Richard Prasquier

Ancien Président du CRIF

Le Billet de Richard Prasquier - Patrick Desbois

20 Juin 2023 | 172 vue(s)
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Claudius Desbois, abatteur de volailles en Bresse était un homme jovial, mais si on lui parlait de la guerre, il se murait dans le silence. Son petit-fils lui demanda pourquoi.                      

Dans notre camp, répond le grand-père, on n’avait ni à manger, ni à boire. Mais pour les autres, c’était bien pire…

Le camp, c’était celui de Rawa Ruska, en Ukraine, camp disciplinaire où Claudius, prisonnier de guerre, avait été envoyé après trois tentatives d’évasion et d’où il était revenu si squelettique que son propre fils ne l’avait pas reconnu à la gare. Les autres, c’étaient les Juifs. Trente ans plus tard, Patrick Desbois saurait pourquoi son grand-père n’avait pas voulu parler.

 

Élevé dans une famille de libre penseurs, devenu prêtre catholique et surnommé Patrick Hakadosh, Patrick le Saint, par un journal israélien, c’est avec la logique du prof de maths qu’il a aussi été, qu’il explique son parcours insolite : celui qui envisage l’existence de Dieu comme une hypothèse raisonnable doit organiser sa vie en concordance, et cela implique d’agir pour le bien. Non pas en tentant de changer le monde mais plus modestement en contribuant à ce qu’il soit un peu meilleur. C’est en fin de compte la notion de réparation du monde mise en pratique.

 

C’est donc logiquement qu’il se teste en partant chez Mère Teresa dans les mouroirs de Calcutta, puis comme enseignant dans une ville de Haute-Volta où il se confronte aux lépreux. Ordonné prêtre, il rencontre l’islamisme radical avec Mgr Claverie, évêque d’Oran, assassiné en 1996 et aujourd’hui béatifié. Collaborateur de Mgr Decourtray à Lyon, puis de Mgr Lustiger à Paris, Patrick Desbois, succédant à d’admirables prédécesseurs, le Père Jean Dujardin et avant lui le père Bernard Dupuy, a été pendant dix-sept ans, de 1999 à 2016, le directeur du SNRJ, le Service national des évêques de France pour les relations avec le judaïsme. Des années où ces relations, à l’époque de Jean-Paul II et de Benoît XVI, prenaient un caractère fraternel quasi miraculeux

 

« Soyez de bons Juifs, cela m’aidera à être un bon chrétien », disait le cardinal Decourtray à une délégation de Juifs de Lyon. Cette phrase, je crois, fut le socle de mon engagement dans le dialogue judéo-chrétien. Elle rendait caduque la synagogue aux yeux bandés de la cathédrale de Strasbourg. Patrick Desbois fut la mise en pratique de cette phrase au quotidien.

 

Ce n’est pas dans des livres qu’il a acquis sa connaissance intime du monde juif. Toujours son approche pragmatique, vivante et approfondie : participer à la vie des Juifs d’aujourd’hui, fréquenter leurs familles, apprendre l’hébreu moderne, passer le diplôme de guide israélien, écouter les leçons de Manitou à Jérusalem et apprendre à Yad Vashem ce qu’avait été la Shoah…

 

C’est là, lors d’un séminaire, que je l’ai rencontré il y a plus de vingt-cinq ans. Nos voyages en Pologne avec l’historien Marcello Pezzetti nous ont notamment conduits à Belzec, ce lieu archétypal de l’extermination réussie : 500 000 morts, un seul témoignage, pas de révolte, pas de trace mémorielle, et à l’époque où nous y allions, des os qui affleuraient à la surface du champ informe quand la terre était gonflée d’eau. Pourtant là aussi il y avait des témoins, je pense à ce prêtre sympathique amateur de photographie qui revenait à Belzec, sa ville natale, pour la période pascale et qui avait été apparemment incommodé par l’odeur qui sortait du camp plus que par sa sinistre origine… Et à quelques kilomètres à peine, de l’autre côté de la frontière ukrainienne, il y avait Rawa Ruska, un autre monde à l’époque, sortant à peine de la chape de plomb communiste…

 

Quand on parle de Patrick Desbois, on pense aujourd’hui à Yahad-In Unum. Le cardinal Lustiger a donné le nom de Yahad-In Unum, – ensemble, en hébreu et en latin – à l’Association que Patrick Desbois incarne et pour laquelle il vient d’être honoré par la République d’Allemagne, prétexte à cette chronique. 

 

L’association ne se limite pas à la recherche de fosses communes : elle effectue notamment dans le Kurdistan irakien un admirable travail, trop peu connu, de resocialisation chez les Yézidis survivants du génocide mené par Daech. Yahad a exploré depuis près de vingt ans les lieux de massacres de Juifs – et parfois de Roms – commis par les nazis en Ukraine, en Russie, en Biélorussie, en Pologne, en Roumanie, en Moldavie, en Lituanie, en Lettonie, en Estonie, en Slovaquie et en Macédoine, a recueilli 8 000 interviews et localisé 2 000 lieux de massacres dont beaucoup n’étaient pas connus ou mal situés. Les règles de la Halakha en matière d’ossements ont été rigoureusement préservées, car le respect dû aux vivants ne se sépare pas du respect dû aux morts.

 

Les voyages, une quinzaine par an avant la pandémie et la guerre en Ukraine, font suite à des recherches approfondies dans les archives en Allemagne. Ils sont longs et difficiles. Il y a vingt ans on n’interrogeait pas des paysans misérables et taiseux, soupçonneux des intentions de l’étranger, comme on interrogeait un Juif français sur ses souvenirs de guerre. Le fait d’être un prêtre catholique dans cette région de l’Ukraine en majorité uniate, c’est-à-dire rattachée à Rome, était un atout exceptionnel. Et les circonstances impliquent une éthique et une pratique de l’entretien qui ne s’improvisent pas pour ne pas braquer les intervenants, tout en obtenant le maximum d’informations.

 

On dit parfois, à tort, que Patrick Desbois a « découvert » la Shoah par balles. C’est évident faux, et il ne l’a jamais prétendu.

 

Ces massacres étaient bien connus des historiens, Babi Yar (dont la représentation à l’époque soviétique a été un exemple de manipulation historique, visant à occulter l’extermination des Juifs pour mettre en valeur celle des opposants au nazisme) était bien connu. Le livre de Christopher Browning sur le bataillon de réserve de police 101 en Pologne (des « hommes ordinaires) date de 1992, mais il y a une distance entre la connaissance académique d’un événement et l’empreinte qu’il laisse dans la conscience populaire et c’est bien à la suite des travaux de Yahad que l’ampleur de ces massacres a été intégrée par le public non spécialisé.

 

Le terme de Shoah par balles, que des puristes ont parfois critiqué comme une dénomination trop « publicitaire » est dû au regretté journaliste Henri Tincq.

Il a l’énorme avantage de montrer que l’extermination des Juifs n’a pas été seulement un crime commis par quelques individus isolés dans le secret des chambres à gaz. Ce fut aussi un crime répété massivement à ciel ouvert, dont le nombre de victimes reste encore mal précisé mais dépasse probablement 1 500 000. À côté des massacres de masse, comme celui de Babi Yar, il y eut l’assassinat de personnes ou de familles isolées et les Allemands se donnaient parfois beaucoup de mal pour aller les chercher sur des routes difficiles. Ce caractère systématique et obsessionnel est la caractéristique essentielle qui distingue la Shoah d’autres génocides. 

Qui dit massacres à ciel ouvert dit témoins et chacun de ceux qui ont vécu dans ces régions savait quel était le sort des Juifs pendant la guerre.

Les tueurs avaient besoin d’une aide logistique (alimentation, transport, garde, récupération d’objets) et ils la trouvaient dans la population. Le terme de témoin recouvre des degrés très divers de participation au crime, entre ceux qui y participaient et en profitaient avec enthousiasme et ceux qui se révoltaient en silence. Il est vain d’espérer que les témoignages retranscrivent l’entière vérité. Ce n’est pas qu’une caractéristique de la Shoah par balles. Dans cette zone grise, il est trop facile de distribuer de bons et de mauvais points. Les témoins sont un miroir de nous-mêmes. 

 

Patrick Desbois, tel qu’il est apparu dans son discours de remerciements à l’Ambassade d’Allemagne, n’est pas aujourd’hui d’humeur optimiste. Les gens, dit-il, ont une infinie capacité à ne s’occuper que de soi et la seule personne qui lui ait véritablement manifesté une inquiétude sur son sort dans l’au-delà fut cet homme obsédé par l’idée qu’il avait été obligé de travailler un dimanche pendant ces massacres…

 

Mais il sait mieux que personne qu’il n’y a pas d’autre solution que de documenter la réalité pour qui veut garder un espoir d’améliorer le monde, lui qui, actuellement, enquête à la demande du gouvernement ukrainien sur les crimes commis cet année par les Russes et qui accumule des témoignages terrifiants sur la barbarie humaine.

 

À chacun de nous de soutenir l’action remarquable de Yahad-in Unum.

 

Richard Prasquier, Président d'honneur du Crif

 

 

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