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Publié le 8 Septembre 2015

Jean Hatzfeld : « Au Rwanda, j’ai compris beaucoup de choses sur le mensonge »

Avec Un papa de sang, l’écrivain et ancien reporter de guerre Jean Hatzfeld signe son cinquième livre en quinze ans sur le génocide rwandais de 1994.

Propos recueillis par Macha Séry, entretien publié dans le Monde le 2 septembre 2015
Pour ce nouvel ouvrage, il a ren­contré des enfants de tueurs et de rescapés. Retour sur une incroyable aventure humaine et littéraire.
Vingt ans après le massacre des Tutsi, une évolution est notable. Les enfants de tueurs commencent à employer le terme de « génocide ». A lire « Un papa de sang », on découvre néanmoins que peu cherchent à ­connaître le détail de ce qui s’est passé et à interroger leurs parents. Y a-t-il là une paralysie de la ­vérité ?
Ce qu’ils savent vraiment reste un mystère. Peut-être tout, en réalité. Il est, en tout cas, plus pratique pour eux d’afficher leur ignorance. C’est compliqué d’avoir un papa tueur. Les enfants sont obligés de nier pour survivre. Ils ont été surpris que je prête attention à leur histoire, à leur vécu. Ils ne pensaient pas que leur avis puisse avoir un quelconque intérêt, encore moins la parole d’enfants de tueurs. On ne les interroge pas là-dessus. Au mieux, on fait comme si on ne savait pas, qu’on ne leur en voulait pas. C’est un lieu commun depuis Hannah Arendt : oui, on peut être un bon père et un tueur de masse. Pour moi, ce livre porte davantage sur les parents que sur le génocide. Qu’est-ce que c’est qu’un papa ou une maman dans une situation extrême, qui dénude tout ? Les enfants de tueurs disent tous qu’ils ne peuvent ni critiquer leur père ni ne pas l’aimer. Il leur a fait le don le plus précieux : la vie.
On a l’impression que les jeunes Hutu et Tutsi cohabitent sans se mélanger…
Au moment du vingtième anniversaire du génocide, j’ai lu quantité de reportages où les jeunes disaient qu’ils tournaient la page, qu’ils allaient refaire ensemble le Rwanda. Je n’y croyais guère. Dans la capitale, Kigali, on peut dissimuler son ethnie. A la campagne, la situation est différente. A une exception près, les jeunes filles tutsi sont catégoriques : elles n’envisagent pas d’épouser un Hutu, elles ne peuvent faire ça à leurs parents. Terribles sont l’héritage et le poids des familles, des deux côtés. Les jeunes Tutsi sont gênés par les louvoiements des Hutu qui prétendent ne pas bien ­savoir ce qu’a fait leur père. Ils ne supportent pas cette ignorance, tandis que les Hutu sont gênés par l’accusation visant leurs parents. Entre eux, ils évitent donc le sujet.
Rescapé d’Auschwitz, Primo Levi (1919-1987), que vous admirez, avait ressenti le besoin de créer une langue neuve pour rendre compte de l’univers concentrationnaire. Avez-vous eu aussi, dans la restitution des ­paroles des Rwandais, des interro­gations d’ordre éthique concernant la formulation des choses ?
Non. Tout est enregistré et retranscrit. Je pense être fidèle à la pensée de ceux qui s’expriment. Jusque-là, je n’ai pas eu besoin d’inventer une seule phrase. Sans la beauté de cette langue, j’aurais peut-être décroché. C’est tellement beau, ces métaphores, ces images, cette précision dans le sens des mots. Tout cela participe à mon plaisir d’écriture. Mon travail consiste à trouver un rythme, des résonances. En ce sens, Un papa de sang a été le plus difficile à construire de mes livres.
Pour tous, j’ai énormément travaillé. Chaque fois que je me rends à Nyamata, au sud de la capitale, Kigali, je pars avec une liste de questions. J’ai lu un nombre incalculable de livres sur la Shoah. Pour Dansle nu de la vie (Seuil, 2000), je me suis effectivement nourri de Primo Levi. Pour Une saison de machettes (Seuil, 2003), un tueur me dit : si on n’avait pas tué, on aurait été punis. Donc il tient le raison­nement : « J’étais un maillon dans une machine infernale, quasiment une victime. » A ce stade de la conversation, je m’arrête là. Je découvre ensuite Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne, de Christopher Browning [Les Belles lettres, 1994]. Ce livre m’a permis de m’interroger sur la culpabilité, la non-culpabilité, la punition, et de me poser d’autres questions dont je n’aurais pas eu l’idée tout seul. Christopher ­Browning ­raconte quelle était la punition infligée à ceux qui refusaient de parti­ciper aux tueries : nettoyer les chiottes. Du coup, je ­retourne voir le tueur et lui ­demande la nature de la punition qu’il encourait : il aurait été privé d’un casier de bières.
Autre exemple d’aller-retour : lorsque Berthe me dit, énervée, qu’elle a cessé de croire en Dieu, je ne percute pas, car je n’ai pas de culture théologique. C’est une fois à Paris que je comprends la force de cette révélation. La fois suivante, à Nyamata, l’idée me vient d’aller revoir d’autres personnes sur le même sujet. Ont-ils douté de Dieu ?... Lire l'intégralité.
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