les Juifs représentent 15 % de la population. Et 20 % en 1858. Des dizaines de synagogues ont vu le jour dont la majestueuse synagogue Brody. Les industriels, les négociants et les financiers juifs deviennent des éléments essentiels de la vie économique de la cité. Les Juifs seront aussi des acteurs incontournables dans le monde des arts et de la culture. Qu’on songe, notamment à Yehoudi Menuhin et à David Oïtsrakh. Le pourcentage de Juifs ne cesse d’augmenter 25 % en 1880 et 33 % en 1892. Les pogromes, hélas, vont peu à peu contraindre les Juifs à abandonner leur « Étoile » pour des cieux plus cléments. Entre 1903 et 1914, ils seront 23 646 à rejoindre New-York. Certains fonderont la colonie agricole de New Odessa dans l’Oregon. D’autres New Odessa, Little Odessa, Odessa-Texas. L’Europe et la Palestine recevront elles-aussi, des nombreux Odessistes. On verra naître une « Odessa Ha Ketana ».
La Révolution de 1917 va entraîner une forme de déjudaïsation de la communauté, ce qui n’empêche pas, malgré les départs, de noter une progression démographique : 156 243 âmes soit 36,4 % en 1926 et 201 000 en 1939. Après la Première Guerre mondiale, les deux révolutions, la guerre civile et la terreur stalinienne, Odessa va connaître les affres de la Seconde Guerre mondiale avec les horreurs du nazisme : « Dès le 17 octobre 1941, des milliers de Juifs sont pendus, massacrés à la mitrailleuse ou brûlés vifs en l’espace de quelques jours par des unités de l’armée et de la gendarmerie roumaine. Les Allemands, toutefois ne restent pas totalement en marge des événements ». Les déportations succèdent aux assassinats.
L’Ukraine, 45 millions d’habitants, a déclaré son indépendance le 24 août 1991. Les Juifs ne représentent plus que 3 % de la population mais s’accrochent à la vie avec une vie communautaire active.
« Lebn vi Got in Odess », « Vivre comme Dieu à Odessa », dit un proverbe yiddish. En refermant cette somptueuse étude, le lecteur n’a qu’une pensée : se précipiter vers Odessa, la « Ville-Centaure ». Magnifique !
Jean-Pierre Allali
(*) Préface d’Anne Grynberg, Éditions Honoré Champion, 2022, 440 pages, 50 €
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